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Bien que centenaire, ce domaine de la physique reste mystérieux pour les étudiants en sciences et encore plus pour le grand public. Nous avons demandé à l’un des auteurs de l’ouvrage collectif, Recherche et éducation en physique à l’époque contemporaine, à Lyon et en France (Vrin, 2020) de nous faire part de leurs travaux didactiques, historiques et critiques en cours.
Entretien avec Fabrice Ferlin

Pouvez-vous présenter rapidement votre groupe de recherche ?
Nous effectuons nos recherches dans le laboratoire S2HEP (Sciences, société, historicité, éducation, pratiques) de l’université Lyon 1, un laboratoire de « sciences humaines et sociales » implanté dans une université orientée essentiellement vers les sciences dites « dures » (physique, mathématiques, biologie, médecine…). En 2013 nous y avons constitué un groupe, Mécanique quantique, avec des personnes d’horizons divers : historiens des sciences, philosophes et physiciens. Nous nous sommes orientés dès le départ vers les problèmes posés par l’enseignement de la physique quantique, du lycée à l’université.

En quelques mots, qu’est-ce que la mécanique quantique ?
C’est la meilleure théorie que nous ayons aujourd’hui pour comprendre et expliquer le comportement de la matière au niveau atomique et pour les particules plus petites qui la composent (protons, électrons, etc.) La mécanique quantique existe depuis près d’un siècle maintenant et ses résultats expérimentaux, autant que ses applications technologiques, sont un véritable succès.

Pourtant la mécanique quantique est réputée pour être incompréhensible. Pourquoi ?
Le monde aux échelles atomique et subatomique, dont nous parle la mécanique quantique, est très différent de celui qu’on perçoit autour de nous. Dans notre monde quotidien, les objets de taille courante, tels que les boules de billard, les planètes, ou même votre grand-mère, sont décrits par les lois de la physique classique. Si on considère par exemple une boule de billard, celle-ci possède plusieurs propriétés qui intéressent le physicien : elle occupe une certaine position dans l’espace, possède une certaine vitesse, etc. Ces propriétés ont à tout moment une valeur bien définie, elles constituent l’état de notre système physique, ici la boule de billard, à un instant donné, et leur évolution est prévisible. Ces idées restent opératoires à peu près jusqu’au niveau de la molécule, mais aux plus petites échelles, cela n’est plus vrai : les objets quantiques peuvent se trouver simultanément dans plusieurs états. Autrement dit, un électron peut être à la fois dans tel endroit et dans tel autre, aller à la fois à une vitesse de 1 000 km/s et à une vitesse de 2 000 km/s. On dit qu’il se trouve dans plusieurs états « superposés ». Cela peut paraître étrange, mais c’est parce que ça l’est effectivement.

« Il nous a semblé qu’il était nécessaire d’adopter des stratégies didactiques pour essayer de donner un sens aux calculs que les étudiants sont obligés de faire. »

On lit souvent qu’« il est impossible de préciser simultanément la position et la vitesse d’un corpuscule » et on appelle cela « le principe d’incertitude de Heisenberg ». Comment rendre cela intuitif ?
Reprenons l’exemple précédent et admettons qu’on cherche à connaître la trajectoire de notre boule de billard. En physique classique, on cherche à connaître la position et la vitesse de l’objet et, pour ce faire, on utilise des instruments de mesure classiques (chronomètre, thermomètre, baromètre, etc.) L’opération de mesure ne fait que révéler la valeur de la propriété que l’objet possède à chaque instant. On sait alors quelle trajectoire il suit. Dans le monde mystérieux de la mécanique quantique, les choses se passent différemment : la mesure force la propriété à prendre une certaine valeur qui, avant cela, n’était pas déterminée. L’électron, on l’a dit, se trouve dans des états superposés : avant d’être mesuré, il est à plusieurs endroits en même temps, mais lorsqu’on mesure, c’est comme si on forçait la particule à se décider et à prendre une valeur déterminée pour sa position. Simplement, il est plus probable qu’on trouve cette particule à certains endroits plutôt qu’à d’autres. Maintenant, si, après avoir mesuré la position de la particule, on cherche à en déterminer la vitesse afin de connaître sa trajectoire, on se heurte à un principe fondamental d’indétermination (mis en évidence par Werner Heisenberg) : en mécanique quantique, la position et la vitesse ne peuvent être toutes les deux parfaitement définies, et même plus on est précis sur la position, moins on peut l’être sur la vitesse (et inversement).

Les étudiants se plaignent souvent que la mécanique quantique qu’on leur enseigne, ce ne sont que des équations et qu’« on n’y voit rien ». Est-ce pour répondre à cela que vous avez écrit des articles de didactique sur le sujet ?
Tout à fait. Comme pour le reste de la physique, l’enseignement de la mécanique quantique passe aujourd’hui essentiellement par l’apprentissage de son formalisme mathématique. En un sens, c’est bien normal puisque la théorie est écrite en langage mathématique. Mais, en plus de cet exposé, il nous a semblé qu’il était nécessaire d’adopter des stratégies didactiques pour essayer de donner un sens aux calculs que les étudiants sont obligés de faire.

« Nous nous sommes notamment intéressés à l’usage didactique de la bande dessinée Le Mystère du monde quantique. »

En effet, puisque la nature et le comportement des objets quantiques heurtent notre expérience ordinaire, cela favorise aujourd’hui encore la formulation d’une multiplicité d’interprétations au sujet de la nature de la réalité physique qu’elle décrit (son « ontologie » pour employer un mot savant). On connaît l’interprétation dite « de Copenhague », très dominante, y compris dans l’enseignement. Selon celle-ci, on ne peut pas savoir réellement ce qui se passe au niveau microscopique (électrons, atomes…), mais accéder seulement à des résultats de mesures, fournis par des appareils macroscopiques qui appartiennent au monde à notre échelle. D’autres scientifiques ont proposé de modifier quelque peu la théorie, ce qui permet, tout en restant en accord avec les résultats expérimentaux, de décrire un monde physique moins « bizarre », moins éloigné de l’expérience ordinaire (on peut penser à la « théorie de l’onde pilote » de Louis de Broglie et David Böhm, par exemple) ; d’autres encore ont proposé l’existence d’une infinité de mondes « parallèles », chacun correspondant à un résultat de mesure possible, etc.
Il y a donc largement de quoi inciter à la réflexion des étudiants, et faire en sorte que la mécanique quantique ne soit pas pour eux un simple formalisme mathématique à employer pour résoudre des exercices et des problèmes, sans se poser la moindre question de fond sur la théorie et sa signification. Nous avons donc écrit plusieurs articles où nous justifions le recours à des récits de fiction comme levier pour se représenter les phénomènes quantiques, inaccessibles à nos sens. Ces récits vont proposer une autre réalité dans laquelle les phénomènes non représentables à notre échelle seront figurés par des substituts graphiques ou narratifs. Nous nous sommes notamment intéressés à l’usage didactique de la bande dessinée Le Mystère du monde quantique, publiée par le physicien français Thibault Damour et le scénariste et dessinateur belge Mathieu Burniat (Dargaud, 2016). Dans celle-ci, la superposition d’états que nous évoquions est représentée graphiquement par la juxtaposition de couleurs. Et dans son roman Isolation (Denoël, 2000), Greg Egan nous introduit au problème de la mesure en mécanique quantique en décrivant un univers réaliste où les étrangetés quantiques s’appliquent aussi aux objets macroscopiques. Parallèlement, ces ouvrages ont été effectivement utilisés en deuxième année de licence de physique à Lyon, dans le cours consacré entre autres à une introduction à la mécanique quantique.

Depuis très longtemps, la mécanique quantique tend à inspirer des auteurs de science-fiction, mais aussi des auteurs d’inspiration mystique. Avez-vous quelque chose à dire par rapport à des risques de détournement ?
Oui, il faut améliorer la façon d’enseigner la physique quantique auprès des étudiants, les faire réfléchir de manière critique, mais aussi procéder à l’ouverture d’une première approche de la physique quantique pour le grand public.
Cette discipline, avec ses interprétations encore ouvertes, offre un bon point de départ pour aborder la question de la formation à l’esprit critique, et cela d’autant plus qu’elle est largement sujette à des surinterprétations et à des dévoiements. Les contradictions apparentes entre ses principes et concepts et les lois de notre monde ordinaire facilitent des détournements dans le sens du fantastique ou de l’irrationnel. Des scientifiques très sérieux n’ont pas hésité à employer des titres très accrocheurs pour certains de leurs ouvrages « grand public » sur le sujet. Certains, y compris parmi les fondateurs de la physique quantique, ont eux-mêmes penché vers des thèses spiritualistes, en mettant par exemple en avant le rôle de la conscience de l’observateur dans le résultat d’une mesure quantique. De tels discours peuvent se comprendre dans le cadre de leur réflexion ; en revanche, présentés hors de leur contexte, ils risquent de cautionner des dévoiements idéologiques ou spiritualistes. Nous avons déjà publié un chapitre de livre sur cette question, et nous prévoyons d’autres travaux. On peut aussi se reporter à l’ouvrage de Richard Monvoisin, Quantox. Mésusages idéologiques de la mécanique quantique (Book-e-book, 2013). 

Fabrice Ferlin est docteur en histoire des sciences. Il est chercheur associé au laboratoire S2HEP, université Lyon 1.

Propos recueillis par Yannis Hausberg.

Cause commune • novembre/décembre 2021