Par

Dans ce texte tiré de son mémoire de master (université du Havre, 2013), Colin Marais démontrait comment s’est imposée une police républicaine dans une ville ouvrière où la présence d’un port posait, comme partout, de sérieux problèmes.
S’attachant à articuler une histoire politique marquée par la personnalité des maires et la combativité de la classe ouvrière, l’auteur a pratiqué une véritable histoire sociale d’une police urbaine et de policiers qu’il ne présente pas comme des êtres désincarnés. Soulignons que la « police municipale » de la Troisième République n’avait rien de commun avec ce que nous dénommons ainsi aujourd’hui, et qu’elle correspondait plutôt à celle des commissariats locaux, une police qui fut étatisée à la fin de la première moitié du XXe siècle.

Par Colin Marais
La première partie du texte est un passage de sa conclusion et la seconde un extrait du chapitre huit.

La fabrique d’une police locale
La police municipale du Havre connaît un processus complexe de « républicanisation » tout au long de la IIIe République. L’appareil hérité du Second Empire hérisse le poil des républicains qui le savent centralisé et surtout affilié à la surveillance politique caractéristique du régime de Napoléon III. Ses défauts sont nombreux : malgré les vœux pour obtenir une police respectable, l’empereur et ses subordonnés font primer la fidélité au régime sur les autres considérations, notamment chez les commissaires, faisant le jeu des excès en tout genre des policiers (ivresse, arbitraire). Ils sont dénoncés par une population lassée mais qui voit aussi dans la police municipale un outil moderne et efficace, attitude ambivalente que l’on retrouve parfaitement dans le cas complexe de la brigade des mœurs. L’arrivée au pouvoir des républicains en 1870 voit l’annonce d’un changement dans l’attitude de la police, voulue exemplaire, une exigence rappelée dans un rapport dressé en 1878. Il y a cependant loin de la coupe aux lèvres : soucieux de ne pas répéter le fiasco de 1848 qui avait désorganisé la police havraise, les républicains, confrontés à la guerre et à la défense d’un régime très jeune, retardent d’autant les réformes de leur projet surtout pensé en termes d’altérité avec la police impériale dont certains points saillants sont reconduits. Les effectifs ne sont guère épurés : une crise des vocations restreint le recrutement à deux viviers, dont celui des policiers révoqués, changements bien faibles qui expliquent tant la continuité des excès en tous genres que la survivance bonapartiste encore sensible en 1877.
Les rapports avec la population restent compliqués : les policiers sont, comme les Havrais, issus de milieux modestes et souvent ruraux ; leur situation financière les rapproche de la classe ouvrière, bien que les commissaires se situent plutôt dans la classe moyenne, voire aux portes de la petite bourgeoisie. Cependant, face à l’indigence et à la prostitution, endémiques au Havre, les appariteurs se font le bras armé d’une répression voulue par le régime d’ordre moral, d’inspiration monarchiste, alors au pouvoir. Les policiers sont parfois compréhensifs, surtout les agents quand les commissaires se montrent le plus souvent méprisants. Il faut dire que le maintien de l’ordre reste compliqué : favorisés par l’alcool et la nuit, les actes de rébellion sont nombreux contre les agents. Les changements ne sont pas énormes, il s’en faut de loin, dans les années 1870 et les policiers sont parfois présentés par les journaux, principalement La Lanterne, comme une honte pour la République.

« L’échec d’une police devenue auparavant à peu près populaire auprès des ouvriers est donc définitivement consommé après la grève de 1922. »


A contrario, les années 1880 marquent un tournant important dans une approche républicaine des pouvoirs de police. À partir de 1882, le commissaire François-Xavier Platel défend une républicanisation de la police locale en prônant par exemple une formation pour permettre aux agents d’assimiler leurs devoirs et d’éviter les actes arbitraires.
La loi du 5 avril 1884 confère de larges pouvoirs de police aux maires, l’un des pivots de la doctrine républicaine en matière de police. Les maires du Havre, s’ils demandent une indemnité étatique pour les policiers en raison du lieu de transit que constitue le port, ne remettront jamais en cause cette décentralisation. C’est aussi sur le plan des pratiques que les agents changent : démiurges de la police républicaine, les commissaires centraux se succèdent pour l’améliorer, toujours dans le souci de faire aimer la République. La surveillance est permanente pour traquer les actes déviants qui pourraient nuire au régime ; les punitions tombent plus fréquemment et plus lourdement sur les agents contrevenants. Les effets sont inégaux : la « cooptation républicaine », le soutien apporté par des élus aux impétrants ne fournissent pas forcément de bons serviteurs dans la vision républicaine de la fin du XIXe siècle. Les commissaires n’en sont pas moins globalement ralliés au régime […]. La police n’en devient pas moins un métier de plus en plus reconnu et prestigieux, du fait entre autres des efforts consentis par la République : les traitements, les « extras » sont nombreux qui placent les agents dans une situation relativement confortable comparativement au reste de la population. Les gratifications, les médailles se multiplient et donnent du prestige à la fonction. Cependant, les anciens militaires forment toujours le gros des effectifs, tandis que la police demeure un second métier et non une vocation.

« Le renfort de plusieurs fédérations plus combatives, comme celle des ouvriers du port, la lassitude devant l’inefficience de la grève, le sentiment enfin que les policiers font le jeu du patronat contribuent à tendre la situation. »


La professionnalisation s’étend, la formation s’intensifie avec un stage d’un an après 1904. De multiples composantes voient le jour, dont une brigade cycliste suivant l’exemple parisien. Le flair des policiers est reconnu, notamment celui de la Sûreté, sur lequel les journaux ne tarissent pas d’éloges. Tout ceci concourt à l’apparition d’une classe-pour-soi, forgée d’abord dans une ritualisation des rapports sociaux (entre-soi perceptible notamment dans le cadre des témoins de mariage), puis dans l’amicalisme policier, protosyndicalisme obséquieux jouant sur du velours. Les rapports à la population changent un peu. Le maintien de la répression des pauvres n’est pas toujours en faveur d’une entente tout à fait cordiale, mais il n’empêche que le recours à la plainte se diffuse dans toutes les strates de la population. Dans une ville qui devient bientôt un bastion syndical, les ouvriers s’organisent peu à peu et se radicalisent face au patronat. Ils ne sont guère favorables à la police perçue comme l’agent du capital : de quoi justifier des luttes parfois intenses, comme en 1912 où les inscrits maritimes échangent de nombreux coups avec les policiers havrais. L’intervention desdits agents est cependant globalement acceptée : de nombreuses pétitions circulent qui réclament plus de policiers pour faire pièce aux apaches ; les journaux font de plus en plus souvent l’éloge des policiers, cités nommément et présentés sous un jour plus favorable. Il s’agit d’une certaine manière de l’âge d’or de la police républicaine au Havre.
La Grande Guerre va changer bien des choses dans le domaine. Les pressions se multiplient : le 2 août 1914 sonne comme un coup de semonce pour une police débordée par les pillages. Les rues sont moins sûres, livrées à une criminalité contre laquelle la police se révèle souvent impuissante. Les crises morales, les grèves affectent le port mais aussi les agents qui font entendre leur voix de manière pressante en 1917. Des policiers dont la mauvaise image se perpétue, s’intensifie : ils passent pour des « embusqués », restés à l’arrière quand les autres Français paient le tribut du sang sur le front. Cette mauvaise image persiste, bien que contredite par la mobilisation importante dans la police locale qui contribue à la déséquilibrer. Surmenés en raison de la faiblesse de leurs effectifs, les policiers passent aussi pour cyniques.

« C’est la journée du 26 août 1922 qui va définitivement marquer un tournant irréversible dans les relations entre la police municipale havraise et la classe ouvrière locale. »


Le conflit marque également un changement dans l’exercice institutionnel du maintien de l’ordre. Au nom de l’effort de guerre, qui exige que tout lui soit subordonné, le préfet et l’armée obtiennent des pouvoirs plus étendus : une garde civile à l’existence éphémère lui est confiée. L’armée participe au maintien de l’ordre, qu’elle délègue des hommes ou qu’elle surveille ses propres soldats, dans une forme d’étatisation de fait appelée à faire date dans les projets ultérieurs. Dans la continuité des hostilités, la sortie de guerre s’avère ardue. Les délits et les crimes sont nombreux en 1919-1920, les mouvements sociaux se succèdent à un rythme effréné, ravivés par la guerre et la solidarité issue des tranchées à laquelle les policiers, eux-mêmes anciens combattants, tentent tant bien que mal de participer. Leur combativité ira jusqu’à l’épreuve de force en 1920, lors d’une grève de la police peu soutenue et brisée par l’intransigeance du maire, Léon Meyer.
Figure dominante de la politique havraise au cours de la période 1919-1940, il fait de la police l’un des pivots du « meyerisme », politique teintée de compromis, de proximité avec la classe ouvrière et de clientélisme. La police est renforcée pour répondre aux velléités sécuritaires des habitants, tandis que les traitements sont augmentés afin de l’acquérir à la cause de l’édile. Elle se montre plus permissive, même si elle cesse de séduire des catégories de la population qui y avaient déjà recours avant les hostilités.

La grève de 1922 : L’échec d’une police populaire et le retour à la répression
Les années suivant la fin des hostilités sont marquées par une résurrection syndicale qui perdure plusieurs années. Au Havre, l’ultime avatar de cette agitation et de cette union particulièrement large a lieu en 1922 au sein de la métallurgie locale. C’est la décision prise par son patronat de baisser les salaires de 10%, à une période où l’inflation est galopante et le chômage très présent, qui provoque le 22 juin 1922 ce mouvement de grève qui va durer près de cent dix jours. Un mouvement important, qui engage, dès le 23 juin 1922, 10 000 métallurgistes, ultime manifestation particulièrement longue qui va refermer la très relative accalmie entre les gardiens de la paix et les ouvriers...

« La décision prise par le patronat de la métallurgie de baisser les salaires de 10%, à une période où l’inflation est galopante et le chômage très présent, provoque le 22 juin 1922 ce mouvement de grève qui va durer près de cent dix jours. »


Les grévistes sont particulièrement appréciés au sein de la population. La relative impréparation de cette longue grève, dont la durée surprend les organisateurs, incite toute la population havraise à participer financièrement au soutien des grévistes. La municipalité n’est pas en reste qui en juillet 1922 achète cinq mille boîtes de conserve en faveur du comité de grève, dont les membres sont dans une inextricable situation financière malgré les subsides reçus. La sympathie s’étend à la France entière avec la solidarité de municipalités comme celle, communiste, de Douarnenez. Quant à la police, elle se montre distante à l’égard de la grève, stratégie qui correspond à la volonté de Léon Meyer de privilégier la négociation et le dialogue avant d’engager des « troupes » naturellement perçues comme coercitives. C’est ce qui lui fait solliciter l’entremise du juge de paix dès le 22 juin, afin de conclure le mouvement de grève. Tout juste les agents se contentent-ils d’assurer la liberté du travail, une mission qu’ils semblent exercer sinon avec retenue, du moins sans grand enthousiasme, qu’ils aient été incités à la prudence par le maire (l’exemple du 1er mai 1922, réprimé sans grand souci de la mesure par la police, a terni la réputation de la brigade municipale), qu’ils soient désireux de ne pas provoquer les grévistes ou plus simplement par simple sympathie pour ces derniers. Les Corderies de la Seine se plaignent d’ailleurs que les agents de police mis à leur disposition soient simples « témoins » de l’interdiction faite par les grévistes aux contremaîtres d’entrer dans l’établissement, appelant à un renforcement du ­service d’ordre autour de l’entreprise, appel auquel la chambre de commerce se joint rapidement. Une quête est quoi qu’il en soit organisée par les agents pour subvenir aux besoins des métallos, signe que les gardiens de la paix sont au moins en début réceptifs aux revendications.

« Léon Meyer, figure dominante de la politique havraise au cours de la période 1919-1940, fait de la police l’un des pivots du “meyerisme”, politique teintée de compromis, de proximité avec la classe ouvrière et de clientélisme. »


La situation se tend cependant peu à peu, contraignant à l’appel de renforts. Il faut dire que le patronat se montre particulièrement intransigeant, parfois provocateur. Les négociations entreprises par le préfet, M. Lallemand, pour parvenir à un règlement pacifié de la question, n’aboutissent guère. Afin de diviser le mouvement pour mieux le réduire, des chefs d’entreprise négocient séparément avec leurs ouvriers mais se heurtent à une fin de non-recevoir de la part du comité de grève. Le 31 juillet, malgré la compréhension des ouvriers qui acceptent les propositions préfectorales, la situation reste bloquée du fait de l’intransigeance du patronat de la métallurgie, encourageant en désespoir de cause le maire et le préfet à recourir à un arbitrage. L’indigence s’étend chez les grévistes et facilite leur radicalisation. Les premiers esclandres ne sont pas nécessairement dirigés contre les gardiens de la paix : ce sont principalement la direction et la maîtrise des entreprises de métallurgie qui ont à en faire les frais. C’est le cas le 27 juillet 1922, lorsqu’un véhicule de la Société des forges et chantiers de la Méditerranée est renversé par des grévistes, ainsi qu’une voiture stationnée près des ateliers Leighton.
S’il ne s’agit là que d’événements spontanés et épisodiques, la pression n’en continue pas moins à monter et augmente encore après le 21 août, après deux mois sans victoire notable des grévistes, et en dépit du « grand calme » que note, dans la conduite de la grève, Le Petit Havre pourtant peu favorable. C’est surtout à partir de cette date que les policiers municipaux havrais sont pris à partie : le 24 août, des gardiens cyclistes essuient des jets de pierre, le lendemain, un commissaire reçoit un pavé dans la figure sur le cours de la République, que les chasseurs à cheval dégagent sabre au clair. Reste qu’il s’agit souvent d’actes isolés d’après les journaux locaux qui notent que la population ouvrière observe « sans résistance » les tournées des agents cyclistes. Le renfort de plusieurs fédérations plus combatives, comme celle des ouvriers du port, la lassitude devant l’inefficience de la grève, le sentiment enfin que les policiers font le jeu du patronat contribuent à tendre la situation.

« À partir de 1882, le commissaire François-Xavier Platel défend une républicanisation de la police locale en prônant par exemple une formation pour permettre aux agents d’assimiler leurs devoirs et d’éviter les actes arbitraires. »


C’est la journée du 26 août 1922 qui va définitivement marquer un tournant irréversible dans les relations entre la police municipale havraise et la classe ouvrière locale. Vers 16h30, un café est saccagé par des grévistes. Le commissaire central et plusieurs agents tâchent de faire refluer les badauds. Mais « de nombreux cris furent proférés contre la police ». Les ouvriers, qui reconnaissent le commissaire central et un agent de police, les houspillent et semblent même leur porter des coups, tandis que les agents cyclistes placés auprès de la gare sont la cible de jets de cailloux. Quand arrivent les renforts de police et de gendarmerie, en partie des villes de Fécamp, de Darnétal et de Rouen, tout s’accélère qui vire à la bataille rangée : « De nombreux grévistes, refusant de circuler, enlevèrent des pavés, parvinrent à déraciner des arbres et renversèrent des camions automobiles dans le but d’entraver l’arrivée des renforts de police. » Les échauffourées ensanglantent les abords du cercle Franklin, la bourse du travail du Havre : les armes parlent, les coups partent, le sang coule. La cause de cette ouverture du feu ? La mauvaise organisation du service d’ordre qui coupe les agents cyclistes des cavaliers, ouvrant une brèche dans laquelle s’engouffrent les grévistes menaçant les policiers d’encerclement. […] De même, la violence issue de la guerre, qui voit certains agents parisiens frôler la mort lors de manifestations, et la pression financière conséquente à laquelle sont soumis les grévistes contribuent à faire déraper la situation. Enfin, c’est bien sûr l’angoisse soudaine de policiers, peu formés aux subtilités du maintien de l’ordre qui réclame d’être intériorisé pour être efficient, qui contribue à faire dégénérer la situation. Les agents cyclistes tirent d’abord en l’air pour se dégager, avant de pointer leurs armes sur la foule. Les gendarmes font feu pour dégager leurs collègues. Trois hommes sont mortellement atteints, une jeune fille s’évanouit de terreur en entendant la fusillade, tandis que les manifestants improvisent une bataille rangée, arrachant des pavés et renversant des camions pour dresser des barricades. Les combats se déroulent pendant près d’une heure et demie sur le cours de la République, où plusieurs autres coups de feu sont entendus. Les grévistes continuent à arracher des pavés tandis que la bataille rangée fait rage, principalement avec les gendarmes. Un semblant de calme est cependant rétabli à 18h30 […]. Le bilan est lourd : trois grévistes ont été tués, âgés de 22 ans en moyenne, dont Georges Allain et Henri Lefebvre. Certains ont été gravement frappés […]. Une quinzaine d’agents blessés, parfois grièvement comme le commissaire atteint par un projectile en pleine figure.
Le lendemain, tous les journaux s’emparent de l’affaire. L’Humanité se montre le plus critique à l’égard des forces de l’ordre. Sa une (« Gouvernement de crime ») est déjà tout un programme et le journal oppose la violence de la police municipale et du gouvernement, qu’elle accuse d’avoir sciemment organisé le massacre, à la sérénité manifestée jusqu’alors dans les rangs de la classe ouvrière havraise : « Jamais grève, cependant, ne s’était affirmée avec plus de calme. Jamais pauvres gens, torturés par onze semaines de privations, fouettés par les insolences de leurs maîtres provisoires, n’avaient affirmé une plus grande maîtrise de soi. » Tout le contraire, en somme, de l’attitude des forces de l’ordre telle qu’elle est rapportée dans le journal, surtout des policiers qui, outre qu’ils auraient écrasé un enfant de huit ans, « vinrent ensuite devant le cercle Franklin, revolver au poing et vociférant, provoquer les grévistes. Ils tirèrent sur la foule ». […] La presse modérée se montre circonspecte : c’est le cas tout d’abord du Matin qui rapporte, dans un modeste entrefilet, la « bataille » qui s’est engagée au Havre et a causé des pertes tant du côté des civils que de celui des autorités (« huit gendarmes sont en traitement à l’hospice général et neuf civils à l’hôpital Pasteur »). Le Petit Journal, qui décrit les événements sans prendre parti, condamne cependant les ouvriers du port et du bâtiment qu’il considère comme les meneurs de ces affrontements, les métallurgistes étant des « gens pacifiques ». Défavorable aux grévistes, Le Petit Havre rappelle pour sa part les agents blessés dans une liste qui n’est pas sans rappeler celle des morts au champ d’honneur. Le Journal du Havre s’exprime presque dans les mêmes termes lorsqu’il signale que plusieurs gardiens de la paix et gendarmes ont été blessés et que les agents cyclistes n’avaient guère d’autre choix que de tirer pour se sortir d’une situation périlleuse.
Ce n’est pas l’attitude ultérieure de la police municipale qui va aider à réconcilier gardiens de la paix et ouvriers, dont les positions sont désormais totalement antinomiques. Dès le lendemain, ainsi que le rapporte Le Matin, cinquante arrestations ont été opérées parmi ceux qui sont suspectés d’avoir organisé les émeutes. Le 28 août, selon L’Excelsior, les principaux syndicats de la métallurgie sont décapités, particulièrement à la CGTU, très combative, quand six hommes dont deux maçons sont interpellés au sein du cercle Franklin pour rébellion armée. […] Les interpellations se poursuivent et M. de Marmande, de la Ligue des droits de l’homme, s’émeut à la mi-septembre contre « ces arrestations qui n’ont point de fin comme elles n’ont pas de bases sérieuses et ne correspondent qu’au désir de terrasser et de tuer la grève ».
Les leaders syndicaux sont les principales victimes de ces coups de filet : le 31 août au matin, Henri Gauthier est interpellé par la sûreté locale qui trouve des « documents révolutionnaires » lors d’une perquisition à son domicile. Une jeune Havraise est condamnée à neuf mois de prison pour avoir jeté un pot de fleur sur un policier, verdict rendu sur la foi du témoignage de la femme d’un agent cycliste, ce qui contribue encore à accentuer le malaise. L’attitude des autorités, qui récompensent généreusement le service d’ordre, révulse des métallos […]. A contrario, on sent dans les rapports du commissaire central au préfet, censés être neutres, une forme de mépris […]. Les forces de l’ordre, retirées au maire et passées directement dans l’orbite militaire afin de couper court à tous risques de tensions supplémentaires, bloquent le cours de la République devenu inaccessible aux métallurgistes havrais. Un « cordon de troupes entoure désormais la gare » […], l’armée occupe dès le soir du 26 août le cercle Franklin, d’où elle avait délogé plusieurs grévistes. Elle y est encore présente au début du mois d’octobre, quand Léon Meyer réclame le départ du bataillon qui s’y trouve encore cantonné, en arguant du calme qui règne depuis cinq semaines dans la ville. À partir du 3 octobre enfin, la police municipale, qui a interdit les rassemblements lors des funérailles des victimes du 26 août, est appelée à protéger les tréfileries contre tout mouvement d’open shop. Un tel déploiement de forces engendre encore des échanges verbaux : le 1er septembre, un agent de la Sûreté doit surseoir à une arrestation afin de ne pas jeter de l’huile sur le feu, alors qu’il se trouve au contact d’un groupe important de grévistes. Malgré tout, c’est plutôt la lassitude qui l’emporte chez des grévistes résignés […]. Le mouvement se délite peu à peu : une forte minorité d’ouvriers s’exile, profitant en particulier des services offerts par l’Office régional de la main-d’œuvre de Paris qui emploie de nombreux métallurgistes havrais au battage à partir de septembre 1922, solution qui ne dure guère plus d’un mois puisque les vendanges s’interrompent le mois suivant. Le 10 octobre, tandis que 10 624 d’entre eux ont réintégré leur place et que 2 500 ont déserté Le Havre, il ne reste plus « que » 3 169 grévistes, « chômeurs », comme l’on dit alors. Le mouvement de grève a vécu et ne cessera de décroître, malgré une ultime tentative de la part des journalières de Desmarais qui cessent le travail le 17 octobre […].
La grève des métallurgistes de 1922 marque donc un tournant relatif dans les relations entre les policiers et les ouvriers havrais. Populaire, elle est d’abord appuyée de loin par les gardiens de la paix réservés lorsqu’il s’agit d’assurer la liberté du travail et qui lèvent des fonds pour soutenir les métallos. L’intransigeance du patronat local […] contribue peu à peu à tendre la situation, principalement pour ce qui est des relations entre les policiers et les ouvriers, lorsque les esclandres sont de plus en plus fréquents. La dramatique journée du 26 août marque le point culminant de ces tensions : encerclés, les agents cyclistes ouvrent le feu sur les ouvriers, aggravant encore les relations désormais antinomiques entre les deux parties. Tandis que la presse, principalement ouvrière, s’empare de ce massacre, les tensions s’intensifient entre les ouvriers et les policiers qui procèdent à de nombreuses arrestations et interdisent tout rassemblement pour rendre hommage aux victimes du 26 août. L’échec d’une police devenue auparavant à peu près populaire auprès des ouvriers est donc définitivement consommé après la grève de 1922. Celui de Léon Meyer en partie aussi, après l’affaire des pouvoirs de police que le préfet lui a retirés au cours de la même grève... 

 


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C’est en 2008, le baccalauréat en poche, que Colin Marais commença à l’université du Havre des études qu’il a tant appréciées qu’elles l’ont conduit, quinze ans plus tard, au doctorat en histoire après la soutenance, en 2013, d’un mémoire de master dirigé par Christian Chevandier et intitulé Une police républicaine ? La police municipale du Havre sous la Troisième République, approche locale d’une histoire politique riche de sa dimension sociale, décisif pour son projet de se lancer dans une thèse.
Dans un rapport sur le déroulement de sa recherche de doctorat, deux chercheurs notaient : « Aucune difficulté méthodologique n’a été mise en évidence, les démarches de M. Marais étant réfléchies et étayées. » La rigueur ainsi soulignée a été une caractéristique du travail du jeune chercheur. Dirigée par Philippe Nivet et Emmanuelle Cronier et soutenue le 25 mai 2023, sa thèse Les Terre-Neuvas fécampois pendant la Seconde Guerre mondiale : pratiques professionnelles, adaptation au contexte économique, comportement social et politique a suscité les éloges argumentés du jury. Il pratiquait une histoire généreuse, ratissant les sources et soucieux d’éclairer tous les aspects d’un riche sujet croisant Seconde Guerre mondiale, histoire maritime et histoire locale. Il avait également à cœur de transmettre l’histoire de l’activité morutière par des conférences auprès du grand public.
« Humaniste et altruiste », pour reprendre l’expression d’un de ses amis, Colin Marais a eu des engagements, au Secours populaire et au Parti communiste, qui relevaient de ces traits de caractère. Très attaché à sa famille, très présent au sein d’un groupe d’amis qui pour beaucoup partageaient sa passion pour l’histoire, il avait avec ses enseignants des relations qui dépassaient les simples rapports pédagogiques. Surtout, tout cela pouvait s’ancrer dans un rapport à l’espace vécu que n’étayaient pas seulement les connaissances en géographie humaine, tant il avait su tirer profit d’un enseignement qui, à l’université du Havre, rendait complémentaires les différentes sciences sociales.
Colin Marais était très attaché aux lieux et gens du pays de Caux. Tous ceux, étudiants et professeur, qui ont participé il y a une douzaine d’années, un matin d’automne, à la visite historique de Fécamp qu’il avait organisée s’en souviennent. Le choix de ses recherches universitaires a pris en compte cet intérêt, en une histoire par le bas qui, après E. P. Thompson, s’est développée depuis les années 1960, associant des sources au plus près du terrain et la perception d’acteurs sociaux qui construisent leur histoire.
Colin aimait écrire, et écrivait bien, sans ce jargon trop courant à l’université. Dès ses années de licence, cela était sensible dans les dossiers qu’il rendait. Le volume de ses travaux de recherches s’en est ressenti (un mémoire de Master 2 de 538 pages, puis une thèse de 849 pages). Il est alors plaisant de citer un exercice peu commun auquel il s’est livré avant la préparation du CAPES puis la thèse, en jouant sur la symbolique chrétienne et la mythologie grecque, la rédaction en deux cent cinquante strophes de vingt alexandrins chacune de Dracula, relecture du roman de l’écrivain irlandais Bram Stoker. Mais sans doute les articles qu’il avait déjà publiés dans Les Annales du patrimoine de Fécamp et dans les Annales de Normandie sont-ils significatifs des talents du jeune historien : un rapport à l’espace parfaitement maîtrisé, une approche scientifique, une rédaction permettant à chacun de s’approprier les connaissances que l’auteur a construites. La forte présence d’anciens terre-neuvas à ses conférences et à sa soutenance de thèse en témoignent : l’histoire sociale, selon Colin Marais, ne se concevait qu’avec les hommes, acteurs et lecteurs.

Christian Chevandier et Emmanuelle Cronier

 


Hommage à notre camarade Colin Marais

Le 17 juin 2023, notre camarade et ami Colin disparaissait tragiquement. Fraîchement devenu docteur après sa soutenance de thèse le 25 mai 2023, au titre de Les Terre-Neuvas fécampois pendant la Seconde Guerre mondiale : pratiques professionnelles, adaptation au contexte économique, comportement social et politique, sous la direction d’Emmanuelle Cronier et Philippe Nivet, il avait rejoint la rédaction de Cause commune en février de la même année. L’ensemble de l’équipe de rédaction de notre revue tient à honorer sa mémoire en publiant un texte d’hommage de ses anciens directeurs de recherche ainsi qu’un extrait de son mémoire Une police républicaine ? La police municipale du Havre sous la Troisième République, soutenu en 2013. Nous remercions Christian Chevandier et Emmanuelle Cronier pour leur aide. Notre pensée va vers Colin, ses proches, ses amis et ses camarades de la fédération de Seine-Maritime.
La rédaction de Cause commune.

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Colin Marais est aussi l'auteur de Dracula, une œuvre originale de deux cent cinquante strophes de vingt alexandrins, relecture du roman de l’écrivain irlandais Bram Stoker.

Dracula, 338 pages, Edilivre-Aparis, 2014.

Cause commune36 • novembre/décembre 2023