Par

La vie de Robert Dussart représente un siècle de luttes sociopolitiques. À partir d’un cas concret dans un espace délimité (la plus grande usine de Charleroi), nous plongeons dans le passé du Parti communiste belge (PTB) et de la Fédération générale du travail de Belgique (FGTB), ce qui permet de bien saisir la relation souvent houleuse entre le grand syndicat de gauche et les communistes.

RD-couverture.jpg

Robert Dussart a grandi parmi les Chevaliers du travail. C’est un petit syndicat de mineurs et de métallos radicaux et autonomes du Parti ouvrier belge, l’ancêtre du Parti socialiste. La plupart sont concentrés au cœur du bassin industriel de Charleroi. Le Pays noir a longtemps tiré l’économie belge grâce à ses charbonnages et à sa métallurgie. En son centre se trouvait le fleuron national de l’électromécanique : les Ateliers de constructions électriques de Charleroi (ACEC). Fondés en 1881, les ACEC fabriquaient de tout, comme du matériel ferroviaire et des câbles (repris aujourd’hui par Alstom et Nexans). Les chemins de fer, les centrales électriques, l’armée et la sidérurgie s’y sont longtemps équipés. Les ACEC, joyau du plus grand trust belge, la Société générale de Belgique, ajouteront à leur maison-mère de Charleroi (dix mille travailleurs) des usines dotées chacune d’un gros millier d’ouvriers à Herstal, à Gand et à Ruysbroeck (située en périphérie bruxelloise), c’est-à-dire aux quatre coins de la Belgique.
Les Chevaliers du travail sont mal à l’aise parmi des sociaux-démocrates trop conciliants et beaucoup rejoignent le petit parti communiste, surtout à l’occasion d’une grève très dure de mineurs en 1932. C’est lors de ce mouvement presque insurrectionnel que le père de Robert, comme d’autres de ses camarades Chevaliers, est exclu du pilier socialiste, qui place alors en bloc les syndicats, les mutuelles et les coopératives sous la tutelle du parti. C’est un traumatisme qui marque le jeune Dussart, âgé de 11 ans. Quatre ans plus tard, peu après la grève du joli mois de mai 1936, Robert quitte l’école et entre aux ACEC. Il y restera cinquante ans.

« Robert Dussart incarne un certain idéal type du syndicaliste communiste ouest-européen. Durant trente ans, il a été le dirigeant syndical emblématique d’une grande usine et un responsable politique national du PCB. »

Le patronat des ateliers, très antisyndical, n’aura aucun scrupule à se couler dans la collaboration durant la guerre. Son directeur-général aide en décembre 1940 la Gestapo à arrêter et inculper des grévistes de son usine d’Herstal. Treize ouvriers sont déportés. Seul Louis Neuray, leur meneur communiste, reviendra.
En 1943, le personnel des ACEC fait grève contre le service du travail obligatoire en Allemagne, comme dans bien d’autres entreprises. Dussart est toutefois relégué à Leipzig dans un atelier ferroviaire. Maintes actions de résistance sont menées aux ACEC durant son exil, comme des sabotages.

Le travail politique de la cellule communiste de l’usine
De retour à la Libération, Dussart ne s’engage pas au PCB, bien qu’il en soit sympathisant. Les communistes sont alors au faîte de leur gloire : 12,7% aux élections de 1946 (21% en Wallonie), quatre ministres (1944-1947), des postes clés à la tête de la FGTB et 88 000 adhérents (contre 10 000 pendant la guerre). Dussart veille surtout à ce que les anciens Chevaliers du travail, chassés en 1932, retrouvent leur place au sein de la maison du peuple de leur quartier de Dampremy à Charleroi.
Dans le même temps, les travailleurs des ACEC se radicalisent, surtout à partir de 1947 quand revient l’offensive sociale, et ils se tournent vers les syndicalistes communistes. Alors qu’ils sont chassés partout ailleurs de leurs responsabilités éphémères à la FGTB, à la suite de leur départ du gouvernement et de l’exacerbation de la guerre froide, les communistes deviennent hégémoniques au sein de la délégation syndicale des ACEC, jusqu’à occuper dès 1950 sa présidence. Cet essor, à rebours de la marginalisation rapide du PCB, est le fruit du travail politique de la cellule communiste de l’usine, fondée lors de la grève de 1943. Dès lors, le personnel des ACEC devient la locomotive régionale du mouvement ouvrier. C’est pourtant l’exception qui confirme la règle car presque partout ailleurs les socialistes règnent sans partage sur les sections de la FGTB.
Cette tension, inconfortable pour des syndicalistes tiraillés entre syndicat socialiste omnipotent et petit parti communiste raidi par l’époque, éclate aux ACEC en 1954 lors d’une grève pilotée sans tact par le PCB. L’appareil socialiste de la FGTB-Charleroi tente d’isoler les syndicalistes des ouvriers. Sortis du conflit bredouilles mais sans trop de casse, les communistes des ateliers reconsidèrent l’approche rigide de leur travail syndical.
Délégué syndical depuis 1951, Robert Dussart pousse ses camarades à plus de finesse. Leur introspection se conju­gue vite au XIe congrès du PCB (Vilvorde, décembre 1954) qui aboutit à un renouvellement complet de sa direction et à une orientation plus légaliste, consensuelle, mettant de côté une série de notions léninistes (dictature du prolétariat, parti d’avant-garde…). Surpris, Étienne Fajon, l’envoyé du PCF et du Kominform, grince des dents mais décide de ne pas leur en tenir rigueur. Dussart prend dès lors graduellement jusqu’en 1960 le relais de son prédécesseur, malade mais aussi en désaccord avec le tournant de Vilvorde, à la tête de la cellule du parti aux ACEC et de la délégation syndicale. Il est élu en 1960 au comité central du PCB.

« Robert Dussart a construitson assise syndicale, certes originale et participative, sur une nette autonomie,envers son patron bien sûr mais aussià l’égard des instances de la FGTB etmême du PCB. »

Encore peu connu en dehors de son usine, Dussart va acquérir une certaine notoriété lors de la grande grève de l’hiver 1960-1961. La mémoire collective retiendra surtout son rôle clé de dirigeant local pendant ce mouvement qui paralyse le pays durant un mois contre un projet gouvernemental austéritaire (Loi unique). Cette grève, sans doute la plus importante de l’histoire belge, n’avait rien d’évident : le sommet de la FGTB est divisé quant à la stratégie à prendre et temporise, laissant le syndicat des services publics partir seul à la bataille. Sentant une grande colère ouvrière vis-à-vis de cette inconsistance, le PCB parvient alors à précipiter la grève en l’initiant dans ses derniers bastions industriels simultanément à la grève des services publics, y compris aux ACEC. De plus, des grévistes sont envoyés aux portes des usines voisines pour porter la bonne parole. Telles des dominos, les entreprises basculent dans la grève, qui se répand comme une traînée de poudre. La direction de la FGTB est forcée de suivre. Fort de son coup d’éclat pour tout le Pays noir, Dussart incarne le meneur syndical, entretenant la mobilisation par des manifestations presque quotidiennes. C’est à cette occasion que sont tissés de solides liens avec la CGT de Jeumont-Schneider (Maubeuge, Nord). À peine trente-cinq kilomètres séparent les deux usines du baron Empain. La délégation syndicale, menée par Ambroise Périn, récolte des fonds pour les grévistes belges. Cette solidarité financière leur sera rendue en octobre 1964 lors d’une grève locale à Jeumont et leur camaraderie perdura. De même, Liberté, le quotidien communiste du Nord-Pas-de-Calais, se rend aux ACEC et publie le 25 décembre 1960 un reportage de terrain bien documenté. L’Humanité et Liberté suivent attentivement le conflit. L’aide matérielle et morale du PCF et de la CGT aux grévistes belges sera substantielle.
La grève s’achève en demi-teinte mais connaît une troisième mi-temps : le patronat tente de se venger en licenciant abusivement les grévistes. Dussart affronte une double attaque : d’abord inculpé de vandalisme, il est pressé par sa direction de renoncer à son mandat syndical pour répondre à la justice sans entacher l’entreprise. Il refuse et est mis à la porte. Mais la réaction rapide et massive du personnel des ACEC oblige le patron à renoncer à son coup de force. Après cette première victoire, Dussart est ensuite innocenté au tribunal. Ce franc succès dope l’engouement à son égard et renforce le regain de popularité du PCB. Les communistes recrutent toute une génération de syndicalistes dans la métallurgie wallonne. Aux ACEC, la cellule connaît des sommets, passant de cent neuf membres (1960) à deux cent quarante-deux (1965). Dussart pousse son avantage au sein de la délégation syndicale, mais aussi grâce à son implication sincère dans un petit journal de prêtres-ouvriers. Certains sociaux-chrétiens, dont de jeunes ouvriers chrétiens, rejoignent ainsi le PCB. La cellule profite également de son engagement pacifiste à travers une section dynamique de l’Union belge pour la défense de la paix dans l’usine. Enfin, les communistes accompagnent le premier mouvement régionaliste wallon, qui apparaît d’abord comme le ciment unitaire des grévistes de 1960-1961. Sa dissidence envers le Parti socialiste accentue son intérêt, même si le PCB y reste à la marge. La cellule s’appuie sur Dynamo, sa feuille d’usine, sûrement la plus pérenne de Belgique, qui connaît un grand tirage. Le lecteur trouvera en ligne des descriptions détaillées de cette cellule dans un article publié dans le numéro 20 de la revue Lava (« Quarante ans de cellules communistes aux ACEC », 2021) et du rapport de Dussart au syndicalisme chrétien dans le numéro 18 de la revue du Centre d’animation et de recherche en histoire ouvrière et populaire (CARHOP).

La victoire des 36 heures aux ACEC
À partir de 1971, Dussart est appelé à jouer un rôle plus important, en intégrant l’exécutif régional de la FGTB et en entrant au bureau politique du PCB. Cette double ascension est extraordinaire. Pareille reconnaissance syndicale envers un dirigeant communiste de premier plan est un gage de respectabilité rarissime de la part des socialistes, pourtant jamais menacés dans leur hégémonie sur les bassins industriels wallons. Dussart va toutefois se concentrer en priorité sur le conflit social aux ACEC, confrontés à partir de 1975 au péril d’une dislocation. Il mobilise presque sans répit les travailleurs des ateliers pour préserver l’emploi, avec un certain succès, mais bataille en vain pour doter les ACEC d’un statut de régie nationale comme Renault. Il change son fusil d’épaule en ciblant un autre type d’acquis social : la réduction du temps de travail.
Fort de son élection au Sénat en 1977 (le seul ouvrier de l’hémicycle), Dussart assure ses arrières syndicaux en se présentant à la présidence de la FGTB-Charleroi. Un score insuffisant mais honorable lui permet d’obtenir carte blanche de son rival. Pesant assez lourdement dans le rapport de force, il lance en 1979 une grève pionnière pour les 36 heures hebdomadaires de travail aux ACEC, la plus longue que les ateliers aient connue (treize semaines). Dussart parvient à garder soudé le personnel face à un patronat arc-bouté sur ses positions et le force in fine à négocier. Les ACEC passent en quelques mois de 40 heures à 36 heures par semaine. C’est alors une victoire sans égal en Europe occidentale. La Vie ouvrière, la revue de la CGT, y consacre un reportage élogieux et prend en modèle cette avancée pour presser Mitterrand de tenir à l’avenir sa promesse de campagne en faveur de la réduction du temps de travail.

« Robert Dussart va acquérir une certaine notoriété lors de la grande grève de l’hiver 1960-1961. »

Vieilli, Dussart tente de maintenir les acquis sociaux et l’unité de la délégation syndicale, mais le patronat est décidé à disloquer les ACEC, en vendant ses meilleurs morceaux au plus offrant. Dussart repousse constamment son départ à la retraite car il sait que sa présence dissuade la direction d’un nouveau bras de fer. Mais peu après son départ en 1986, les vagues de licenciements commencent et ne s’arrêteront plus, jusqu’à achever le démantèlement en 1989. Les ACEC auraient pu connaître le sort de Philips ou de Siemens mais leurs actionnaires en ont décidé autrement.
Dussart entreprend ensuite une dernière mission impossible : sauver le PCB, comme dernier président francophone. Privé de députés en 1985, réduit à cinq mille membres, le PCB est asphyxié par la division inextricable entre le courant eurocommuniste de sa direction et les tendances soviétophiles de ses bastions ouvriers wallons. Dussart est toujours parvenu à se tenir au-dessus de la mêlée, ajustant à peu de chose près sa ligne politique à celle de Georges Marchais en France. La similitude du début de leur itinéraire laisse d’ailleurs songeur : le STO, l’allégorie du cadre thorézien (le métallo promu par le PC pour son syndicalisme). Mais le constat d’échec est sans appel. En 1990, fatigué, Dussart renonce. Le PCB disparaît au profit d’un spectral PC Wallonie-Bruxelles. Retraité pour de bon, Robert Dussart consacrera ses derniers efforts à conseiller les syndicalistes combatifs de l’usine de Caterpillar à Charleroi, avant de mourir en 2011.

« À partir de 1971, Robert Dussart est appelé à jouer un rôle plus important, en intégrant l’exécutif régional de la FGTB et en entrant au bureau politique du PCB. »

Dussart incarne un certain idéal type du syndicaliste communiste ouest-européen, sur une très longue période. Durant trente ans, il a été le dirigeant syndical emblématique d’une grande usine et un responsable politique national du PCB. C’est une longévité rare en Belgique, mais aussi en France : par exemple, Roger Linet et Claude Poperen, les deux grands secrétaires généraux de la CGT à Renault-Billancourt, ne sont restés en fonction que dix ans, avant d’être appelés à d’autres tâches. Dussart a construit son assise syndicale, certes originale et participative, sur une nette autonomie, envers son patron bien sûr mais aussi à l’égard des instances de la FGTB et même du PCB. Son parcours appelle à des comparaisons plus fines avec d’autres dirigeants syndicaux et communistes, dans une démarche prosopographique internationale. La trajectoire de Dussart permet cependant de constater la durabilité d’une pratique syndicale axée sur la lutte des classes et guère marginale dans un espace-temps dépourvu de grand parti communiste (le PCB a compté huit mille à dix-neuf mille membres et 5 à 9% des électeurs en Wallonie de 1952 à 1981).
*Adrian Thomas est historien.

Cause commune n° 31 • novembre/décembre 2022