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Cent dix-sept des plus grandes entreprises françaises forment un lobby aussi puissant que discret, l’AFEP, l’Association des entreprises privées.

Le 1er juillet 2023, Patricia Barbizet a pris la présidence de l’AFEP. Elle a été désignée à ce poste par le conseil d’administration, au printemps, pour succéder à Laurent Burelle, patron de l’équipementier automobile Plastic Omnium (1,3 milliard d’euros de fortune personnelle). L’AFEP est une organisation aussi puissante que discrète : « À l’AFEP, en général, la discrétion est une vertu », écrit Le Figaro Économie.
L’association a été fondée en 1982, ce qui est déjà tout un programme. Cette année-là, en effet, le grand patronat se crut (un court instant) mis en danger par le nouveau pouvoir de gauche. C’est Ambroise Roux, patron de la CGE (Compagnie générale d’électricité), puissant lobbyiste patronal, qui avait pris l’initiative de fonder cet organisme pour contrer la gauche, en actionnant ses réseaux financiers ou médiatiques. Ambroise Roux, qu’on appelait « le parrain » du capitalisme français, était un personnage, ainsi décrit par Libération : « Tout chez lui respirait le passé : le prénom, le costume trois pièces, le pantalon remonté jusqu’au sternum, le doigt glissé dans le gousset, les cols pelle à tarte, le vocabulaire ourlé de formules désuètes et de gravelures d’un autre âge, le monarchisme affiché, la conception balzacienne des affaires. »

« L’AFEP allait exercer, tout au long de ces dernières décennies et jusqu’aujourd’hui, une pression constante, tout en coulisses, loin des lumières, sur l’Élysée
et Matignon, sur Bercy et Bruxelles, pour défendre ses privilèges. »

Dès 1983-1984, François Mitterrand allait mettre beaucoup d’eau (libérale) dans son vin (rosé) et rassurer les possédants. Mais l’AFEP était créée et elle allait exercer, tout au long de ces dernières décennies, et jusqu’aujourd’hui, une pression constante, tout en coulisses, loin des lumières (genre visiteurs du soir) sur l’élysée et Matignon, sur Bercy et Bruxelles, pour défendre ses privilèges.
Patricia Barbizet est donc la nouvelle patronne de choc de ces singuliers patrons. En passant, notons le souci du grand patronat de mettre en avant des femmes à des postes clés comme Estelle Brachlianoff chez Veolia, Sabrina Soussan chez Suez, Catherine MacGregor chez Engie, Christel Heydemann chez Orange, etc. Image ou réalité, c’est une autre question. Le machisme de cette caste est bien connu. Petit exemple : Laurent Burelle est membre du Club des cent, comme bien des stars du CAC 40, un club gastronomique parisien interdit aux femmes !

Patricia Barbizet, un pur produit François Pinault
Elle en a été, trente ans durant, le bras droit (1989-2018). Diplômée d’ESCP Europe, elle fait partie des abonnés des conseils d’administration des grands groupes ; ainsi elle siège au conseil d’administration de Pernod Ricard, de CMA CGM, d’Arcelor Mittal, etc. Accessoirement, elle est aussi présidente de la société d’investissement Temaris et associés.
Bref, c’est la haute nomenclature capitaliste, des gens qui cumulent sans scrupule et se trouvent souvent à des postes clés où s’imbriquent étroitement l’État et le privé. Patricia Barbizet, par exemple, a présidé le comité de surveillance des investissements d’avenir ; il s’agit d’un organisme public, nommé par le (la) Premier(e) ministre, composé de cinq députés et de cinq sénateurs pour « conduire les politiques d’innovation » de l’État. Elle vient juste d’en démissionner avant de prendre la tête de l’AFEP. Comme dit Laurent Burelle, « elle sait travailler avec des secteurs variés ».
Bref, Patricia Barbizet est une pièce importante du dispositif patronal. Elle a déjà siégé à l’AFEP (2014-2018) et présidé (encore !) le Haut comité de gouvernement d’entreprise (HCGE) chargé de contrôler l’application du code AFEP-MEDEF sur les rémunérations des patrons et la « gouvernance ».

Officiellement, l’AFEP s’occupe de compétitivité, d’innovation, de transition écologique. En fait, elle intervient très directement dans le processus de décision politique, tant à Paris qu’à Bruxelles. Ses émissaires sont particulièrement actifs lors des débats budgétaires. La journaliste Elsa Conesa notait dans une enquête pour M Le magazine du Monde (15 octobre 2022) : « Le mandat de François Hollande a été, au final, bien plus favorable aux intérêts de l’AFEP que ses membres n’auraient pu s’y attendre. Crédit d’impôt compétitivité, pacte de responsabilité, allègement de la fiscalité sur les actions gratuites et loi “travail ”. Toutes mesures accordées sans aucune contrepartie. »
Les liaisons avec l’équipe Macron sont réelles (mais toujours discrètes). Ainsi Bruno Le Maire est régulièrement l’invité du repas mensuel de l’association. Il y était le soir du discours de politique générale d’élisabeth Borne et s’était écrié : « On va travailler ensemble. » « Du miel pour les patrons présents », note Elsa Conesa.

L’AFEP exerce un lobbying important à Bruxelles
Elle possède depuis 1987 un bureau permanent auprès des institutions communautaires, fort d’une demi-douzaine de collaborateurs, de « permanents », très actifs sur des dossiers comme la régulation des marchés financiers, le droit des sociétés, le gouvernement d’entreprise, la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) et assurant le lien entre les entreprises françaises et des « personnalités européennes ». Ce bureau fait la chasse aux normes mais aussi aux subventions, considère la directive européenne en préparation sur le « devoir de vigilance » des multinationales comme « nettement plus dure que la loi française » et s’active donc pour en limiter les ambitions.
L’AFEP a fêté ses quarante ans d’existence au cinquième étage de Beaubourg en octobre dernier, une réception brillante mais pas trop tape-à-l’œil : « Les grands groupes tricolores sont riches, très riches même, mais ils savent qu’il vaut mieux éviter de le montrer », écrit toujours l’enquêtrice du Monde. 


Le secret est sa marque de fabrique

Si l’AFEP est méconnue du grand public, c’est qu’elle déploie depuis sa naissance une énergie folle à le rester. Créée en réaction aux nationalisations de 1981, elle demeure pourtant l’un des groupes d’intérêt les plus écoutés en France. Plusieurs dirigeants de grandes entreprises ont d’ailleurs demandé à son président l’autorisation avant de parler au Monde. Y compris Geoffroy Roux de Bézieux, censé être « le patron des patrons ». Et toutes les personnes, une trentaine, interrogées pour cette enquête ont requis l’anonymat. Car, depuis toujours, le secret de l’influence de ce lobby patronal qui refuse d’être considéré comme tel, c’est sa discrétion.
M Le magazine du Monde, 15 octobre 2022

Cause commune n° 35 • septembre/octobre 2023