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Editorial

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L’affaire est entendue : les États-Unis sont le pays du grand capital. Ajoutez les coups d’État contre Mossadegh ou Allende, la guerre du Vietnam, l’actif soutien aux talibans en Afghanistan, aux contras face aux sandinistes, les carnages au Moyen-Orient justifiés par des fioles contenant force poudre de perlimpinpin… Ajoutez – ces choses-là comptent aussi… – la liste des promoteurs bruyants du « modèle américain » : Giscard, Sarkozy, maints patrons et idéologues amateurs de bas salaires et faibles impôts, hier encore une certaine « gauche » gagnée au libéralisme… N’en jetez plus ! Les États-Unis, dans de larges fractions progressistes de notre pays, n’ont pas la cote.
Bien sûr, l’affaire est plus compliquée car, des époux Rosenberg à Mumia Abu Jamal, de Howard Fast à Joan Baez en passant par Paul Robeson ou Angela Davis, bien des figures états-uniennes ont été, en France, au cœur de combats mémorables. Solidarité internationaliste de victimes d’une même classe dominante états-unienne. De là à attendre de ce pays quelque chose de vraiment positif, il y a un pas que, sans doute, peu franchissent parmi les hommes et les femmes de progrès.

« Pièce très politique sur fond d’années SIDA, de capitalisme déchaîné, de nationalisme agressif, l’œuvre résonne fort en 2020, à l’heure où Trump semble être le bégaiement de son lointain prédécesseur. »

Et pourtant, que de merveilles fleurissent sur cette terre contrastée. Se joue ainsi à la Comédie française Angels in America [des anges en Amérique] de Tony Kushner, pièce écrite à la fin des années 1980 et créée outre-Atlantique au tout début de la décennie suivante. Qui est ce dramaturge trop peu connu du grand public sous nos latitudes ? Il se présente lui-même ainsi : « Je suis juif, marxiste et homosexuel. » Tout un programme ! Assez rare, ici, au pays de Cyril Hanouna et d’un antimarxisme sénile qui (entre mille exemples) plaça longtemps notre pays jusqu’au ridicule de ne pas traduire l’une des sommes de l’historiographie de langue anglaise, L’Âge des extrêmes d’Eric Hobsbawm (finalement traduite et publiée en Belgique avec le concours du Monde diplomatique). Le pedigree de l’auteur ne dit toutefois rien de l’œuvre qu’il faut voir et/ou lire. Dans l’Amérique des années Reagan, on croise des personnages contemporains mais aussi des revenants comme Ethel Rosenberg (merveilleusement incarnée par Dominique Blanc, au milieu d’une distribution excellente). Pièce très politique sur fond d’années SIDA, de capitalisme déchaîné, de nationalisme agressif, l’œuvre résonne fort en 2020, à l’heure où Trump semble être le bégaiement de son lointain prédécesseur. Le lien entre les deux présidents est d’ailleurs incarné par l’un des personnages (ayant réellement existé) : Roy Cohn, avocat au rôle déterminant dans l’exécution des époux Rosenberg en 1953, très proche de Reagan, lié au promoteur Fred Trump puis conseiller juridique du fils de ce dernier, Donald… Plus largement, pour citer Pierre Laville, qui signe une traduction remarquable et la préface de l’édition française, on peut parler d’«une tragi-comédie du libéralisme au quotidien, mondialisé, dévastateur, sans issue, tueur d’espoir », d’« un chant prémonitoire de ce que nous avons vécu depuis vingt ans ».

« Peut-on faire de la politique sans théorie, après la chute du mur de Berlin ? Quelle théorie ? Qu’entendre par ce mot et qu’en attendre ? Grandes et salvatrices interrogations qui ne valent pas qu’aux États-Unis… »

Mais la pièce ne nous laisse pas face à ce seul spectacle, elle vient nous interroger sans détour (ni recette) quand surgit Alexis Antédiluvianovich Prelapsarianov [sic], « le plus vieux bolchevik vivant », qui lance : « La Grande Question à laquelle il nous faut répondre est la suivante : sommes-nous condamnés ? […] Et la Doctrine ? Qu’allons-nous faire sans Doctrine ? […] Vous ne pouvez pas vous imaginer, quand nous avons eu accès à nos Grands Classiques pour la première fois, quand dans la nuit sombre et trouble de notre ignorance et de nos terreurs, la semence de nos discours a surgi et a peu à peu diffusé sa clarté, quand, en une Rouge Floraison, cette sublime poussée de sève a donné lieu à la praxis, la vraie praxis, la théorie pure enfin reliée à la vie réelle… […] Non, vous ne pouvez pas vous imaginer. Je pleure sur vous. Que nous proposez-vous à présent et à la place, vous les Enfants Héritiers de cette Théorie ? Des OPA ? Des Cheeseburgers ? Un pâle dérivé boukharinien de Capitalisme fade et élimé ! […] Avortons descendant d’une race de géants ! Changer ? Oui, il nous faut changer, il le faut, mais montrez-moi d’abord votre Nouvelle Théorie pour que je monte sur les barricades […] Montrez-moi les paroles d’où naîtront le monde nouveau, ou alors que l’on se taise tous, à jamais. » Kushner ne donne pas de manuel à suivre ; il pose de fortes questions et les personnages en débattent, sans accord unanime. La pièce se referme ainsi sur une méditation qui, ici, ne paraîtra pas vaine, sur le couple théorie et politique. Peut-on faire de la politique sans théorie, après la chute du mur de Berlin ? Quelle théorie ? Qu’entendre par ce mot et qu’en attendre ? Grandes et salvatrices interrogations qui ne valent pas qu’aux États-Unis…
Qu’il est triste – et tristement révélateur – d’entendre à la radio française Charles Dantzig descendre en flammes la juste mise en scène d’Arnaud Desplechin et détourner par-là les auditrices et auditeurs des chemins menant à ces Angels in America. Remarquez, n’est-ce pas ce même Dantzig qui signait dans L’Express cette critique d’anthologie à l’occasion de la reparution chez Gallimard de La Grande Gaîté, ce recueil d’Aragon de 1929 ? « Non, non, non, Aragon n’est pas le plus mauvais poète du XXe siècle ! Le titre est partagé entre Paul Éluard et Robert Brasillach. Aragon n’est que le plus hargneux. “Certains jours, j’ai rêvé d’une gomme à effacer l’immondice humaine”, dit-il dans un des poèmes de La Grande Gaîté. Il devait penser à lui-même. » On note au passage l’abjecte mesquinerie visant à associer Aragon, Éluard et Brasillach, histoire de camoufler un anticommunisme qui ne semble pas étranger à la hargne… Il est vrai que ce monsieur est un fin lecteur : les deux poèmes qu’il condescend à citer un peu dans son compte rendu sont parmi les trois premiers du recueil ! Reconnaissons que Ch.D. fait aussi une allusion à un troisième poème situé également dans le premier quart du livre. À supposer qu’il n’ait pas sauté de pages, Ch.D., sans doute très sensible au titre du magazine, L’Express, a peut-être lu un quart du recueil… mais, esprit d’exception, il a trouvé dans La Grande Gaîté cette citation célèbre sur la « gomme à effacer l’immondice humaine ». Sauf que ces mots d’Aragon, bien connus des amateurs de sites comme citation-celebre.leparisien.fr, datent de l’automne 1924 et ont été publiés dans le cadre de cette réaction collective des surréalistes (« Un cadavre ») à la mort d’Anatole France. Voici donc ce qu’il faut lire et entendre (sur France Culture !) dans notre pays qui se targue de tant de supériorité en matière culturelle… Dans le même temps, le romancier états-unien Kevin Powers, distingué par le Guardian First Book Award (prix Guardian du premier livre) ou la fondation Hemingway, vient de publier A Shout in the Ruins (littéralement « un cri dans les ruines », édité en français sous un autre titre, L’Écho du temps, grand prix de littérature américaine 2019) en écho revendiqué à l’avant-dernier poème (éblouissant et déchirant) de La Grande Gaîté, « Poème à crier dans les ruines ». À sa décharge, Ch.D. qui n’a trouvé qu’immondices chez Aragon n’est sans doute pas allé jusque-là dans le recueil… mais quel contraste en notre pitoyable défaveur !

« Les États-Unis seraient-ils tout à coup devenus un peuple d’anges ? Certes non, mais justement. Un peuple d’hommes et de femmes projetés dans ce siècle brutal. Comme nous. »

Les plus politiques des lectrices et lecteurs objecteront peut-être : tout cela est bel et bon mais la politique états-unienne… Elle nous a tout de même habitués à un bien triste spectacle opposant la droite la plus réactionnaire et belliqueuse à un Parti démocrate économiquement libéral et géopolitiquement à peine moins agressif (hors, peut-être, Carter). Après tout, le président Harry Truman, président de guerre froide parmi les plus acharnés que le pays ait connus, était démocrate et non républicain. Certes, certes et, d’une manière générale, il n’est point question d’appeler à copier quelque pays que ce soit.
Reste que la situation est plus intéressante que l’image qu’on peut parfois s’en faire. La préoccupation écologique, par exemple, semble s’accompagner bien davantage qu’ici de la conscience qu’on ne peut la faire prévaloir sans s’attaquer frontalement au capital. La dynamique autour de Bernie Sanders (qui n’est pas Lénine mais pas davantage Clinton), les évolutions de ce qui fut le mouvement Occupy Wall Street (occupez Wall Street) et les contradictions objectives auxquelles est confrontée la première puissance économique et militaire du monde appellent mieux que des jugements hâtifs.
Les États-Unis seraient-ils tout à coup devenus un peuple d’anges ? Certes non, mais justement. Un peuple d’hommes et de femmes projetés dans ce siècle brutal. Comme nous.

Guillaume Roubaud-Quashie, directeur de Cause commune.

Cause commune n° 16 • mars/avril 2020