Par

La pollution lumineuse ne nuit pas qu’aux astronomes. Une prise de conscience se fait jour au sein de la nuit.

Entretien avec Isabelle Vauglin

la-nuit-est-belle2.jpg

CC : Qu’est-ce que « La nuit est belle » ?

C’est une initiative imaginée par le Grand Genève, structure administrative transfrontalière franco-suisse, en 2019. Il s’agit de l’extinction totale de l’éclairage public un vendredi soir et la nuit qui suit, pour les villes participantes. Il n’y en a pas eu en 2020 à cause des confinements, cela a repris le 21 mai 2021, puis le 23 septembre 2022 et aura lieu le 22 septembre 2023. En tant qu’astronome, j’ai été intéressée par cette action genevoise et pour 2021 j’ai pris contact avec les organisateurs pour développer l’événement autour de Lyon.

CC : Comment cela s’est-il passé ?

Avec le changement de majorité à la ville de Lyon et à la Métropole et la fibre écologique qui s’y exprimait, je m’imaginais que les élus allaient s’engager avec enthousiasme pour ce projet En 2021, malgré des réactions positives, cela n’a pas abouti à une décision d’ampleur : seules dix communes ont joué le jeu, dont Saint-Genis-Laval (où est situé l’Observatoire de Lyon) et Brignais (volontariste, mais hors Métropole). Chaque année, il y a un thème privilégié (l’astronomie en 2019, la biodiversité en 2021, les économies d’énergie en 2022). En 2022, cela a mieux marché avec trente-cinq communes participantes autour de Lyon. Pour 2023, il est question d’étendre cette expérience à Grenoble et à Besançon, en général à l’initiative d’astronomes. J’espère que cela touchera aussi la plupart des villes françaises, voire européennes, dans les années qui vont venir.

« Les enfants vivant actuellement sur Terre n’ont pratiquement jamais vu un vrai ciel étoilé. Ils perdent la notion de la “planète Terre”, de notre place dans l’univers, de l’histoire des sciences. »

CC : Pourquoi les astronomes sont-ils particulièrement motivés ?

La pollution lumineuse a des conséquences néfastes sur l’observation du ciel, même dans les endroits les plus reculés. C’est le cas à Hawaï ou à San Pedro de Atacama au Chili. Les hôtels de luxe sur la plage à Hawaï avec leurs éclairages agressifs engendrent une perte de sensibilité pour l’observation des astres de faible luminosité. Les observatoires du Pic du Midi ou de Haute-Provence subissent des nuisances plus fortes encore, à cause des villes voisines, et ne parlons pas de celui du Mont Wilson devenu inutilisable en raison de l’extension de Los Angeles.

CC : S’agit-il seulement de nuisances pour les astronomes ?

Non, c’est beaucoup plus grave. 80 % des gens sur Terre habitent dans des villes, très fortement éclairées dès la tombée du jour, les enfants vivant actuellement sur Terre n’ont pratiquement jamais vu un vrai ciel étoilé. Ils perdent la notion de la « planète Terre », de notre place dans l’univers, de l’histoire des sciences. J’interviens souvent dans les classes, aujourd’hui je constate que peu de personnes sont capables d’expliquer les phases de la Lune. Il y a plusieurs décennies, un enfant savait ce qu’étaient le premier et le dernier quartier de Lune. Doit-on s’étonner que des Trump et des Bolsonaro puissent raconter n’importe quoi et être crus ? Ensuite, il y a un autre effet négatif sur les troubles du sommeil : celui le plus connu est lié à la mélatonine, l’hormone qui fait dormir. Le corps est adapté à l’alternance jour-nuit, à la captation du déclin de la luminosité et tout cela est aujourd’hui artificiellement dérangé voire détruit. Un autre point capital, c’est la perte de biodiversité. La pollution lumineuse est la deuxième cause de disparition des insectes, après les pesticides : on évalue à un ou deux milliards d’insectes captivés par les lampadaires qui meurent chaque nuit d’épuisement ou de faim ; cela touche aussi les mammifères, les oiseaux, les chauves-souris, etc.

« La pollution lumineuse est la deuxième cause de disparition des insectes, après les pesticides : on évalue à un ou deux milliards d’insectes captivés par les lampadaires qui meurent chaque nuit d’épuisement ou de faim ; cela touche aussi les mammifères, les oiseaux, les chauves-souris, etc. »

CC : Quels sont les retours de cette expérience « La nuit est belle » ?

Ils sont très positifs, sauf peut-être dans de rares cas, où des gens ont peur du noir et craignent pour leur sécurité, alors que toutes les études montrent à l’inverse que ces extinctions, faites de façon intelligente bien sûr (il ne s’agit pas de supprimer l’éclairage public en hiver à 18 heures dans les zones de forte circulation, à la sortie des bureaux et des usines), ne créent pas d’insécurité. Dans les villages, les automobilistes roulent moins vite en zone non éclairée et les accidents sont moins violents, alors que, quand c’est éclairé, leur cerveau se considère inconsciemment comme en plein jour et les fait rouler plus vite. D’autre part, les soirs de l’événement, on incite les villes à organiser de nombreuses animations pour le public : les associations, les médiathèques, les commerçants (en particulier les libraires) savent y participer.
Il est évident que l’État ne fait pas son travail, comme l’ont montré l’Affaire du siècle et mille autres enquêtes. Mais il ne faudrait surtout pas se contenter de s’en lamenter, ni même se limiter à un militantisme de condamnation. Chacun peut faire quelque chose à son échelle, « La nuit est belle » y participe. C’est une prise de conscience parmi d’autres, face aux grands problèmes de l’humanité, où les prévisions des scientifiques se déportent de plus en plus vers les fourchettes hautes des catastrophes : la fonte accélérée des glaciers et de l’Antarctique, les guerres de l’eau et de la nourriture, etc. Les injures, contre Greta Thunberg et vis-à-vis des actions faites par les jeunes, ne pourront pas durer et chacun doit s’interroger, y compris sur ses propres habitudes de consommation (les SUV, la mode, l’obsolescence programmée), de nombreuses organisations de jeunes en ont conscience.

« 80 % des gens sur Terre habitent dans des villes, très fortement éclairées dès la tombée du jour, les enfants vivant actuellement sur Terre n’ont pratiquement jamais vu un vrai ciel étoilé. »

CC : Aujourd’hui, on devrait être sensible aux économies d’énergie…

En effet, c’est une des raisons pour lesquelles « La nuit est belle » de 2022 a eu une meilleure réussite que la précédente. Pour une petite commune, l’éclairage public représente souvent 30 à 40 % des factures. En 2020, il y avait déjà 12 % des communes (des petites) qui éteignaient la nuit, disons entre 23 heures et 5 heures On a une meilleure écoute, moins de mépris, depuis quelque temps sur ce point. On a aussi procédé à des études sur le gaspillage, on a enfin modifié la forme des lampadaires, en leur mettant une couverture totalement opaque vers le ciel, en leur donnant une forme approximativement sphérique toute dirigée vers le sol, avec un cône lumineux de 60-80° maximum, on évite ceux qui inondent de lumière en pleine nuit les façades jusqu’au troisième étage.
Il y a une opération connue sous le nom de « Le jour de la nuit ». Les municipalités éteignent une lumière par-ci par-là. En 2021, on m’a répondu : merci de vos remarques sur la pollution lumineuse, on va éteindre l’intérieur de bâtiments administratifs et des établissements scolaires ce week-end ! Comme s’il y avait besoin de les laisser allumés en temps normal quand il n’y a personne… Il y a bien des arrêtés (du 13 janvier 2013 et du 27 décembre 2018) demandant l’extinction des commerces une heure après leur fermeture, mais on sait bien que, dans les zones commerciales et industrielles, cela est souvent lettre morte.

CC : Comment peut-on voir l’évolution de la lutte contre la pollution lumineuse ?

Paradoxalement, la guerre en Ukraine pourrait faire bouger les choses. Ce n’est évidemment pas que j’approuve l’agression de Poutine ! Mais le renchérissement de l’énergie (qui n’a d’ailleurs pas attendu cet événement) va obliger les dirigeants politiques et plus généralement la population à regarder les choses autrement. Cela dit, il faut être prudent dans ses prévisions : on a pensé que la crise du covid et les confinements allaient changer fortement les attitudes de consommation, et l’expérience montre qu’on peut en douter. Les politiques ont souvent une culture scientifique faible, leurs études en mathématiques, en physique ou en biologie se sont arrêtées au lycée ; hélas, les alertes du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) et des chercheurs de toutes disciplines restent pour eux des abstractions éloignées de leur univers, davantage marqué par les questions de pouvoir et d’argent.

CC : Revenons à l’astronomie : y a-t-il un regain d’intérêt pour cette science dans le public ?

Disons qu’il y a des possibilités. L’astronomie captive plus naturellement les enfants et le grand public que la physique nucléaire ou la géométrie. C’est tout de même assez excitant de voir qu’on peut connaître la distance d’une étoile ou sa température, alors que ces astres se trouvent à des distances on ne peut plus inaccessibles : donc la spectroscopie et d’autres domaines physiques apparemment abstraits prennent alors de la chair auprès du public. Une remarque tout de même ici : jusqu’au niveau de la 6e ou de la 5e, les filles et les garçons portent aux sciences un intérêt équivalent, mais à partir de la 4e et de la 3e, il y a un basculement et les stéréotypes connus imprègnent progressivement les jeunes dans tous les domaines ; les sociétés d’astronomes amateurs sont majoritairement composées d’hommes, dommage !

Isabelle Vauglin est astronome au CRAL-Observatoire de Saint-Genis-Laval (Rhône)

Propos recueillis par Pierre Crépel.

Cause commune n° 33 • mars/avril 2023