Dans quelle condition est-il légitime de faire d’Augustin Thierry, d’un point de vue marxiste, le « père de la lutte des classes » malgré l’apparente opposition entre l’historien libéral français et le philosophe allemand quant au critère d’appartenance à une « classe » ?
Comme l’a rappelé Jean-Numa Ducange dans un article d’un numéro d’Actuel Marx consacré à l’histoire et la lutte des classes (« Marx, le marxisme et le “père de la lutte des classes”, Augustin Thierry »), l’évocation d’Augustin Thierry comme « père de la lutte des classes » est devenue « au vingtième siècle une des formules passe-partout de l’histoire du marxisme ». Auteur de l’Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands (1825), des Lettres sur l’histoire de France (1827), des Récits des temps mérovingiens (1840) ou encore de l’Essai sur l’histoire de la formation et des progrès du tiers état (1853), l’historien libéral aurait, ainsi que l’écrit Marx dans une célèbre lettre à son ami Joseph Weydemeyer, « exposé bien avant [lui] l’évolution historique de cette lutte des classes ». Cette filiation d’Augustin Thierry à Marx a fait l’objet de nombreuses analyses dont l’article de Jean-Numa Ducange propose une synthèse historiographique tout à fait éclairante quant à la part d’invention qui caractérise cette filiation. Cet article propose d’examiner la condition sous laquelle il est théoriquement légitime de faire d’Augustin Thierry, d’un point de vue marxiste, le « père de la lutte des classes », malgré l’apparente opposition entre l’historien libéral français et le philosophe allemand quant au critère d’appartenance à une « classe » : cette condition est d’identifier le renversement que Marx fait subir à la théorie de la conquête de l’historien français – conquête qui structure la « lutte des classes » – pour la remettre sur « ses pieds », c’est-à-dire en affirmant la centralité de la production sur la distribution.
Une différence fondamentale quant au critère d’appartenance à une classe
Sans vouloir entrer dans une analyse philologique minutieuse de l’expression de « lutte des classes » qui a déjà été amplement réalisée (voir tout particulièrement l’Historiographie romantique française de Boris Reizov), un aspect de la dimension problématique de la filiation d’Augustin Thierry à Marx mérite d’être examiné attentivement, à savoir, la raison de l’appartenance à telle ou telle classe. Cette raison diffère profondément chez les deux auteurs au point de compromettre la supposée relation de parenté que Marx évoque. Chez Augustin Thierry, l’appartenance à une classe dérive du fait primitif de la conquête : « Les classes supérieures et inférieures, qui aujourd’hui s’observent avec défiance ou luttent ensemble pour des systèmes d’idées et de gouvernement, ne sont autres, dans plusieurs pays, que les peuples conquérants et les peuples asservis d’une époque antérieure » (Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands). Chez Marx, c’est la propriété des moyens sociaux de production qui détermine l’appartenance à la classe. Pour formuler la différence entre Augustin Thierry et Marx dans les termes que celui-ci utilise dans l’Introduction générale à la critique de l’économie politique (1857), l’appartenance à la classe résulte, pour l’historien français, de la distribution, alors qu’elle procède, pour le philosophe allemand, de la production. Cette différence est fondamentale : si c’est la distribution des richesses, des instruments de production, etc., qui prime – suite à la « conquête » dans le cas d’Augustin Thierry – la production est un phénomène dérivé, ce qui brise le socle de l’analyse marxiste qui, au contraire, fait jouer à la production le rôle de structure sur la base de laquelle s’élèveront les rapports sociaux et les idéologies.
« Cette relation de parenté ne consiste pas pour autant en une identité : le fils renverse l’héritage libéral du père en repensant le rapport de causalité entre distribution et production. »
Le lien entre production et distribution
Une fois reconnue cette différence fondamentale quant au critère d’appartenance à une classe, la filiation entre Augustin Thierry et Marx s’avère théoriquement problématique. S’il s’agit de définitions différentes de la classe et si le critère d’appartenance à une classe est totalement différent chez l’un et chez l’autre, il n’y a pas de raisons pour qu’Augustin Thierry soit considéré comme le « père de la lutte des classes ». Faut-il alors concevoir la filiation entre Augustin Thierry et Marx comme une pure invention ? Ce pourrait être le cas s’il n’y avait pas de lien essentiel entre distribution et production dans la pensée de Marx. Or, au contraire, il y a chez le philosophe allemand une relation profonde entre production et distribution qui ne constituent en aucun cas deux sphères autonomes. C’est justement en raison du lien entre distribution et production qu’il est légitime, pour l’auteur du Capital, de faire de l’historien libéral le père de la lutte des classes. Marx « renverse » la définition de la classe selon Augustin Thierry. Le point est d’importance, la conception de Marx ne nie pas celle de Thierry mais la retourne : « Les modes et les rapports de distribution apparaissent comme l’envers des agents de production » (Introduction générale à la critique de l’économie politique). Ce qui signifie que la distribution (des richesses, des moyens de production) ne doit pas être abstraite de la production et que la distribution issue de la conquête est un produit de la production : ce n’est pas la distribution qui détermine la production mais la production qui détermine la distribution. Il est vrai que la détermination de la distribution par la production ne semble pas fonctionner dans le cas de la conquête : la « prise de terre » conditionne la distribution des richesses qui détermine à son tour la répartition des hommes au sein de la production. Dans l’historiographie d’Augustin Thierry, c’est la relation entre les conquérants francs et les Gallo-Romains qui donne sa structure fondamentale à la lutte opposant, à la veille de la Révolution française, les aristocrates et le tiers état laborieux. Lors de la « conquête », la distribution déterminerait-elle la production ? Tel n’est justement pas le cas chez Marx.
« Augustin Thierry est donc bien le père de la lutte des classes à condition de comprendre que la distribution opérée lors de la “conquête territoriale” à l’origine des États modernes – où les répartitions de richesses, d’honneurs etc. suivent la conquête – n’est que “l’envers” de la production. »
Si L’Idéologie allemande l’avait déjà évoquée, Marx précise en 1857 ce qu’il advient lors des « conquêtes » territoriales : « Dans toutes les conquêtes, il y a trois possibilités. Le peuple conquérant soumet le peuple soumis à son propre mode de production (ce que les Anglais font de nos jours en Irlande et partiellement dans l’Inde) ; ou bien il laisse subsister l’ancien mode de production et se contente d’un tribut (par exemple les Turcs et les Romains) ; ou bien il se produit une interaction, d’où naît une forme nouvelle, une synthèse (particulièrement dans les conquêtes germaniques). Dans tous les cas, le mode de production, celui du peuple conquérant et celui du peuple soumis ou encore celui qui résulte de la fusion des deux, est déterminant pour la nouvelle distribution qui s’opère » (Introduction générale à la critique de l’économie politique). Dans une histoire matérialiste, la distribution des produits n’est en rien une sphère autonome car elle résulte de la distribution entendue au sens large comme « distribution des instruments de production » et « répartition des membres de la société entre les divers genres de la production », distribution elle-même incluse dans le procès de production lui-même. Il en va ainsi lors de la conquête. La distribution des richesses, des instruments de production et des hommes au sein de la société issue de la conquête est déterminée par le mode de production du conquérant et non l’inverse. Même dans le cas de la conquête qui laisse subsister l’ancien mode de production du peuple conquis – dans le cas évoqué par Marx des Turcs et des Romains –, c’est encore le mode de production du conquérant qui rend compte de la pérennité ou de la destruction des anciens rapports de production et de distribution chez le peuple conquis. C’est bien le mode de production du conquérant qui fait du peuple conquis un objet de pillage et qui identifie ce qui chez lui est pillable, transformant ou conservant, en fonction de ce qui va être pillé, les relations distributives chez les vaincus. Les prédateurs du capitalisme mondialisé d’aujourd’hui savent bien, comme le remarquait déjà l’auteur du Manifeste du parti communiste, qu’« une nation qui pratique la spéculation en Bourse, par exemple, ne peut pas être pillée comme une nation de vachers » ! Considérer que l’appartenance à une classe résulte d’une distribution première est donc une représentation inversée du mouvement réel.
Augustin Thierry est donc bien le père de la lutte des classes à condition de comprendre que la distribution opérée lors de la « conquête territoriale » à l’origine des États modernes – où les répartitions de richesses, d’honneurs, etc., suivent la conquête – n’est que « l’envers » de la production. Le critère d’appartenance à la classe chez l’historien français est indéniablement apparenté au critère adopté par Marx. Cette relation de parenté ne consiste pas pour autant en une identité : le fils renverse l’héritage libéral du père en repensant le rapport de causalité entre distribution et production. À la « lutte des classes » abstraite où des conquérants président à la répartition des « instruments de production » et des hommes en « divers genres de la production », Marx, en bon héritier critique, substitue une lutte concrète où la conquête et ses modalités de distribution sont elles-mêmes déterminées par le mode de production. De l’idée d’une lutte des classes dans les Lettres sur l’histoire de France à la formule inaugurale du premier chapitre du Manifeste du parti communiste, la filiation est donc avérée mais elle est « renversante » !
Aurélien Aramini est philosophe. Il est agrégé et docteur en philosophie de l’université de Franche-Comté.
Cause commune n°18 • juillet/août 2020