Par

Comment expliquer que le Risorgimento, cette révolution bourgeoise qui a rendu possible l’unité italienne, n’ait pas eu le caractère « national-populaire » de la Révolution française ? C’est parce que la bourgeoisie italienne, contrairement à la bourgeoisie française de 1789, ne s’est pas appuyée sur la mobilisation des masses paysannes. Le Risorgimento représente en cela l’archétype d’une « révolution passive », dans laquelle la gauche elle-même subit l’hégémonie de la droite.

Un groupe social peut, et même doit, être dirigeant avant de conquérir le pouvoir de gouvernement (c’est là une des principales conditions pour la conquête du pouvoir) ; ensuite, quand il exerce le pouvoir, et même s’il le tient fortement en main, il devient dominant, mais il doit continuer à être en même temps dirigeant. Les modérés(1) continuèrent à diriger le Partito d’Azione(2) même après 1870 et 1876(3), et ce qu’on a appelé le « transformisme » n’a été que l’expression parlementaire de cette action hégémonique dans le domaine intellectuel, moral et politique. On peut aller jusqu’à dire que toute la vie de l’État italien, depuis 1848(4), est caractérisée par le transformisme, c’est-à-dire par l’élaboration d’une classe dirigeante toujours plus large, dans les cadres fixés par les modérés après 1848 et après la chute des utopies néo-guelfes et fédéralistes(5), grâce à l’absorption graduelle mais continue, obtenue par des méthodes variées mais efficaces, des éléments actifs issus des groupes alliés, et même des groupes adverses qu’on aurait crus des ennemis irréconciliables. En ce sens la direction politique est devenue un aspect de la fonction de domination, dans la mesure où l’absorption des élites des groupes ennemis décapite ces derniers, et les anéantit pour un temps plus ou moins long. La politique des modérés montre clairement qu’il peut et qu’il doit y avoir une activité hégémonique avant même l’arrivée au pouvoir, et qu’il ne faut pas compter sur la seule force matérielle que donne le pouvoir pour exercer une direction efficace. C’est justement la brillante solution de ces problèmes qui a rendu possible le Risorgimento dans les formes et dans les limites où il s’est effectué, sans « Terreur », comme « révolution sans révolution » ou encore comme « révolution passive », pour employer une expression de Cuoco(6) dans un sens un peu différent de ce que Cuoco entend par là.
Sous quelles formes et avec quels moyens les modérés réussirent-ils à installer l’appareil (le mécanisme) de leur hégémonie intellectuelle, morale et politique ? Sous des formes et avec des moyens que l’on peut appeler « libéraux », c’est-à-dire à travers l’initiative individuelle, « moléculaire », « privée » [non liée à un programme de parti élaboré et constitué suivant un plan, et précédant l’action pratique et l’organisation].

Antonio Gramsci, Cahiers de prison, cahier 19, § 24, Gallimard, 1991, traduction de Claude Perrus et Pierre Laroche.


Le transformisme, ou quand la droite est hégémonique à gauche
Le « transformisme » n’est pas un concept inventé par Gramsci, il apparaît dès la fin du XIXe siècle pour désigner la politique mise en œuvre par Agostino Depretis, qui fut à plusieurs reprises chef du gouvernement italien entre 1876 et 1887. Dirigeant de la « gauche historique », ce dernier poursuivit en réalité la politique de ses prédécesseurs de droite, reprenant à son compte une bonne partie de leur programme. Pour Gramsci cependant, le « transformisme » a des racines bien plus anciennes et caractérise « toute la vie de l’État italien depuis 1848 », c’est-à-dire le Risorgimento lui-même. Le « transformisme » ne se réduit pas aux pratiques politiques d’une gauche choisissant de gouverner à droite, il est le signe d’une hégémonie d’une fraction de la bourgeoisie sur une autre : c’est au fond toujours la bourgeoisie conservatrice qui « dirige », même quand elle ne « domine » pas, même quand c’est la bourgeoisie progressiste qui est aux manettes du gouvernement(7). Le Risorgimento se caractérise donc par l’hégémonie des modérés, qui dirigent jusqu’au parti adverse lui-même (le Parti d’action). Gramsci résume les choses en citant l’expression attribuée au roi d’Italie Victor-Emmanuel II, figure de proue des modérés, disant qu’il avait le Parti d’action « dans sa poche ».
Cette hégémonie s’explique notamment par la forte homogénéité du groupe social représenté par les modérés : c’est la grande bourgeoisie industrielle du nord de l’Italie. Le Parti d’action, en revanche, « ne s’appuyait sur aucune classe historique définie », il se voulait plus à gauche que les modérés, mais refusait tout autant que lui de s’appuyer sur les masses paysannes. Précisément pour cette raison, les modérés ont pu facilement « décapiter » le Parti d’action en absorbant ses élites. Pour Gramsci, c’est parce que les modérés étaient en phase avec la classe qu’ils représentaient qu’ils « exerçaient, de façon “spontanée”, une puissante attraction » jusque sur les membres du Parti d’action. La cooptation et la corruption, pratiquées en permanence pendant la période du « transformisme » proprement dit (à partir de 1876), permettent d’ailleurs de détacher des individus – les « molécules » – de leur parti d’origine en brisant sa capacité d’initiative historique, même lorsque celui-ci parvient au pouvoir. Mais le transformisme a un coût. La circulation du personnel d’une formation politique à l’autre discrédite les partis et la vie démocratique elle-même. Gauche et droite parlementaires, à force de coalitions, se distinguent de moins en moins. Le transformisme se jouant loin des masses conduit à une dépolitisation profonde du régime parlementaire.

La révolution passive contre l’intervention populaire
Le transformisme constitue l’une des modalités possibles de ce que Gramsci appelle révolution passive. Dans son Histoire de la révolution napolitaine de 1799, Vincenzo Cuoco, à qui Gramsci reprend ce concept, distinguait les révolutions actives, marquées par l’intervention directe du peuple, des révolutions passives, dans lesquelles le gouvernement « devine l’esprit du peuple et lui présente ce qu’il désire mais qu’il ne saurait se procurer de lui-même ». La révolution passive désigne donc par certains aspects une révolution sans participation populaire, mais aussi sans transformation majeure de la vie des masses paysannes.
Gramsci reprend le concept « dans un sens un peu différent » de celui que lui donnait Vincenzo Cuoco. En effet, chez ce dernier, la révolution passive servait surtout à expliquer l’échec de la République parthénopéenne de 1799, imposée de manière artificielle à la population napolitaine, que les représentants de la bourgeoisie entendait libérer « par en haut » du joug des Bourbons. En l’appliquant au Risorgimento, Gramsci ne se contente pas de l’utiliser pour expliquer un phénomène nouveau, il en fait une modalité particulière de la « guerre de position(8) » menée par la bourgeoisie. Dans d’autres passages des Cahiers, Gramsci en élargit encore la portée : « Le concept de révolution passive me semble pertinent non seulement pour l’Italie, mais aussi pour les autres pays qui ont modernisé leur État au moyen d’une série de réformes ou guerres nationales, sans passer par la révolution politique de type radical-jacobin » (cahier 4, § 57).
En effet, pour Gramsci, le contre-modèle de la révolution passive, c’est la Révolution française. Celle-ci fut certes une révolution bourgeoise, mais les jacobins surent lui donner une portée « nationale-populaire » en impliquant l’ensemble des forces populaires. Comme le dit Gramsci, les jacobins « représentaient le mouvement révolutionnaire dans son ensemble, comme processus historique intégral, parce qu’ils représentaient également les besoins futurs, là aussi, non seulement de ces personnes physiques déterminées, mais de tous les groupes nationaux ». La bourgeoisie jacobine dirigeait parce que son programme incorporait les revendications des paysans et des couches populaires urbaines.
Le concept de révolution passive permet de décrire la dimension paradoxale de l’action de la bourgeoisie italienne dans la deuxième moitié du XIXe siècle, c’est-à-dire à une époque où, partout en Europe, cette classe a réprimé les forces révolutionnaires du prolétariat montant. Pour Gramsci, la politique de la bourgeoisie ne peut pas être saisie adéquatement à la lumière des catégories de « réaction » ou de « contre-révolution ». Elle ne vise pas l’immobilisme ni le retour à un passé idéalisé. La bourgeoisie est à l’initiative de bouleversements, de « modernisation », notamment en étant à l’initiative de l’unification de l’Italie. La bourgeoisie d’après 1848 est donc encore en un certain sens « révolutionnaire ». Mais Gramsci parle de « révolution sans révolution », parce que ces transformations s’opèrent sans changements notables des conditions de vie des masses paysannes, notamment dans le sud de l’Italie. Dire que la domination de la noblesse est remplacée par celle de la bourgeoisie, c’est finalement dire qu’il faut que tout change pour que rien ne change, pour reprendre la célèbre idée développée dans le roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Le Guépard (1958), par le personnage de Tancredi, aristocrate sicilien qui décide de se rallier à l’expédition garibaldienne de 1860. Mais cette « révolution-restauration » (cahier 15, § 11) demeure par là même fragile : précisément parce qu’elle laisse à l’écart la grande majorité de la population italienne, elle ouvre la voie au fascisme qui s’imposera dans les années 1920.


1. Les « modérés » constituent l’aile droite des partisans de l’unité italienne, dont le principal représentant est Camillo Cavour, qui dirige le gouvernement du royaume de Sardaigne tout au long des années 1850.

2. Le Partito d’Azione (Parti d’action), fondé en 1853 par Giuseppe Mazzini, représente l’aile progressiste, démocrate et républicaine, des partisans de l’unité italienne. Il est notamment à l’origine de l’expédition des Mille menée par Giuseppe Garibaldi en 1860, qui conduisit à la conquête du royaume des Deux-Siciles.

3. Le 20 septembre 1870, les troupes piémontaises prennent Rome, achevant ainsi l’unité italienne. Les élections de novembre 1876 à la Chambre des députés marquent la victoire de la « gauche historique » d’Agostino Depretis, héritière du Parti d’action, face aux modérés de la « droite historique » qui dominaient le jeu politique italien depuis les années 1850.

4. Les soulèvements révolutionnaires de 1848 avaient donné lieu à la première guerre d’indépendance italienne, menée par le royaume de Sardaigne contre l’empire d’Autriche.

5. Le néoguelfisme désigne un courant politique, impulsé notamment par Vicenzo Gioberti, favorable à l’unification sur un modèle fédéraliste et clérical, c’est-à-dire à une confédération d’États italiens présidée par le pape. Le terme renvoie à l’opposition entre guelfes (partisans du pape) et gibelins (partisans de l’empereur) dans l’Italie médiévale.

6. Vincenzo Cuoco (1770-1823) est l’auteur d’une Histoire de la révolution napolitaine de 1799.

7. Sur la distinction entre direction et domination, ou entre hégémonie et coercition, nous renvoyons à l’analyse proposée dans le n°5 de Cause commune.

8. Sur la distinction entre guerre de mouvement et guerre de position, nous renvoyons à l’analyse proposée dans le n°4 de Cause commune.


L’esprit de scission, remède à la révolution passive

Si la Révolution française constitue le contre-modèle de la révolution passive du Risorgimento, c’est parce que les jacobins étaient « le parti de la révolution en acte ». En choisissant de trancher dans le vif, la fraction la plus avancée de la bourgeoisie française était caractéristique d’un « esprit de scission » qui est le contraire du transformisme. Gramsci considère que l’action de la classe ouvrière italienne pourra résister aux logiques de révolution passive à condition qu’elle s’appuie également sur cet esprit de scission qu’il définit comme « acquisition progressive de la conscience de sa propre personnalité historique » (cahier 3, § 49).

Cause commune n° 11 • mai/juin 2019