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Il est des anniversaires qui se fêtent discrètement, même quand les comptes sont ronds. 2023 marque pourtant le 70e anniversaire d’événements qu’on a peut-être tort d’oublier.
Plongeons dans l’été 1953. Membre du Centre national des indépendants et paysans (avec Pinay, bientôt Giscard…), Joseph Laniel vient d’être élu à la tête d’un gouvernement d’orientation droitière (avec une dominante CNIP et MRP (Bidault, Schumann…)) comptant, en même temps, une belle participation de radicaux (Henri Queuille, vice-président du Conseil, Edgar Faure ministre des Finances et des affaires économiques…) et de figures de l’Union démocratique et socialiste de la Résistance (Mitterrand et Pleven). Le 11 juillet, quelques semaines après son investiture, il fait voter une loi « portant redressement économique et financier » du pays. Dans ce cadre engageant, il sollicite notamment de l’Assemblée nationale des pouvoirs spéciaux pour gouverner par décrets-lois en matière de retraites. Un petit mois plus tard, le projet gouvernemental est rendu public. L’affaire, comme toujours, est assez entortillée et technique mais peut se résumer ainsi : pour l’essentiel des travailleurs de la fonction publique, l’âge de la retraite est reculé de 2 ans, passant de 63 à 65 ans ; pour les salariés des entreprises publiques, c’est l’alignement sur ce régime des fonctionnaires dégradé, ce qui peut revenir à un allongement de 5, 6, 7 ans.

« Entre le 4 et le 25 août 1953, ce sont des millions de travailleurs du secteur public qui sont en grève : ils sont 4 millions à l’apogée du mouvement. »

Marcel Tardy, chef du service économique du Monde, ne voit pas grand-chose à y redire : « un recul de deux ans de la limite d'âge paraît justifié par l'évolution démographique ». Pensez donc ! L’espérance de vie vient de dépasser les 64 ans pour les hommes et les 70 pour les femmes. Et toutes les études annoncent que cette augmentation va se poursuivre ! La justification tombe sous le sens. On vit plus longtemps ; il convient de travailler plus longtemps. Notez, amis de 2022, qu’avec cette belle logique (placer l’âge de la retraite un an après l’espérance de vie des hommes), il faudrait travailler aujourd’hui jusqu’à 81 ans (mais ne le crions pas trop haut, de peur d’être entendu…) – voire, dans une société française moins phallocratique, jusqu’à 87 ans si on s’alignait sur l’espérance de vie des femmes.
Las, la belle raison technocratique n’était pas la chose du monde la mieux partagée en 1953 et s’ensuivit l’un des plus importants mouvements sociaux du siècle passé. Oui, oui, entre le 4 et le 25 août 1953, ce sont des millions de travailleurs du secteur public qui sont en grève : ils sont 4 millions à l’apogée du mouvement. C’est que la retraite n’est jamais une question anodine, elle dit le sens d’une vie, la place que doit y tenir le travail. Elle dit aussi une promesse : quand on travaille, on a une idée de l’âge auquel on doit partir et on organise sa vie aussi avec cette perspective en tête. Et voici qu’on vous annonce tout soudain que ce qu’on vous avait promis n'adviendra pas, alors même que le progrès galope, que la productivité augmente, que le territoire national n’est ni envahi ni pilonné.
Joseph Laniel, martial en diable, a beau tonner à la radio, réquisitionner, invoquer l’État républicain, faire appel à la responsabilité individuelle, dénoncer les malheurs engendrés pour des millions de Français par la grève, rien n’y fait et, en catimini, le président du Conseil devra bien remballer sa contre-réforme.
Pour le plaisir de la formule, on peut rappeler quelques piques de François Mauriac – auxquelles Michel Pigenet, historien de cette mobilisation, fait allusion – décochées dans son fameux « Bloc-notes » à l’endroit de ce Laniel. « Voilà quelqu’un qui ne trompe pas son monde ! Ce président massif, on discerne du premier coup d'œil ce qu'il incarne : il y a du lingot dans cet homme-là. » Allez voir sa photo si vous ne l’avez pas en tête. C’est assez bien trouvé.

« Joseph Laniel, martial en diable, a beau tonner à la radio, réquisitionner, invoquer l’État républicain, faire appel à la responsabilité individuelle, dénoncer les malheurs engendrés pour des millions de Français par la grève, rien n’y fait et, en catimini, le président du Conseil devra bien remballer sa contre-réforme. »

Mais laissons là Laniel et faisons un pas de côté. Plus précisément, parcourons la petite dizaine de kilomètres qui sépare la ville de Laniel, Vimoutiers – commune limitrophe de Camembert (Orne) –, et Livarot (Calvados). En 1953, il y a fort à parier que le pharmacien de la petite ville fromagère se réjouit. Fraîchement devenu maire honoraire après une quinzaine d’années à la tête de la cité, toujours conseiller général du Calvados, Marcel Lescène a le cœur à droite et les racines normandes. Ce doit donc être joie et fierté que de voir le compatriote Laniel accéder à ces hautes responsabilités – même si, comme chacun sait, les rivalités personnelles, à droite, peuvent atteindre une belle intensité, a fortiori quand la proximité géographique permet de se connaître, de se jauger, de se jalouser : on ne se hait bien qu’entre proches, non ? Qu’a-t-il dit et raconté alors à sa fille Marguerite ? Quelle mémoire familiale a été entretenue de cet épisode de tentative de « réforme » normande des retraites ? La recherche l’ignore à ce jour mais il est piquant de noter que la petite-fille de M. Lescène, Élisabeth Borne, semble avoir le raisonnement enfermé dans ce bocage normand des années 1950. Quel destin pour sa réforme néo-laniellienne ? C’est au peuple français d’écrire cette page et, s’il en a la force, le courage et la lucidité, de faire bégayer l’Histoire et la bourgeoisie en menant les enfants de Livarot sur la route de Vimoutiers.

Guillaume Roubaud-Quashie, directeur de Cause commune.

Cause commune32 • janvier/février 2023