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À la veille des états généraux du numérique les 9 et 10 mars, Yann Le Pollotec, membre du comité exécutif du PCF, responsable du secteur Révolution numérique précise les orientations poursuivies dans l’organisation de ces rencontres et dissèque les problèmes soulevés par la révolution numérique pour celles et ceux qui aspirent à une transformation progressiste de la société.
Propos recueillis par Léo Purguette

Dans l’agenda de la préparation du congrès figurent les états généraux de la révolution numérique. De quoi s’agit-il ?
Nous tiendrons les 9 et 10 mars l’édition 2018 de cette manifestation sur le thème de « Reprendre le pouvoir ». Il s’agit sur tous les terrains et enjeux de la révolution numérique de disputer le pouvoir au capitalisme, en s’appuyant sur les contradictions qu’elle génère et sur les possibles qu’elle ouvre.
Cette manifestation poursuit trois objectifs :
Le rayonnement du PCF, en montrant que nous sommes à l’offensive et en pointe de la réflexion sur ce terrain. Contrairement aux autres forces politiques qui oscillent entre fascination technophile et effroi technophobe, nous sommes un lieu ouvert de construction d’une véritable pensée politique critique et émancipatrice de la révolution numérique. Au moment où le gouvernement vient d’assassiner le Conseil national du numérique et où les États-Unis remettent en cause la neutralité du Net, il est d’autant plus important de créer de tels lieux de politisation.
Le débat, la confrontation et la construction politique dans un panel mêlant experts, praticiens, syndicalistes et dirigeants du parti, avec un échange interactif avec des militants, des citoyens impliqués ou simplement curieux.
L’éducation populaire : il s’agit aussi de sensibiliser aux enjeux politiques de la révolution numérique et de les rendre intelligibles à tous, avec le concours de celles et ceux, chercheurs comme militants, qui sont les plus en pointe sur ces questions.
Ces états généraux – avec plus d’une douzaine de débats – aborderont tous les grands enjeux de la révolution numérique : l’Intelligence artificielle, les mégadonnées (big data), la transformation numérique des entreprises et des services publics, la chaîne de blocs (blockchain), le transhumanisme, les réseaux sociaux, la neutralité du Net, la lutte contre les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) et les NATU (Netflix, Airbnb, Tesla, Uber), les plateformes coopératives, la question de la propriété intellectuelle, le travail et la robotisation, les jeux vidéo.
Participeront entre autres à ces états généraux : Laurence Allard, Serge Abiteboul, Michel Bauwens (Fondation P2P), Benjamin Bayart, Nicolas Bonnet-Oulaldj, Danièle Bourcier, Ian Brossat, Antonio Casilli, Kevin Poperl (Coopcycle), Isabelle de Almeida, Arthur de Grave (OuiShare), Cécile Dumas, Olivier Ertzscheid, Patrice Flichy, Pierre-Yves Gosset (Framasoft), Jean-Gabriel Ganascia, Fabien Gay, Michel Lallement, Benjamin Loveluck, Isabelle Mathurin, Sylvie Mayer, Jean-Luc Molins (UGICT-CGT), Alain Obadia (Fondation Gabriel-Péri), Sophie Pène, Jacques Priol, Guillaume Roubaud-Quashie, Aymeric Seasseau, Marie-Pierre Vieu, Francis Wurtz, Igor Zamichiei et peut être Yanis Varoufakis sur la question de la blockchain.
Ils se concluront par le lancement d’une importante initiative politique.

« Nous sommes un lieu ouvert de construction d’une véritable pensée politique critique et émancipatrice de la révolution numérique. »

Quel est le point de vue du PCF sur les bitcoins ?
La cryptomonnaie bitcoins est née de l’utopie libertarienne de se passer de banque centrale et donc de dépolitiser totalement la monnaie. Sa réalité est une bulle spéculative et une insoutenabilité écologique puisqu’en 2020 le fonctionnement de la monnaie virtuelle bitcoin impliquera une consommation électrique équivalente à celle du Danemark.
Par contre, la technologie qui est à l’origine du bitcoin, la blockchain, est ambivalente, c’est pourquoi nous aurons, aux états généraux de la révolution numérique, un débat sur la « blockchain, outil de dépérissement de l’État ou utopie libertarienne ? ».
La technologie blockchain permettrait de se passer de tiers de confiance, d’intermédiaire centralisé comme l’État, les banques, les notaires, les plateformes propriétaires ou l’entreprise dans beaucoup de domaines. Certains voient dans la blockchain un outil de dépérissement de l’État et d’émancipation de toutes les institutions centralisées pour aller vers un communisme libertaire, alors que, pour d’autres, il s’agit d’un capitalisme distribué, voire une forme d’arnachocapitalisme.
L’obsession de s’affranchir de tiers de confiance avec la blockchain pose la question politique de la confiance dans la société et de la confiance en la société et ses institutions de l’entreprise à l’État. Il y a derrière cette conception une vision du monde, où le collectif ainsi que le gouvernement démocratique sont considérés comme dangereux et nuisibles, où l’on pense qu’une société parfaite est une société d’individus passant des contrats automatisés par du code informatique : « Le code est la loi. » L’utopie d’un marché universel sans intermédiaire est au centre de cette vision. C’est une forme de « solutionnisme » où on préfère accorder sa confiance aux algorithmes plutôt qu’aux êtres humains.
Comme toute technologie et tout usage de celle-ci, la blockchain est aussi un terrain de lutte. Elle peut aussi être utilisée et développée pour des structures autogestionnaires ou coopératives échappant à l’État comme au marché, y compris dans le cadre de développement d’économie circulaire ou de la gestion démocratique de communs. Des applications éthiques et sociales se développent avec la blockchain. Elle peut contribuer à offrir à certains pays, en ces temps de mondialisation impitoyable et de corruption généralisée, une autre voie que la construction d’un État-nation à l’occidentale. Ainsi, Yanis Varoufakis avait imaginé la mise en place d’un système monétaire parallèle, le FT-coin pour la Grèce.

« Le développement accéléré de la révolution numérique entre en conflit avec les rapports de production existants et leurs incarnations institutionnelles et juridiques, en particulier autour de la question de la propriété. »

En quoi la révolution numérique ouvre-t-elle des brèches dans le capitalisme mondialisé ?
La révolution numérique contemporaine est à la fois l’enfant et un des géniteurs de l’actuelle mondialisation capitaliste. Sans le développement fulgurant du numérique, la finance mondialisée d’aujourd’hui n’aurait pas pu exister, mais inversement ce sont de colossales capitalisations financières qui ont permis le développement mondial des Apple, Microsoft, Google, Amazon, Facebook, Intel, Cisco, Uber…
La révolution numérique est tension permanente entre une polarité émancipatrice fondée sur l’appropriation de la technologie, le libre partage de l’information et des savoirs, les biens communs, l’auto-organisation, l’horizontalité, l’autonomie individuelle et une polarité libertarienne. La révolution numérique suscite une aspiration à l’émancipation qui se heurte en permanence à la réalité aliénante de l’usage du digital dans nos sociétés, en particulier à l’entreprise.
La question des communs est au cœur des contradictions du capitalisme globalisé. En effet, à la fois celui-ci en profite et en fait son moteur de développement, comme le font IBM et Google avec les logiciels libres ou les plateformes privatives qui exploitent l’open data et, dans le même temps, il ne peut s’empêcher de les détruire en tentant de tout privatiser : le vivant, les semences, les algorithmes… et le savoir en général. Ainsi le capitalisme contemporain profondément lié au déploiement de la révolution numérique a un besoin vital d’exploiter les communs pour se développer et, en même temps, il n’a de cesse de vouloir les privatiser, ce qui revient à les détruire.
Marx écrivait : « à un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production (…) avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. »
Or, justement, le développement accéléré de la révolution numérique entre en conflit avec les rapports de production existants et leurs incarnations institutionnelles et juridiques, qu’il s’agisse des organismes internationaux, des États-nations, des entreprises… en particulier autour de la question de la propriété. C’est à partir de cette dynamique de crise que des entreprises de la Silicon Valley entendent s’arroger certaines prérogatives jusque-là dévolues aux États ou aux institutions internationales, et ambitionnent de se substituer au pouvoir politique.

« Si nous sommes effectivement entrés dans une société de l’information, le combat politique pour éviter la privatisation de sa matière première essentielle qu’est la donnée devient primordial. »

La révolution numérique nous met au pied du mur du dépassement de la condition salariale, non pas pour aller vers une société d’« entrepreneurs de soi », comme les chauffeurs Uber esclaves de la dictature du libre marché du capitalisme de plateforme, mais pour construire une société de libres producteurs associés où « le gouvernement des personnes fera place à l’administration des choses » qu’appelaient de leurs vœux Marx et Engels.

Quels nouveaux défis les avancées des sciences et des technologies soulèvent-elles pour les partisans d’une transformation progressiste de la société ?
En se restreignant aux seules sciences et technologies du numérique, il s’agit déjà de nombreux défis démocratiques, sociaux, économiques, culturels, législatifs, éthiques, écologiques. L’un des objectifs des états généraux de la révolution numérique sera de les lister et de co-construire les premières réponses.
À titre d’exemple, je me limiterai à souligner quelques enjeux des mégadonnées.
Prendre toute la dimension de la révolution que constituent les mégadonnées implique une critique sans équivoque de la vision du monde portée par les entreprises de la Silicon Valley et de leurs idéologues, tels que Chris Anderson, qui, dans un éditorial intitulé « The End of Theory: The Data Deluge Makes the Scientific Method Obsolete », affirmait : « La corrélation remplace la recherche des causes, et la science peut progresser sans même avoir recours à des modèles cohérents ou des théories unifiées. » La méthode scientifique ne peut être réduite aux corrélations sur les mégadonnées, en évacuant le principe de causalité et la nécessité de théories.
Cette critique ne doit pas minorer l’apport que constitue pour l’humanité le fait de pouvoir exploiter ces énormes masses de données. C’est en s’appuyant sur une analyse de l’immense masse des données de la Sécurité sociale qu’Irène Frachon a pu se faire entendre sur la réalité de la létalité du Mediator.
Il se développe une exploitation dite prédictive des données afin d’aller au-devant de nos supposés désirs de consommation ou de faire du profilage individuel en matière de justice, d’assurance, de santé, d’emploi, de finance… ce qui n’est pas sans poser d’importantes questions d’éthique et interroge fortement sur les prétendues neutralité et validité des modèles qui déterminent les algorithmes exploitants les mégadonnées.
La croissance des mégadonnées va de pair avec la capacité de quelques grands groupes mondiaux de capter et de s’approprier l’essentiel des données et des métadonnées. Le fait de faire fonctionner les plateformes permettant la collecte des mégadonnées ne doit pas donner droit de propriété sur ces données, d’autant que les plateformes ont souvent bénéficié directement ou indirectement de l’argent public, ne serait-ce qu’en profitant des open data. Les citoyens doivent pouvoir faire valoir leurs droits sur ces données.
Si nous sommes effectivement entrés dans une société de l’information, le combat politique pour éviter la privatisation de sa matière première
essentielle qu’est la donnée devient primordial.

Cause commune n° 4 - mars/avril 2018