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À la suite de notre dossier sur les GAFAM (n° 33), nous avons reçu une contribution d’un étudiant de Côte d’Ivoire, qui nous a semblé apporter un éclairage intéressant et original sur les grands enjeux mondiaux de la révolution numérique.

Alors que l’Europe se cherche encore sur le terrain cyber pour faire émerger ses « géants du numérique », c’est vers le continent africain que regardent les les Google, Apple, Amazon, Microsoft (GAFAM) américains et les Baidu, Ali Baba, Tencent et Xiaomi (BATX) chinois. Avec son milliard et demi d’habitants et son potentiel économique, le continent africain attire les convoitises, non seulement des groupes pétroliers, mais aussi de ceux d’internet et des big data, le pétrole du XXIe siècle,… au risque de tomber dans une nouvelle forme de colonisation cyber.

L’Afrique, inégalement connectée à internet
Les facteurs sociaux sont des éléments importants dans le développement des leaders technologiques. Certes, le business model des GAFAM et les avancées technologiques que ceux-ci proposent ont joué un rôle considérable dans leur positionnement sur le marché mondial. Leur écosystème numérique et politique a été un facteur clé dans leur développement : infrastructures de télécommunication, réglementations économiques en vigueur, capitaux et politiques publiques… dont sont dépourvus de nombreux pays africains, constituent alors des barrières à l’entrée pour proposer des services numériques équivalents à ceux que l’on trouve en occident. Il s’agit d’un enjeu énorme pour permettre le développement économique, la circulation des idées et le progrès technique de l’Afrique.
Il existe une grande disparité entre les pays d’Afrique, ce qui conduit à un renforcement des inégalités sur le continent : au Maghreb et en Afrique du Sud, plus de la moitié de la population est internaute, contre à peine 12 % pour l’Afrique centrale. La progression de l’utilisation d’internet est considérable en Afrique : en l’espace de trois ans (2012-2015), le prix du téléphone portable, de type smartphone, est passé de 230 à 50 dollars, donnant ainsi à de nombreux Africains un accès à internet. Cependant, ils continuent à ne représenter que 9 % des internautes face aux 26 % d’occidentaux. Ainsi, selon International Telecommunication Union (ITU) Estimate, le pourcentage d’individus utilisant internet serait de 33% en Afrique contre 63% pour la moyenne mondiale (2021).

« La bataille culturelle est aussi en cours avec les grandes plateformes de streaming vidéo (ex. Netflix) qui, comme ailleurs dans le monde, écrasent les cultures locales et contrarient l’émergence d’une culture numérique africaine. »

Internet pour le développement des régions rurales
Il existe également de grandes inégalités d’accès au sein d’un même pays : en moyenne 50 % dans les zones urbaines contre 15 % dans les zones rurales (ITU Estimate). Or, les zones rurales sont les principaux lieux de sources de revenus, provenant de rendements agricoles. En Afrique, dans les régions éloignées des grands centres urbains, le commerce s’organise autour du smartphone sur les applications Facebook, WhatsApp, ce que l’on appelle « la Facebook économie ». Sans réseaux de distribution et de banques organisés, ces nouveaux outils permettent, notamment à des femmes, d’écouler leurs marchandises pour un revenu plus important que sur les marchés locaux. Cependant, les zones rurales manquent cruellement d’infrastructures de télécommunication, réduisant de fait l’accès aux technologies de l’information et de la communication, pourtant essentiels au commerce.

« Le pourcentage d’individus utilisant internet serait de 33% en Afrique contre 63% pour la moyenne mondiale (2021). »

L’accès à internet est aussi un enjeu de développement et d’acquisition des connaissances dans ces régions rurales où le taux d’analphabétisme est plus élevé et l’accès aux études supérieures limité.

Les GAFAM donnent un accès à internet aux Africains
Le manque d’infrastructures en Afrique est un frein très bien compris par les GAFAM, qui visent ce nouveau marché africain, bien plus grand et moins concurrentiel que le marché européen. Pour Erik Hersman, de l’entreprise BRCK (qui propose des solutions de connectivité aux populations africaines les plus défavorisées), « la connectivité est la rencontre du signal, des équipements et du coût économique ». De nombreuses initiatives sont prises pour apporter des solutions concernant le signal et les équipements (opérateurs locaux). L’un des principaux défis des GAFAM est de résoudre la problématique du dernier facteur : celui du coût économique. Avec des taux de pénétration très faibles par rapport aux pays occidentaux, où l’État a massivement financé les infrastructures de télécommunication, le coût élevé du développement des infrastructures constitue une cause majeure du manque d’accès à internet, notamment dans les zones rurales peu peuplées et en bout de circuit.
Afin de résoudre ce problème, de nombreux projets ont été lancés par les GAFAM, par exemple, par l’utilisation des microsatellites afin de fournir une connexion internet dans les endroits reculés. Malgré plusieurs échecs, on peut citer de nombreuses initiatives des entreprises de la Silicon Valley dont, rappelons-le, le modèle économique repose sur la commercialisation des données personnelles des utilisateurs :
- En 2011, est lancé « Loon » de Google. Grâce à un ballon gonflé à l’hélium, l’objectif ici est de fournir une couverture 4G en se basant sur les fréquences des opérateurs de télécommunication.
- En 2016, Facebook (aujourd’hui Meta) a lancé un projet dont l’objectif était de déployer une large bande passante grâce au lancement du satellite AMOS-6 au-dessus du Cap Canaveral. Cela n’a pas abouti à la suite d’un échec technique.
- Plus tard, Facebook a lancé « Free-Basics », un partenariat a été créé avec les opérateurs de télécommunication locaux, comme Orange, très présent en Afrique. Les utilisateurs de ces services peuvent alors accéder à un ensemble de contenus restreints grâce à un internet utilisant moins de bande passante. L’un des principaux objectifs économiques de Facebook était de desservir le Nigeria, pays le plus peuplé du continent africain. « Free-Basics » est actif dans vingt-trois pays d’Afrique.
- Nous pouvons également citer le projet de l’entreprise Starlink, pour fournir un accès à internet avec une vitesse près de cent fois supérieure à celle des câbles sous-marins. Le Nigeria est aussi pour cette entreprise un objectif majeur.
Le marché des câbles sous-marins a connu une évolution significative au cours des dernières années, avec l’arrivée des GAFAM et des entreprises chinoises. Les GAFAM ont financé la fabrication de câbles équipés de leur propre technologie, représentant aujourd’hui plus de 40 % des commandes du marché. Les entreprises chinoises ont emboîté le pas, en vue de la construction et/ou de la modernisation de câbles sous-marins dans le monde entier. Ces projets risquent d’étouffer les solutions déployées par les start-up et entreprises locales et de priver les États et les populations de leur pleine souveraineté dans l’espace cyber.

La cyber-colonisation
Le concept de cyber-colonisation, terme introduit par Cédric Villani, fait référence à la pratique consistant à exploiter les ressources locales par les grandes plateformes technologiques pour attirer de la valeur vers l’économie de ces groupes. Cette pratique, empiétant sur le territoire numérique national, permet de prendre le contrôle total ou partiel du cyberespace d’un autre pays. En Afrique, les BATX et GAFAM se livrent par tous les moyens à une bataille acharnée pour l’accès à des quantités massives de données des Africains. L’Afrique est particulièrement vulnérable à cet égard, car les investisseurs étrangers entreprennent des projets à grande échelle pour étendre leur empreinte numérique : Facebook et Google prétendent combler la fracture numérique tout en extrayant des données à des fins lucratives. Cet impérialisme numérique crée de sérieux obstacles pour les nouveaux acteurs et exacerbe les vulnérabilités existantes.

« Avec des taux de pénétration très faibles par rapport aux pays occidentaux, où l’État a massivement financé les infrastructures de télécommunication, le coût élevé du développement des infrastructures constitue une cause majeure du manque d’accès à internet, notamment dans les zones rurales peu peuplées et en bout de circuit. »

La cyberdépendance a également des conséquences politiques en Afrique, où des entreprises comme Cambridge Analytica et Huawei auraient été impliquées dans la manipulation de l’électorat et l’espionnage des opposants politiques. D’autres puissances étrangères, telles que la Russie et Israël, ont également testé de nouvelles tactiques de désinformation en Afrique. Il y a, par exemple, la manipulation de masse du groupe « Wagner » au Mali, qui a utilisé des faiblesses des algorithmes de Facebook et de Tiktok en vue d’une propagande anti-française, avec pour conséquence la demande de départ des Français et l’installation des mercenaires russes. Autre exemple : la mise sous écoute numérique par Pékin du siège de l’Union Africaine (2012-2017), via des fournisseurs de réseaux informatiques chinois.
Le continent africain est de plus en plus sujet à l’exploitation numérique. Huawei a déployé des programmes de surveillance tels que la reconnaissance faciale dans plusieurs pays africains. Les entreprises occidentales sont également attirées par le potentiel de monétisation des données africaines, car le cadre juridique de protection des données est encore fragile en Afrique. Les données extraites peuvent être vendues comme une marchandise aux entreprises et aux intérêts économiques étrangers pour développer des stratégies marketing personnalisées, ce qui leur confère un avantage concurrentiel et leur permet de contrôler des marchés stratégiques. L’utilisation malveillante des données peut ainsi alimenter des manœuvres pour influencer les choix de consommation et les comportements des individus, tout en exportant la valeur ajoutée vers des pays étrangers. La bataille culturelle est aussi en cours avec les grandes plateformes de streaming vidéo (ex. Netflix) qui, comme ailleurs dans le monde, écrasent les cultures locales et contrarient l’émergence d’une culture numérique africaine.

Une perspective numérique pour l’Afrique
L’Afrique se numérise plus rapidement qu’aucun autre continent auparavant, avant tout pour des besoins de communication et de commerce, mais aussi parce qu’une jeune génération s’est pleinement emparée de cet outil pour se connecter au monde. L’avenir du numérique est un enjeu tout particulier en Afrique où le risque est plus grand encore qu’en Europe, que cet avenir soit vitalement dépendant de multinationales états-uniennes ou chinoises. Le sous-développement des infrastructures publiques et le manque de capitaux précipitent l’Afrique dans cette direction. Pour autant, de nombreux jeunes Africains formés à l’étranger innovent et développent des solutions numériques locales, adaptées aux besoins immenses de l’Afrique. C’est un enjeu international urgent de permettre aux États africains de se développer et de se stabiliser, pour enfin conquérir une pleine souveraineté, y compris dans le domaine cyber.

Jean-Jacques Aman est licencié en sciences économiques et étudiant en informatique.

Cause commune n° 34 • mai/juin 2023