Au début du présent millénaire, encore tout configuré par les sinistres décennies du XXe siècle, c’est peu dire que le mot « classe » n’avait pas la cote. Mot d’hier, lié à un monde révolu et à des conceptualisations qui venaient, n’est-ce pas, de montrer leur indubitable faillite, « classe » était, disait-on partout, à ranger quelque part entre « guilde » et « mâchicoulis », au mieux entre « métier à tisser Jacquard » et « machine à vapeur »... Si on avait l’idée saugrenue de constater que tout n’était pas riant pour tout le monde en cette joyeuse « fin de l’histoire », un panneau lumineux vous indiquait la réponse du moment nommée « exclus ». Oui, à la rigueur, on pouvait considérer qu’il demeurait quelques malheureux marginaux – lesdits « exclus » – que tout séparait, bien entendu, de l’immense majorité – les « inclus » –, laquelle majorité n’avait, dans le fond, aucune vraie raison de se plaindre. Bref, l’adolescent que j’étais pouvait ressentir quelque agacement lorsqu’il lisait « couches populaires » dans la presse de progrès et se réjouissait au contraire quand il lisait « classes populaires ». La première expression me semblait être une concession fâcheuse à l’air du temps libéral, quand la seconde, parce qu’elle contenait le mot « classe », sentait bon l’ambition révolutionnaire préservée : tel était du moins mon verdict olfactivo-théorique quand je n’avais pas 20 ans.
« Il n’y aura pas de changement, de progrès durable sans mobilisation consciente et massive de tout le salariat, y compris donc des couches populaires dudit salariat. »
Le temps a passé et la mode a varié – non sans combats de certains, non sans retentissante crise du capitalisme. Aussi bien dans le monde universitaire que dans celui du débat public, en particulier à gauche, le mot « classe » est revenu, basculé au pluriel et tantôt accolé à « populaires » tantôt à « moyennes ». Laissons pour cette fois la dernière épithète pour ne retenir que le couple « classes » et « populaires ».
Preuve d’un regain marxiste, le succès de ce syntagme ? Rien n’est moins sûr, quoi qu’ait pu en penser le jeune homme que j’étais. Il y a quelques mois, une – riche et stimulante – journée d’études organisée par des historiens se réjouissait, par exemple, du « retour au premier plan » de la catégorie d’analyse « populaire » tant en histoire qu’en sociologie, notant que ce mouvement ascendant était « évidemment lié » au « déclin […] de l’influence marxiste [...] sur les sciences sociales au cours des années 1980-1990, concomitant de l’affaiblissement des partis communistes en France comme dans le reste de l’Europe ». Ah ! Voilà qui devrait faire réfléchir...
« Construire l’unité de la classe implique d’en mesurer l’unité d’intérêt fondamentale mais n’exonère en rien d’une pensée stratégique, finement attentive aux problèmes qui se posent spécifiquement ici, là, ailleurs, aux contradictions qui la travaillent. L’unité est un combat. »
De fait, où se situe-t-on avec « classes populaires » et où se situe-t-on avec le concept de « classes » chez Marx ? Dans le premier cas, on est dans une sorte de stratigraphie de la société. Stratigraphie ? Le mot est effrayant mais l’image dit assez bien les choses. Avez-vous quelque souvenir de géographie ou de sciences de la terre ? Vous rappelez-vous ces coupes montrant les couches géologiques superposées ? Eh bien, c’est ça, « classes populaires », c’est pour désigner les couches qui sont tout en bas, les couches « inférieures ». Vous appartenez aux « classes populaires » si vous faites partie de ce « bas » social. C’est le monde des « sans » pour reprendre une expression des années 1990-2000, des « dépourvus de » … Sans argent, ça va sans dire ; sans réseau ; sans ressources culturelles reconnues, etc. Eh quoi ! Ces gens n’existent-ils pas ? Ce n’est pas vraiment la question : c’est simplement que le syntagme « classes populaires » porte en lui une vision de la société dans son ensemble.
Chez Marx, les classes ne sont pas du tout définies de la sorte : c’est la place dans les rapports de production qui compte en premier lieu. Lisons plutôt Le Capital :
Par prolétaire, il n’y a rien d’autre à entendre [...] que le travailleur salarié qui produit et valorise du capital et qu’on jette sur le pavé dès qu’il n’est plus indispensable pour les besoins de valorisation de Monsieur Capital (livre I, section 7, chapitre XXIII).
Que vous adoptiez la première lecture ou la seconde, ne voyez-vous pas tout ce que cela change ? Ne voyez-vous pas quels mondes différents cela dessine ? les gens que cela sépare et ceux que cela rassemble ? Les combats qu’il s’agit de mener ?
Dans le premier cas (au fond, presque comme la grille de lecture « exclus »/« inclus » par laquelle nous avons commencé), il n’est pas bien sûr que le chômeur de longue durée appartienne à la même classe que le contremaître. En tout cas, il est certain que ledit chômeur n’a rien à voir avec l’ingénieur ou le cadre. Il n’est pas de la même classe.
« Ils ne sont pas du même milieu. Ont-ils pour autant des intérêts fondamentalement divergents à l’heure où le capitalisme concentre l’essentiel du pouvoir dans un nombre de mains chaque jour relativement plus petit ? Non. Ils sont de la même classe. »
Dans le second cas, au contraire (relisez la citation du Capital), notre monde si profondément gagné à la logique du capital fait du chômeur de longue durée, du contremaître, de l’ingénieur et du cadre, des prolétaires ayant fondamentalement des intérêts communs, ayant fondamentalement les mêmes adversaires face à eux. Ont-ils la même vie, les mêmes pratiques culturelles ? Sans doute pas et c’est tout l’intérêt d’une réflexion sociologique fine sur la diversité des milieux sociaux. Ils ne sont pas du même milieu. Ont-ils pour autant des intérêts fondamentalement divergents à l’heure où le capitalisme concentre l’essentiel du pouvoir dans un nombre de mains chaque jour relativement plus petit ? Non. Ils sont de la même classe.
La question qui nous occupe depuis deux numéros n’a donc rien de la pure réflexion gratuite. Elle est déterminante pour envisager le combat révolutionnaire de notre temps. La vieille formule « Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire » est-elle si obsolète ? Il reste permis d’en douter...
En ce sens, la nostalgie ou le goût des costumes folkloriques n’ont pas plus d’intérêt que l’asservissement aux modes du moment. « Classe ouvrière » pose par exemple bien des problèmes en ce que cela semble ancrer la classe dans le seul monde de l’industrie et dans le salariat d’exécution. On objectera : Marx, pourtant, emploie bien cette formule, non ? Bien sûr mais délaissons un peu notre franco-centrisme. Que dit-on, à Londres, là où vit et travaille Marx ? On dit « working class ». Et à Berlin ou à Trèves ? « Arbeiter ». N’entendez-vous pas la différence avec notre « classe ouvrière » ? C’est que cet enfermement dans le monde industriel ne tient pas au concept marxiste, dès lors qu’on veut bien se rappeler que la révolution ne se pense pas qu’en français. Si on veut être plus indulgent vis-à-vis de nos anciennes formules, souvenons-nous qu’elles se forgent aussi en un temps où « ouvrier » et « salarié », c’est tout un pour ainsi dire, car il en va effectivement ainsi à la fin du XIXe siècle (et encore longtemps après dans notre France aux si nombreux travailleurs indépendants). Le problème que nous pointons aujourd’hui se pose à peine lorsque le mouvement révolutionnaire français est (très partiellement et très difficultueusement !) touché par le marxisme. De nos jours, en revanche, le problème doit être affronté avec sérieux : « classe ouvrière » a une histoire glorieuse mais, comme « classes populaires », le syntagme érige des frontières de classe là où il n’y en a pas. Comme nous ne sommes pas là pour conserver pieusement l’entrée d’un musée mais pour changer pour de bon ce monde qui va si mal, ne devra-t-on pas dire nettement comme Marx le faisait en évoquant ces révolutionnaires français bloqués dans la nostalgie de la Grande Révolution : « Le malheur des Français, ce sont les grands souvenirs ! Il faut une fois pour toutes que les événements brisent ce culte réactionnaire du passé » (lettre à César De Paepe, 1871).
Pour autant, « classes populaires » a le mérite de poser explicitement une question de très grande ampleur pour tout révolutionnaire, aujourd’hui : dans le salariat contemporain, les couches populaires sont bien plus que les autres tenues à l’écart du combat politique. Regardez qui vote et qui s’abstient. Regardez le détail des appartenances sociales des principaux dirigeants politiques. Or il n’y aura pas de changement, de progrès durable sans mobilisation consciente et massive de tout le salariat, y compris donc des couches populaires dudit salariat. Toute démarche de type « Terra Nova », actualisée ou non, façon Kamala Harris ou tout ce que vous voudrez, est une pure garantie d’échec.
« Aujourd’hui, en revanche, le problème doit être affronté avec sérieux : « classe ouvrière » a une histoire glorieuse mais, comme « classes populaires », le syntagme érige des frontières de classe là où il n’y en a pas. »
Aussi, proposer de rejeter (dans l’optique politique qui est la nôtre, étant entendu) le syntagme « classes populaires » comme impasse théorique et pratique pour lui préférer l’approche marxiste n’implique en rien un appel à l’aveuglement devant cette question politiquement déterminante de la place des couches populaires dans le combat révolutionnaire. Construire l’unité de la classe implique d’en mesurer l’unité d’intérêt fondamentale mais n’exonère en rien d’une pensée stratégique, finement attentive aux problèmes qui se posent spécifiquement ici, là, ailleurs, aux contradictions qui la travaillent. L’unité est un combat.
Guillaume Roubaud-Quashie, directeur de Cause commune.
Cause commune n° 42 • janvier/février 2025