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Terres de Soria
La terre de Soria est aride et froide.
Sur les collines et les sierras pelées,
sur les vertes prairies, sur les coteaux de cendre
le printemps passe
laissant entre les herbes odorantes
ses minuscules pâquerettes blanches.

La terre ne revit pas,
la campagne songe.
Quand arrive avril le flanc du Moncayo
de neige est recouvert ;
le voyageur a le cou et la bouche
enveloppés dans son écharpe
et les bergers passent
revêtus de leurs longues capes.

Champs de Castille (1907-1917),
in Poésies, Gallimard, 1973


Le crime a eu lieu à Grenade
À Federico GarcÍa Lorca
On le vit, avançant au milieu des fusils,
par une longue rue,
sortir dans la campagne froide,
sous les étoiles, au point du jour.
Ils ont tué Federico
quand la lumière apparaissait.
Le peloton de ses bourreaux
n’osa le regarder en face.
Ils avaient tous fermé les yeux ;
ils prient : Dieu même n’y peut rien !
Et mort tomba Federico
– du sang au front, du plomb dans les entrailles
… Apprenez que le crime a eu lieu à Grenade
– pauvre Grenade – sa Grenade …

Poésies de la guerre (1936-1939) id
in Poésies, op. cit.


Sur la tombe d’Antonio Machado (né à Séville en 1875, mort à Collioure en 1939, sur la route de l’exil), des centaines de lettres de lecteurs inconnus ont été déposées, comme celle-ci : « Bien que tu gises,/et que ton corps soit poussière/bien que tu sois sans vie/et que la mort te possède/tu es vivant, Antonio/vivant dans tes poèmes … » ou cette autre : « Je me souviens de toi et je te continue/ Merci pour tout ». Une boîte aux lettres a été apposée à sa tombe en 1989 par la mairie de Collioure.
Aragon a consacré à ce grand poète espagnol un hommage (chanté par Ferrat) : « Machado dort à Collioure/Trois pas suffisent hors d’Espagne/Que le ciel pour lui se fit lourd/Il s’assit dans cette campagne/ Et ferma les yeux pour toujours. »
Les parents d’Antonio Machado s’installent à Madrid à la fin de son enfance. La passion de la littérature, partagée avec un frère aîné, s’empare tôt de lui. Il séjourne avec ce frère à deux reprises à Paris, où il rencontre divers poètes, français et étrangers. Il publie son premier recueil en 1903 (Soledades), contribue à une importante revue littéraire. Il devient professeur de français à Soria (Castille), dont il évoquera souvent, magnifiquement, les paysages austères à « l’âpre mélancolie » ou le peuple misérable (« Petits lopins de terre dure et froide/où pointent le seigle et le blé/qui nous donneront un jour/notre pain noir »). Sa jeune femme y meurt de la tuberculose trois ans après leur mariage. Il enseignera ensuite à Baeza, petite ville d’Andalousie, puis à Ségovie, où il participera à la création de son université populaire, enfin à Madrid. Il publie régulièrement, parfois avec son frère (notamment dans le domaine théâtral). Il est devenu un écrivain reconnu comme le chantre authentique de l’Espagne historique ou populaire, mais garde son allure modeste et provinciale, vêtu d’un « costume noir de notaire » dans la description que fait de lui Neruda. En 1933, c’est la troisième réédition de ses œuvres complètes.
En 1936, il dépasse son humanisme d’homme « bon » pour s’engager totalement du côté des Républicains, du côté de l’« Espagne implacable et rédemptrice », dans sa poésie comme dans de nombreux articles ou discours. En juillet 1937, il assiste au deuxième congrès international d’intellectuels antifascistes pour la défense de la culture à Valence. À ce cheminement correspond une poésie qui évolue du charme simple et prenant du premier recueil, où l’on reconnaît l’influence de Baudelaire, de Verlaine, à une grande parole collective.

Katherine L. Battaiellie

Cause commune n° 25 • septembre/octobre 2021