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Le 16 novembre 2017 sera le jour du tricentenaire de la naissance de D’Alembert. Jean-Pierre Kahane aurait eu à cœur de participer aux cérémonies, colloques, expositions et publications qui marquent cet anniversaire. À 90 ans, il était en effet le président du comité D’Alembert de l’Académie des sciences. Il menait les réunions avec l’enthousiasme d’un jeune homme. J’ai demandé leurs témoignages à trois des principaux acteurs (bien plus jeunes !) de ces travaux historiques et scientifiques, qui ont découvert tardivement Jean-Pierre Kahane... vers ses 80 ans.

Pierre Crépel : Quelques expli­cations pour rendre intelligibles les propos qui suivent. Depuis une vingtaine d’années s’est mis en place un projet d’édition des Œuvres complètes de D’Alembert (1717-1783) : mémoires scientifiques, philosophiques, littéraires, historiques, correspondances, vie académique, contributions à l’Ency­clo­pédie. Soit une cinquantaine de gros volumes chez CNRS-Éditions, dont sept sont sortis et de nombreux autres avancent d’un bon pas, plus une édition numérique exigeante de l’Encyclopédie tout entière (nommée ENCCRE), mise en ligne publiquement le 19 octobre. À cette occasion est sorti un petit livre sur ce grand ouvrage, Oser l’Encyclopédie. Un combat des Lumières (EDP Sciences) et a été inaugurée une exposition à la bibliothèque Mazarine. Au départ, le projet, auquel travaillent plusieurs dizaines de chercheurs de laboratoires divers, a été soutenu et porté par le CNRS, notamment grâce à Catherine Bréchignac, alors directrice de cet organisme (et aujourd’hui secrétaire perpétuelle de l’Académie des sciences). La politique nationale de recherche ayant changé et ne finançant quasiment plus que des projets à court terme, avec la trop fameuse ANR (Agence nationale de la recherche), le CNRS n’a plus sub­ventionné l’initiative que ponctuellement, au coup par coup. L’Académie des sciences a eu l’intelligence de prendre le relais de cette entreprise de longue haleine et a créé en 2013 un comité qui aide, promeut et subventionne les activités du groupe de recherche. Jean-Pierre Kahane en était le président.

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Comment s'est passée votre première rencontre ?

Guillaume Jouve :  C'était au congrès de la Société française d'histoire des sciences et techniques, en mai 2004 à Poitiers, alors que j'étais jeune doctorant. Nous n'avions pas réel­lement eu l'opportunité de discuter mais j’avais pu constater son ouverture d’esprit, sa façon toujours constructive d’aborder n’importe quel problème, même nou­veau pour lui. Notre premier échange a eu lieu à l’occasion de ma soutenance de thèse en juillet 2007. Jean-Pierre Kahane était membre du jury et mes recherches portaient sur un des aspects de l’œuvre de D’Alembert auquel il réfléchissait tout particulièrement, à savoir les équations des cordes vibran­tes, c’est-à-dire des phénomènes on­dulatoires, et leurs liens avec l’étude des fonctions (par exemple les dévelop­pements en série, les harmoniques, etc.). Je me souviens de son esprit aiguisé et exigeant, souvent critique (pour aller au-delà, non pour « criti­quer »), de sa capacité à maîtriser plusieurs siècles d’évolution des connaissances scienti­fiques jusqu’à nos jours. Cela m’a permis d’améliorer grandement les notes des mémoires du tome I des Opuscules mathé­matiques de D’Alembert, dont j’étais l’un des res­ponsables. Parmi ses recom­mandations, ce jour-là, je me souviens aussi qu’il était soucieux de la diffusion des travaux d’histoire des sciences. Il souhaitait que les univer­sitaires dans ce domaine produisent des publications s’adressant à un plus large public de professeurs de mathé­matiques, d’érudits…

Fabrice Ferlin : Je l’ai vu pour la première fois à la thèse de Guillaume, mais nous ne nous sommes pas parlé, je préparais ma thèse sur D’Alembert et l’optique et j’étais surtout à l’écoute. On peut résu­mer ainsi mon sujet. Les lunettes astronomiques, qui sont des combi­naisons de lentilles, donnent des images irisées, déformées ou troublées, surtout lorsqu’on s’éloigne de l’axe optique ; est-il ou non possible, en associant diverses lentilles (au lieu d’une seule) pour former l’objectif de la lunette de compenser ces distorsions et d’obtenir des images nettes et, si oui, comment ? Au XVIIIe siècle, après les écrits (erronés) de Newton à cet égard, le débat a fait rage entre Euler, Dollond, Clairaut, D’Alem­bert... Ce sont ces deux derniers qui avaient raison : la réponse est oui, mais les calculs sont périlleux et mettent en jeu aussi des questions de fond sur les liens entre théories et expériences. Mon travail devait débou­cher sur l’édition critique et commentée du tome III des Opuscules mathé­matiques (qui a paru en novem­bre 2011, ouvrage original en 1764). C’est vraiment en 2012 que j’ai fait sa connais­sance dans le cadre du prix Georges Charpak de l’Académie des sciences.

« Ce n’était pas un homme de querelles, bien au contraire, mais il n’aimait pas les écrits superficiels, le relativisme et encore moins le baratin. »

Pierre Crépel : Je me permets une incise. Comme Jean-Pierre Kahane s’intéressait de près à D’Alembert et soutenait moralement l’édition, nous avions pris l’habitude de lui envoyer les volumes au fur et à mesure de leur parution. Il fut admiratif devant la masse de travail que constituait le volume d’optique. Ce n’était pas un homme de querelles, bien au contraire, mais il n’aimait pas les écrits superficiels, le relativisme et encore moins le baratin. Un jour, début 2012, il me téléphone et me tient à peu près ce langage : « Je viens de lire avec admiration l’édition du tome III des Opuscules sur les lunettes achroma­tiques. Je suppose que tu connais bien ce Fabrice Ferlin, il va au fond des choses, vérifie tout dans les moindres détails, sait en faire ressortir l’essentiel, c’est un travail phénoménal. L’Académie des sciences vient de lancer un grand prix Charpak qui récompense un an sur trois des chercheurs de moins de 35 ans en physique fondamentale, l’année suivante en histoire des sciences, l’année d’après pour des initiatives du type « La main à la pâte » ; on ne se porte pas candidat, c’est un comité de l’académie qui propose. Cette année, c’est l’histoire des sciences, je comp­terais proposer Fabrice Ferlin, sais-tu quel âge il a ? « J’approuvais son juge­ment, mais lui fis remarquer que l’auteur avait largement dépassé 35 ans, qu’il était agent administratif à mi-temps à Saint-Étienne, chercheur bénévole, qu’il avait arrêté ses études dix ans aupa­ravant avec des résultats assez mé­diocres, qu’il n’avait aucun goût pour les prix et les monda­nités, etc. Jean-Pierre Kahane me répondit que rien de cela ne le gênait : « Il est vrai que d’autres candidats ont été suggérés, qui sont plus jeunes, qui ont suivi la voie royale (ENS, etc.), je ne te cache pas qu’il y a peu de chances. Mais envoie-moi quelques arguments. » Un soir, je rentre chez moi, le répondeur clignotait : « Allô. C’est Jean-Pierre Kahane, c’était pour te dire que ça valait le coup de tenter l’impos­sible. Si tu veux en savoir plus, rappelle-moi. » Malgré les curriculum vitae impressionnants des autres candidats potentiels, la décision avait été prise à la quasi-unanimité et sans conflits. C’était tout lui, il avait réglé les détails « intordables », notamment sur l’âge, et cela pour un inconnu.

Fabrice Ferlin : Jean-Pierre Kahane a voulu me téléphoner pour m’annoncer le résultat des délibérations, ce devait être fin février 2012 (c’est fin juin que j’ai été averti officiellement par courrier). En fait, c’est ma mère qui était là. Jean-Pierre Kahane a fait beaucoup de compliments, si bien que, pour couper court, elle a fini par lui dire qu’elle n’y était pour rien. À quoi il a rétorqué : « Les parents y sont toujours un peu pour quelque chose ! » La séance de remise des prix a eu lieu sous la Coupole le 27 novembre, je ne suis pas du tout habitué à ce genre de solennité, j’ai regardé cela avec curiosité, c’était amusant de voir les gardes républicains se mettre au garde-à-vous devant moi, alors que j’étais en jeans et non en habit de cérémonie, avec un gros sac, comme tous les jours. Jean-Pierre Kahane était présent, mais c’étaient le président et les secrétaires de l’Académie qui offi­ciaient et donnaient les médailles après avoir parlé une minute ou deux sur les travaux des différents récipiendaires (car il y a de nombreux prix).

Irène Passeron : Impossible de me souvenir de ma première rencontre, c’est comme si je l’avais toujours connu, com­me s’il avait toujours été là, disponible, bouillonnant d’idées et en même temps extrêmement organisé. D’une fois à l’autre, aux réunions du Comité D’Alem­bert (depuis 2013), il n’oubliait rien et savait à merveille trier l’essentiel du fortuit.

Quel regard avez-vous vu Jean-Pierre Kahane porter sur D’Alembert et pourquoi ?

Guillaume Jouve : Jean-Pierre Kahane s’intéressait particulièrement aux tomes I (1761) et IV (1768) des Opus­cules mathématiques de D’Alembert et, plus spécifiquement, aux mémoires assez tardifs se trouvant dans ces ou­vrages. Il estimait, à mon avis à raison, que ces contributions à l’Analyse avaient été sous-estimées par les historiens qui avaient fait la part belle à Euler. Réé­valuer l’approche de D’Alembert et montrer sa finesse et son bien-fondé étaient justement des objectifs de ma thèse.

Irène Passeron : Une nouvelle édition de la correspondance entre D’Alembert et Joseph-Louis Lagrange (1736-1813) était un travail qui lui tenait à cœur. Que cela soit fait dans un cadre tout neuf, celui des humanités numériques, l’avait tout de suite séduit : mais c’était sans doute le cas pour toute idée qui permettait de mettre la culture et le savoir à portée du plus grand nombre. Il était un vrai soutien pour ENCCRE. Je ne sais pas comment il travaillait avec Catherine Bréchignac, mais c’était simple et efficace. Tandem de choc…

Quel a été son rôle dans le cadre de l’édition des Œuvres complètes ?

Irène Passeron : Le moteur caché ! Complice, avec Catherine Bréchignac, pour porter ce projet un peu fou, où personne ne compte le temps passé et à venir à compulser manuscrits, cons­tructions mathématiques, hypothèses historiques, à décrypter comment la pensée des Lumières s’est forgée.

Guillaume Jouve : D’abord, il a beaucoup œuvré à l’intérieur même de l’Académie des sciences pour soutenir le projet et aider concrètement à sa réalisation. Il était sensible à l’idée de rendre acces­sibles des textes historiques originaux commentés. Dans ses interventions, on voyait également poindre l’idée qu’un processus de réévaluation permanente des travaux de savants du passé à la lumière des connaissances modernes était néces­saire. Bien qu’il ne fût pas de la génération née avec les ordina­teurs et Internet, il était passionné par l’édition électronique d’une partie des œuvres de D’Alembert.

« Il n’oubliait rien et savait à merveille trier l’essentiel du fortuit. »

Avez-vous quelquechose à ajouter ?

Guillaume Jouve : Je pense à notre dernière discussion, le 31 mai à l’Acadé­mie. Jean-Pierre Kahane avait évoqué la nécessité d’une nouvelle édition des œuvres de Joseph Fourier (1768-1830). Les éditions de ce savant sont partielles et datent de plus d’un siècle. Il considérait qu’un regard moderne pourrait mettre en valeur certains aspects ignorés ou méconnus des recherches de Fourier, ce qu’il développait d’ailleurs dans bon nombre de ses conférences.

Fabrice Ferlin : C’était une constante chez lui, de mettre en valeur et de (re)publier de façon minutieuse et péda­gogique les mémoires originaux de savants sous-estimés ou méconnus. Il est intervenu de manière analogue en faveur des œuvres d’Alexis Clairaut (1713-1765), l’un des ennemis intimes de D’Alembert ; il avait insisté à ce propos auprès de moi en 2013, au moment du tricentenaire de ce remar­quable mathématicien.

Irène Passeron : Un homme bon, à la bonne place, toujours, parce qu’il me semble qu’il était toujours prêt à envisager les problèmes sous un jour nouveau. Et il était très respectueux de la personnalité de chacun. Je ne l’ai pas vu souvent, mais chaque fois, j’ai eu l’impression d’apprendre beaucoup, y compris… sur l’intérêt collectif d’une entreprise comme une édition d’œuvres complètes. En fait, il suffit souvent de se demander quelle question il aurait posé pour avancer encore un peu, mieux comprendre ce qui constitue nos cons­tructions intellectuelles, leurs points aveugles et leurs cheminements dont l’imprévisibilité est parfois un peu prévisible. Oui, penser à sa présence qui était si forte parce que si bienveil­lante. Mais ne pas s’arrêter à sa per­sonnalité, passionnante et qu’il savait aussi si bien mettre en retrait pour ne parler que des projets à développer. Comme le disait Condorcet de D’Alem­bert : « Les véritables aïeux d’un hom­me de génie sont les maîtres qui l’ont précédé dans la carrière. »
Ah ! un détail amusant : il voulait abso­lument que l’on prenne contact avec la Maison des Lumières-Denis Diderot à Langres, qu’il avait visitée au cours d’une de ses pérégrinations cette année et il fut très content d’apprendre que c’était déjà fait. On ne pouvait pas rêver mieux : avec Marie Leca, présidente de la Société Diderot, on revenait de Langres où l’on avait organisé une visite très riche de la Maison des Lumières avec son conservateur. Jean-Pierre Kahane était présent partout, on lui rendra un hommage au début du colloque D’Alembert le 14 novembre à l’Académie des sciences. l

Témoignages de Fabrice Ferlin, Guillaume Jouve et Irène Passeron

Fabrice Ferlin est historien des mathématiques. Lauréat du prix Georges-Charpak de l'Académie des sciences (2012), il est docteur de l'université Lyon-1.
Guillaume Jouve est historien des mathématiques. Il est maître de conférences en histoire des mathématiques à l’ESPE Lille - Nord de France.
Irène Passeron est historienne des sciences. Elle est chargée de recherches au CNRS, coordinatrice de l’édition des Œuvres complètes de D’Alembert.
Propos recueillis par Pierre Crépel
Cause commune n° 2 - novembre/décembre 2017