Par

Vingt ans après sa mort, les passions entourant l’apport théorique et les prisesde position politiques de Louis Althusser sont bien apaisées. Trop peut-être. Au-delà de toute commémoration, n’y a-t-il pas encore à apprendre de lui, de ce qu’il a su voir comme de ce qu’il a manqué ? Au-delà des différences d’époque, il n’est pas sûr que les enjeux de fond sur lesquels il est intervenu soient substantiellement différents.

Que la lutte des classes se prolonge jusque dans la théorie, c’est pour les militants communistes, intellectuels ou non, une évidence à laquelle leur pratique journalière les confronte. Les affadissements, les régressions et inversement les congélations dogmatiques sont plus que jamais des écueils entre lesquels ceux qui se réclament de la pensée marxienne se doivent de circuler précautionneusement, sous peine de naufrages – qui ne sont pas que théoriques.

« Face à ceux qui se contentent d’évoquer Marx ou d’en citer des “morceaux choisis”, Althusser allait mettre toutes les ressources de la culture universitaire normalienne au service de ses convictions marxistes et communistes. »

Pour Marx, une intervention salvatrice
« La terrible éducation des faits », voilà ce qui a propulsé ce jeune intellectuel catholique dans l’action politique, puis dans l’engagement au Parti communiste français. Guerre d’Espagne, années d’emprisonnement dans un stalag, luttes du temps de la guerre froide, appel de Stockholm, luttes contre les guerres coloniales, luttes syndicales aussi, avec la nécessité d’y combattre en permanence les compromissions réformistes : tel fut le lot de toute une génération. Une activité qui tournait souvent à l’activisme, car l’heure ne semblait pas être au « détour théorique » ! Pourtant, à vouloir aller vite, on ne va pas toujours loin, et le jeune philosophe qu’était Louis Althusser allait prendre de plein fouet l’affaire Lyssenko : justifier que soit imposée à des chercheurs une ligne politique édictée par le parti, faire de la science une « superstructure idéologique », voilà qui poussa toute une génération de scientifiques à rompre avec ce qui se présentait alors comme « le » marxisme, notamment parmi ceux que côtoyait quotidiennement Althusser à l’École normale supérieure. Lui, il tint bon, refusant de jeter son idéal communiste avec le réel du stalinisme. Mais une réélaboration s’imposait : il y prit une place majeure. D’autant plus qu’en contrepoint de la caricature stalinienne, il y avait la réduction affadissante de Marx à un inoffensif humanisme, pour laquelle il était monnaie courante de s’appuyer sur les écrits du « jeune Marx », Manuscrits de 44, Question juive, etc. : textes où apparaît un Marx vivant, parfois génial et parfois confus, tardant à se dégager des problématiques sociales et religieuses de son époque, encore profondément pénétré de concep­tualité hégélienne et de vocabulaire philosophique, dominant encore mal les problématiques économiques, un temps trop complaisant à l’égard de l’athée religieux Feuerbach… On avait créé un Marx feuerbachien, pas si éloigné que cela d’un Voltaire ou d’un Diderot. (De Feuerbach, Althusser dira plus tard ; « Un d’Holbach ou un La Mettrie qui aurait lu Hegel. ») Un jeune Marx certes investi dans les luttes de la classe ouvrière en gestation, mais surtout aux prises avec la religion, transfiguration fantastique et fantasmatique d’une misère réelle dont elle est tout à la fois le sédatif et le révélateur. De même qu’à cette époque d’avant Lacan, la psychanalyse se voyait ravalée au rang d’une simple branche de la psychologie, voire de la psychiatrie, de même le marxisme était traité « comme la première idéologie venue ». Et cela non seulement par ceux qu’Althusser allait bientôt appeler « l’internationale des bons sentiments », mais par des marxistes revendiqués, y compris dans le PCF. En France, Roger Garaudy, responsable aux intellectuels, ou encore Victor Leduc conjuguaient les pratiques les plus staliniennes avec l’éclectisme théorique le plus relâché. « Les staliniens deviennent humanistes », me dira en 1977 Althusser, commentant l’évolution de Leduc. Car ce Marx d’avant Marx n’est tout simplement pas le bon, dans la mesure où s'il emploie déjà le mot de « capital » et en a une certaine idée générale, il n'en possède pas encore le concept.
Althusser, qui était alors en train de se détacher, non sans déchirement, d’une foi catholique ancienne et forte, rejeta catégoriquement la tentation d’un Marx « humaniste ». Et c’est dans la lettre même du Capital, qui n’est pas seulement une « critique de l’économie politique », mais aussi – surtout – l’anticipation d’une connaissance non idéo­logique de l’histoire, qu’il concentra son effort de lecture et d’explicitation, travail mené collectivement. Face à ceux qui se contentent d’évoquer Marx ou d’en citer des « morceaux choisis », Althusser allait mettre toutes les ressources de la culture universitaire normalienne au service de ses convictions marxistes et communistes : approche enfin rigoureuse d’un auteur avec lequel beaucoup avaient pris de scandaleuses libertés. Surtout, choix du Capital, texte dont Althusser pose qu’il est séparé des travaux antérieurs par une « coupure épistémologique ». Pour Althusser, Marx fait passer la pensée communiste de l’idéalisme à la scientificité. Et ce faisant extirpe le communisme de la plate idéologie, le mettant en rapport avec le mouvement réel du savoir et des sociétés, mouvement qui le rend possible réellement et sur lequel l’idée, devenue « force matérielle », pourra peser en retour.

Les hauts et les bas d’un apport théorique original
Althusser produit une thèse forte qui concerne aussi bien Lénine, Mao et Gramsci que Marx : ils ne sont pas tant des philosophes que des « praticiens », la « théorie » étant une pratique parmi les autres. À l’idéal contemplatif que la philosophie a hérité de la religion, les marxistes substituent une pratique nouvelle de la philosophie, au service de la révolution. La ci-devant « philosophie » s’attache le plus souvent à légitimer l’ordre établi. Même chez les esprits les plus honnêtes et les plus sagaces, elle reste empêtrée dans des idéologies conservatrices. Au ciel des idées, tout finit par s’arranger. On n’en sortirait pas s’il n’y avait, comme Spinoza avait su le voir en son temps, l’objectivité scientifique et, au-delà, ces percées que constituent les « enfants sans père » : artistes maudits, poètes réprouvés, penseurs scandaleux. Ceux par qui « le scandale arrive ».
Althusser reprend à Lacan la distinction entre « la réalité » (qui est une idée, une norme comportementale structurée dans l’inconscient) et « le réel » (dont l’intrusion déchire la trame constituée idéologiquement « sous le nom de réalité »). Les scientifiques, comme les vrais créateurs, font des trous dans l’idéologie, ouvrent des brèches, bousculent des façons anciennes de voir. « La science est le réel même, connu par l’acte qui le dévoile en détruisant les idéologies qui le voilent », écrit-il dans Lénine et la philosophie. Marx aurait donc mis en place les fondements d’une science nouvelle, celle d’un continent théorique nouveau, enfin soustrait aux récupérations conservatrices, celui de l’histoire.
Or, selon Althusser, les grandes philosophies se développent consécutivement à la constitution d’une science nouvelle : la philosophie de Marx telle qu’elle existe dans les textes de celui-ci, organiquement liée au travail d’élaboration d’une science de l’histoire encore commençante, ne serait au fond que le prélude à une philosophie marxiste encore tout entière à venir… prélude de l’air qu’il faut jouer, et le « second Althusser a cherché à le jouer, constituant selon une expression de Raymond Aron expressément revendiquée par lui, un « marxis­me imaginaire ».

Louis Althusser 11-27-L.-Althusser-©D.jpg

« Marxisme imaginaire » composé d’éléments empruntés à des sources aussi disparates que Spinoza, Lacan et Bourdieu. Marxisme structuraliste dans le­quel disparaît totalement l’héritage hégélien (la négation de la négation serait « une horreur »). Marxisme se voulant « au-delà de Marx », dans lequel l’accent est mis uniquement sur la reproduction des rapports sociaux, au détriment de toute réflexion sur la production, qui est pourtant à la fois création de richesses et en même temps différenciation anthropologique majeure. Dans sa théorie sur les appareils idéologiques d’État (AIE), Althusser se donne et nous donne les moyens de comprendre comment un ordre social se reproduit et se perpétue, par l’assignation précoce à chacun de sa « place », de sa « condition », de son « rang à tenir ». Explication lumineuse non seulement de la structure des sociétés précapitalistes, mais aussi de l’idéal bourgeois d’un ordre social à jamais hiérarchisé. Mais cette fécondité explicative se paie au prix fort : celui d’une conception totalement négative du travail. Marx avait relevé dans le Capital (I, IV, ch.12) que les théoriciens bourgeois de la « fabrique », notamment Andrew Ure, chimiste et économiste (1778-1857), qu’il considérait comme le plus cynique théoricien du capitalisme, craignaient par-dessus tout la constitution de savoir-faire dont les ouvriers risquaient de « s’enorgueillir ». Ils en tiraient même argument pour justifier le travail des enfants : la théorie du « à chacun sa place » peut expliquer leur idéal, elle ne peut pas expliquer leur crainte. L’être humain qui travaille, et notamment le salarié, se contente-t-il de se conformer aux réquisits de sa « condition » ? Est-il simplement « agi » et non « agissant » ? Ne s’approprie-t-il pas des savoirs, une conscience de soi et des autres, des valeurs ? Et la subjectivité ainsi constituée n’est-elle qu’illusion ? Edward Palmer Thompson, auteur de la monumentale Histoire de la formation de la classe ouvrière anglaise reprochera violemment à Althusser (contre lequel il devait écrire Misère de la théorie) d’avoir méconnu que la conscience de classe est un produit social, qu’une classe sociale est un sujet réel et non pas « un objet sur l’établi de l’ajusteur ». L’indexation de chaque individu à une place dans un ordre social immuable où il aura un statut de « sujet » peut rendre compte de ce que Marx appelle la reproduction simple. Elle ne peut pas rendre compte de la reproduction élargie, caractéristique majeure du capitalisme industriel, ni de la production, ni du fait que les travailleurs, en produisant, se produisent eux-mêmes à la fois comme classe et comme acteurs autonomes. « Le travail forme », avait pourtant dit Hegel, et pas seulement des objets, comme le souligne Marx au chapitre V du Capital I.
Finalement, c’est une logique qui a conduit Althusser, préoccupé d’en finir avec tout ce qui lui rappelait de près ou de loin « le Bon Dieu », à un nominalisme radical pour liquider l’essence, la dialectique, le sujet, et jusqu’à la notion même de « matérialisme dialectique » dans ses derniers écrits, se réclamant au final d’un « matérialisme aléatoire » délibérément anhistorique. Retombée attristante, qui n’ôte rien à la qualité de l’effort, de l’apport et de l’exemple qu’a donné le premier Althusser.

Jean-Michel Galano est professeur agrégé de philosophie, ancien élève de Louis Althusser à l’École normale supérieure.

Cause commune n°8 • novembre/décembre 2018