« On ne peut être libéral que par fatigue » Emil Cioran
« Sans révolution violente, cela n’ira pas » Johann Gottlieb Fichte
« J’traverse la rue, j’vous en trouve du boulot » Emmanuel Macron
On pouvait rire il y a encore quelques mois, avant que progressivement l’envie ne se tarisse.
Philosophie et humour
On riait ensemble, car c’est souvent le rire qui nous rassemble : au bistrot, au théâtre ou devant le petit écran. On pouvait même rire de toi, Emmanuel, quand sur ton estrade perché présentant ton projet, ta voix, trop hautement placée, déraillait. Le rire authentique est un bon indicateur de la santé mentale : il rend compte de la conscience du décalage entre la prétention et le réel, il est le décalage où se manifeste l’intelligence de soi, des autres, de la société. C’est pourquoi la pensée est essentiellement ironie. C’est pourquoi il n’y a d’authentique humour que décalé, et que toute personne capable de rire d’elle-même est par définition intelligente – qu’elle soit critique de la société ou des autres n’importe que peu ici. C’est l’apport décisif du romantisme allemand : par leur volonté de mélanger l’art et la vie et la vie à l’art, ils ont tenté de créer un espace de socialité dans et par lequel philosophie et humour circuleraient. Comme un virus drolatique, ou un trait d’esprit révélant à chacun cette vérité de l’Évangile que confirmerait le plus plat des matérialistes : nous formons une Église invisible. Celle-ci l’est aujourd’hui plus que jamais : les rues sont vides. Mais les réfrigérateurs sont pleins, de manière sans doute proportionnelle à la vacuité des libéraux : ce sont eux qui ont produit cet état de nécessité. À ce titre, dissocions l’artiste de son œuvre et considérons que le pangolin n’y est pour rien…
« Le rire authentique est un bon indicateur de la santé mentale : il rend compte de la conscience du décalage entre la prétention et le réel, il est le décalage où se manifeste l’intelligence de soi, des autres, de la société. C’est pourquoi la pensée est essentiellement ironie. »
Vous, les dominants, n’avez jamais su rire de vous-mêmes et n’avez jamais su que vous moquer de nous. Il est frappant de constater comment, par intérêt plutôt que par nature, vous êtes tout bonnement incapables de vous élever à l’universel. Vous vous moquiez des « sans-dents », et comme les sans-dents ont commencé à vous prendre au sérieux, à se manifester, vous avez décidé de frapper : l’arrivée de Guignol au ministère de la Police a fait cesser la dramaturgie sociale. Nous sommes bien partis pour atteindre le tragique, si bien que la phrase de Marx selon laquelle l’histoire se répète, une première fois en tragédie et une deuxième en farce, pourrait être inversée. Elle ne l’est pourtant pas et ne doit pas l’être : l’adage marxien est le plus sûr diagnostic qu’une nouvelle ère s’ouvre. Une ère qui vous inviterait, vous les experts des intérêts bien compris, à rire avec nous – après excuses et autocritique évidemment, le rire présupposant une certaine distance de soi avec soi que vous devez acquérir. Il y a donc du travail, et pour certains beaucoup.
Pourquoi cette injonction : « Lisez ! » ?
Ainsi, notre monarque « républicain », grand défenseur de l’hôpital public et de l’éducation nationale, qui par négligence (juste une petite connerie, rassurez-vous) a fait de l’espace public un no man’s land où les citoyens-consommateurs sont armés de pâtes et de riz, nous encourage à revenir à l’essentiel, s’exclamant haut et fort : « Lisez ! » Cette injonction mérite réponse.
Déjà, tu n’es… On le tutoie ? Blaguer à la deuxième personne du pluriel est pénible. Puis préparons déjà le monde-qui-vient. Tu n’es ni notre prof’, et encore moins notre père. Et tu n’es pas aux Cieux. Quelle serait la prochaine étape ? Notera-t-il nos lectures, nos fiches de lecture…un lecteur de Fichte sera-t-il puni ? Par une ironie cruelle mais sans mépris de classe, on notera que ce banquier d’affaires n’a très certainement pas beaucoup lu. Et c’est compréhensible, il n’y a pas grand-chose à lui reprocher : ce n’est pas en lisant les œuvres complètes de Platon, Stendhal ou Picsou (Pif est trop « radical ») qu’on accumule du pognon, du capital. De plus, nous avons un point commun : comme la plupart d’entre nous, il n’a tout simplement pas le temps. Ce n’est pas son métier et la lecture est un effort après une journée de travail. Soit. Ce point commun est important : peut-être sera-t-on ses amis à la fin de l’article ? Non, non… On s’égare. Cette situation, cette capture du temps, lui il la veut. Il la souhaite. C’est sa raison d’être et sa liberté, celle du cocaïnomane. Pour lui, le bonheur réside dans l’acte de lire. C’est étrange qu’il ne le fasse pas plus. Il est lui-même aliéné par l’aliénation généralisée qu’il produit. Voici donc la « pensée complexe » et sa genèse. Suivons l’injonction du président, pour une fois, puisque, à l’exception de Benjamin Griveaux plus personne ne l’écoute vraiment. Ne nous moquons pas de lui, ne devenons pas comme lui : en roue libre, se contredisant par le fait et marquant contre son camp plusieurs fois en une allocution.
« Vous, les dominants, n’avez jamais su rire de vous-mêmes et n’avez jamais su que vous moquer de nous. »
On lit Nietzsche. Selon ce « rebelle aristocratique », rien ne serait plus stupide et ridicule qu’une classe sociale dominante qui « offrirait » ne serait-ce qu’une possibilité de révolte ou d’émancipation à la classe dominée. Logique : on peut s’interroger sur la santé mentale d’une classe sociale (en l’occurrence la « bourgeoisie libérale » avec Nietzsche) qui instaurerait une éducation nationale gratuite et laïque (la crainte de Dieu étant un rapport de domination trop visible). À quoi bon éduquer ce qui ne doit pas l’être ? Pourquoi fournir aux travailleurs les moyens de la critique sociale et de leur émancipation, au risque de perdre cette avantageuse domination ? Si l’on veut qu’un enfant reste mineur toute sa vie, et un freudien, vous direz que c’est le rêve inconscient de toutes les mamans, on le confine ! Il ne sera ni autonome, ni responsable, n’éveillera jamais son esprit critique en se confrontant à autrui. Il y en a beaucoup, des adultes mineurs. À la REM.
Soyez conséquents, vous, chantres de la responsabilité : prenez enfin les vôtres et confinez-nous ! On me signale que c’est fait… Le diagnostic nietzschéen, très conséquent, prêterait aujourd’hui à sourire s’il n’était pas le révélateur sous-jacent de l’idéologie néolibérale actuelle et triomphante. Par ce jeu de miroirs on comprend mieux le « projet » : détruire les solidarités prolétaires et précariser ce qui fonde et légitime l’existence même de cette idée absurde qu’on appelle État, à savoir l’éducation.
Là où le capitalisme est un peu con, dans sa forme libérale « sympatoche », c’est qu’il a besoin pour exister de produire des trucs, et des trucs qu’on appelle des livres. Le fait est qu’ils existent, ces livres de poche, qu’ils sont accessibles à tout un chacun et qu’ils sont désormais sur Internet. Parmi eux, Emmanuel, il y en a un qui traîne dans mon salon.
On lit chez Marx… Pardon Manu : mais tu es typique de cette bourgeoisie soucieuse de se donner bonne conscience – que le capitalisme s’écroulera sous le poids de ses propres contradictions, pourvu que se produise chez les travailleurs une prise de conscience de classe, d’où la nécessité des partis et organisations ouvrières – salariales dit-on maintenant. Elle a la tête dure, ta bonne conscience : d’un côté elle préconise l’acte le plus indocile qui soit, à savoir la réflexion ; mais d’un autre côté elle nous force, puisque que nous ne sommes jamais que forcés comme des forçats, à bosser à la maison – ou « dehors » en supermarché, ou à mourir dehors comme les « gens qui ne sont rien ».
« Ta novlangue libérale n’est-elle pas essentiellement destinée à voiler la cruauté de ce qui est ?»
Voilà comment en deux bouquins économiquement accessibles, et résumés à la va-vite, apparaissent les conditions de possibilités de ton autodestruction, fruits de ton auto-aliénation et dont ta défense acharnée d’un système qui ne fonctionne pas est la source. Toutes mes félicitations. Voilà comment, aussi, peuvent être reprises les conditions objectives de toute révolution sociale, à savoir l’éducation populaire et l’organisation des travailleurs. Parce que covid-19 ne sera pas toujours là pour toi, Emmanuel : on se reverra, nous d’abord puis toi ensuite s’entend.
Enfin… Peut-être t’adressais-tu à ton électorat bourgeois, le plus mauvais des lectorats qui soit ? C’est-à-dire à ceux que tu as bernés ou bernes encore avec ton slogan pathétique « Ni droite ni gauche », ou mieux « à droite et à gauche » ? Peut-être qu’en te suivant dans l’exercice de la lecture, cet électorat qui ne lit rien – sinon ce qui lui est confortable – tombera sur cette phrase d’Alain, insoupçonné de léninisme : « Quand quelqu’un s’interroge sur la validité du clivage gauche/droite, je sais qu’il est de droite. » Alors trois fois oui : ainsi la droite pourra enfin retrouver une certaine conscience de soi. Nous pourrons alors reparler de rapports de force objectifs et d’intérêts de classes divergents : l’illusion de la subjectivité sentimentale du désastreux « en même temps » disparaîtra de sa belle mort.
Toi, tu devrais savoir après de brillantes études que cet « en même temps » du politique est précisément la négation de ce que Hegel désigne comme « vie éthique », à savoir la prise en considération par l’État de ce qui se dit dans la sphère sociale, tend à devenir objectif, et que l’État protège en respectant l’immanence de la sphère sociale qui lui est constitutive. Il s’agit d’une conflictualité positive dont tu es censé être le garant. Pour quelqu’un qui dit avoir fait son mémoire de philo sur Hegel, il faut le savoir. On aimerait le lire, ton mémoire, mais manifestement il ne devait pas voler bien haut : il n’était pas jupitérien ! Ce n’est pas grave. Il faut juste que ta tête dure retienne la faiblesse de ta légitimité et que, du point de vue hégélien (tu vois, on s’assagit, il n’est plus question de Marx), ton « en même temps » mystique et moralisateur n’est rien d’autre qu’un 49.3 permanent, qu’il est une barrière à toute éthique de la discussion pourtant si chère à ton petit cœur. Bisous.
« Tout ce qui brille est près de sa fin »
« On ne rit que de ce qui ronge », disait Fichte. Et le rire, parfois facteur de dépolitisation, n’est pas une solution : seulement la prise de conscience partageable et partagée de ce qui ne va pas dans ce qui est – par-delà la moralité prédictive qui, faut-il le rappeler, n’est pas le tout de la vie bonne et se trouve toujours socialement située.
« Pourquoi fournir aux travailleurs les moyens de la critique sociale et de leur émancipation, au risque de perdre cette avantageuse domination ? »
Pendant le « grand confinement », avant que cons-finés nous devenions cons finis (il faut écouter Ferrat, aussi), il n’y a, par ailleurs et dans l’absolu, aucune nécessité à lire pour pouvoir penser. La pensée ne s’étale pas, encore moins à la télé. Similaire en cela au capitalisme qu’elle est agilité, différente de celui-ci en ce qu’elle lui survivra. Qu’on peut déjà y penser.
Que faire, alors ? Dire que Macron nous méprise et que nous devons le haïr ? Pas tout à fait. Oui ! Nous allons lire et le lire, l’hypothèse improbable étant que le lisant on le haïsse un peu moins. Car l’inverse est à craindre : mettre à nu et comprendre la logique du capital, ce n’est pas tomber amoureux, président-Narcisse au ventre plein. Tu le sais d’ailleurs aussi : ta novlangue libérale n’est-elle pas essentiellement destinée à voiler la cruauté de ce qui est ?
Jusque-là, jusqu’à ce qu’on apprenne à lire donc, tu ne seras pour nous et pour reprendre Saint-Just qu’un usurpateur des droits des gens ordinaires. Notre injonction finale sera donc redoublée d’un bienveillant conseil : « Tu dois partir. » Maintenant, tête dure. La nôtre l’est aussi. Tu es à bout de souffle idéologique. Évite seulement de passer par Varennes. Nous t’enverrons bientôt d’autres conseils de lecture. Par exemple : « Tout ce qui brille est près de sa fin » (Rousseau).
Roman Czapski est philosophe. Il enseigne à l'université de Strasbourg et au lycée Heinrich-Nessel à Haguenau.
Cause commune n° 17 • mai/juin 2020