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Françoise Collin se propose de penser la question de la différence à partir de ce qu’elle appelle le « donné » qui peut renvoyer soit à la nature, soit à l’héritage de l’histoire. Après avoir montré les limites des voies politiques qui consistent soit à ériger la différence en principe insurmontable soit à la dénier, elle tente de proposer une voie qui appelle à un bouleversement du politique où la différence est reconnue non pas pour la figer en identité mais seulement pour en faire une détermination parmi d’autres.

Françoise Collin, « Pluralité, différence, identité », Présence, numéro 38, Alliance culturelle romande, octobre 1991.

Extrait :

Ainsi l’affirmation de la pluralité dissymétrique des égaux dans la Cité grecque est-elle retraversée par la question de la différence, avivée par l’exclusion. Elle contraint celui qui en est l’objet à se fondre dans un genre (le genre juif, le genre femme) plutôt que de le laisser dans l’indécidable que trancherait sa décision. Le malheur de l’exclu, du non-citoyen, est de ne pouvoir être jamais que l’unité d’un ensemble : un juif, une femme, un Arabe, un étranger, et dans la clôture de cet ensemble. Alors qu’être grec, homme, autochtone, est le support de l’ouvert, une particularité, une différence aussi, certes, mais qui conditionne l’accès à l’infini du possible, qui fait rupture. La forme de rapport que quelqu’un entretient avec sa communauté quand elle est dominante n’est pas de même nature que celle qu’il entretient avec sa communauté quand elle est dominée. Un Grec ou un homme ne se rapporte pas à homme ou grec comme un juif ou une femme se rapporte à juif ou femme. La première communauté est politique, la seconde renvoyée à son fond de naturalité. D’où la nécessité pour cette dernière de s’instaurer en communauté politique. [...] Le donné […] est un don qui nous est donné, dans sa détermination. Le crime des dominants est de transformer ce don en marque d’infamie […]. De sorte que la couleur de peau, la langue, les usages, le sexe deviennent non pas motif de célébration mais d’horreur et d’horreur de soi, source de honte. Et on comprend que par réaction, le premier cri des dominés ait été black is beautiful, female is beautiful. Si Hannah Arendt ne prononce cependant pas Jewish is beautiful, c’est qu’elle reste extrêmement vigilante devant le danger qui consisterait à transformer l’oppression en élection, en majorant par réaction la différence, et en la créditant d’une sorte de supériorité ou de vocation universaliste : le prolétaire (dans la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave qui servira Marx), le juif, la femme, érigés en figures salvatrices, en incarnation éminente de l’humanité. La différence du donné ne peut être transformée ni en principe d’infériorité ni en principe de supériorité. […]
[I]l n’y a pas de sujet abstrait, indemne de toute composante sexuée, nationale, culturelle, historique, sociale ou autre, mais il n’y a pas non plus de sujet réduit à l’une de celles-ci ou à leur somme. L’accès à la sphère de
l’ « universel », c’est-à-dire la capacité de faire sens pour l’autre, n’implique pas l’absence de toute composante identitaire mais traverse celle-ci. Un Chinois ne parle pas que pour les Chinois, ni une femme que pour les femmes. C’est du sein de sa particularité que chacun génère une vérité partageable et communicable. La pluralité du monde commun est traversée par la différence des sexes et par toutes autres différences. Si le propre du sujet est d’être parlant et agissant, sa parole et son agir sont certes alimentés par son identité mais non réductibles à la simple expression de celle-ci. Être sujet c’est être soi en sortant de soi.

 


 

L’interrogation de Françoise Collin qui traverse tout le texte porte sur le rapport politique que l’on peut entretenir avec la question de la différence dès lors que cette dernière se confronte à la question de l’égalité. Elle approfondit au fil de ses différents articles concerne les deux principaux courants féministes : l’un est dit « essentialiste », l’autre est dit « universaliste ». Sa pensée consiste à la fois à expliquer les raisons qui fondent l’existence de ces deux courants, tout en pointant les limites de ces derniers pour dessiner finalement une troisième voie.

Le courant essentialiste
Le premier courant est qualifié d’essentialiste. Il érige une différence, ici la différence des sexes, pour en faire un principe d’identité déterminant totalement les individus. Françoise Collin commence par penser les raisons de cette élection (au sens d’élu) dans ce cadre déterminant qui est celui des rapports de domination. Reprendre l’identité de « femme » ne se produit que sous le sceau d’un rapport de domination qui assigne un groupe d’individus à un genre, ici le genre femme. Cette assignation à une identité, celle d’un genre, implique, dit-elle, qu’on n’entretient pas le même rapport à sa communauté que lorsqu’on appartient à un groupe dominant. Elle veut dire par là que la parole ou l’acte d’un individu dominé n’est pas reçu comme la parole et l’acte de tel individu déterminé, mais comme la parole et l’acte d’un genre. L’individu confondu avec un genre est, comme elle le dit, renvoyé à son fond de « naturalité ». Il est renvoyé à une partie de son donné (son sexe, sa couleur de peau, etc.), censée le définir totalement. Il est défini totalement par un donné (naturalité) plutôt que par sa parole et son action (politique). Comme elle le dit quelques fois, le dominé n’a pas droit à la « singularité romantique du héros », son propos n’est pas reçu en tant que propos singulier mais comme un propos caractéristique du genre auquel il est assigné. En raison de cette infamie par laquelle le dominant marque et assigne des individus à une seule dimension de leur identité, les dominés peuvent choisir de répondre en érigeant cette identité pour en faire une élection, quelque chose qu’ils revendiquent d’être et à laquelle ils prêtent également une vocation universelle et salvatrice. Ce faisant, en sélectionnant une dimension de leur identité (femme, juif, arabe, etc.), ils s’enferment aussi dans le jeu assigné par le groupe dominant. Ils font d’une dimension de leur identité, le tout de ce qui les caractérise et ils ne sont plus que femme, juif ou arabe. Cette perspective que Françoise Collin prête aux essentialistes risque selon la philosophe de les marginaliser.

La question du « donné »
Néanmoins, poursuivant sa réflexion, Françoise Collin cherche à ne pas éviter la question du « donné ». Le donné est ce qui renvoie en chaque être à un élément qu’il n’a pas choisi (son sexe, sa couleur de peau, l’appartenance séculaire à une religion ou tradition religieuse, le fait d’être né quelque part, comme le dit aussi la chanson, etc.). En ce sens, le donné se présente d’abord sous les apparences de la nature, il renvoie à notre condition d’être naturel. Ainsi posée, la question du donné se présente comme étant en deçà du politique. La question qu’elle soulève consiste à se demander ce que la politique doit faire du donné. Pour prendre un exemple afin d’éclairer ce que cherche à dire ici la philosophe, détournons notre regard des humains et tournons-nous vers la géographie : se trouvant devant une surface avec monts et vallées ou plane, les actes que je vais poser pour bâtir ma maison ne seront pas les mêmes. Ce n’est pas moi qui ai inventé les surfaces, ou en tout cas je ne les ai pas totalement inventées. Il y a dans leur configuration quelque chose qui ne dépend pas de moi, qui se trouve là. La question reste de savoir ce que j’en fais. Est-ce que je brise monts et vallées à l’explosif parce que je veux en faire une surface plane ou bien est-ce que je crée de toutes pièces monts et vallée parce que je ne veux pas une surface plane ou bien est-ce que j’essaie de conjuguer la construction de ma maison avec ce qui est déjà-là, avec ce donné qui me précède ? Le problème soulevé par Françoise Collin est de même nature : que doit faire la politique avec la question du donné ? Ceci se présente comme un problème pour les raisons suivantes. D’abord, pour une raison que nous avons présentée : le donné se transforme en marque d’infamie dans le cadre de rapports de domination. Ensuite, les dominés peuvent élire ce donné pour en faire un principe qui les définit dans leur totalité et ainsi s’y enfermer. Mais ce n’est pas tout. Le donné rappelle de manière lancinante la résistance de la nature ou de l’héritage historique en nous. Prenons un exemple : je parle la langue française mais je suis étrangère et je la parle avec un accent. Je ne peux pas l’effacer et cet accent vient rappeler ma différence. Cette différence empêche le groupe de se refermer complètement sur lui-même au sens où nous ne sommes pas tous exactement les mêmes, nous sommes traversés par des différences qui viennent compliquer l’instauration du principe d’égalité. Un autre exemple : une femme salariée tombe enceinte. Si le droit s’applique exactement de la même manière pour tout le monde, il se peut qu’il reste aveugle à sa grossesse, au sens où il n’aménage rien de « spécifique » pour les femmes enceintes au nom de l’égalité de traitement. Outre que ce droit se serait en vérité aligné sur une configuration tirée d’un donné propre aux hommes qui « ne tombent pas enceintes », la politique ici et sa traduction juridique se trouvent empêchées d’appliquer une égalité pure et parfaite parce qu’ils sont confrontés précisément à la question du donné. Ils sont confrontés à une question qui nous précède et que nous n’avons pas nécessairement choisie. Mais l’autre côté du risque auquel se confronte le droit, c’est que, voulant reconnaître le donné, il l’érige lui-même en principe de différence appelant à généraliser la différence de traitement entre les deux sexes. C’est bien vers cette aporie, cette impasse que nous conduit la pensée de Françoise Collin. Confrontée à la réalité des données, comment la politique peut-elle les traiter ? C’est à la lumière de ce problème que Françoise Collin lie les raisons qui fondent les deux principaux courants féministes : le courant essentialiste et le courant universaliste. Le premier érige la différence en principe politique de différenciation, le second cherche à effacer ou dénier ces différences pour poser le principe de l’égalité. Le principe d’égalité qui fonde le courant universaliste pose problème, selon Françoise Collin, parce que cette égalité politique s’est construite sur la base d’un groupe majoritaire à l’origine. En ce sens, lorsque les femmes se mettent à participer de cette égalité, elles sont en vérité appelées à s’y adapter telle qu’elle a été originellement définie. Or il s’agit pour la philosophe de définir à nouveaux frais ce principe d’égalité et sa traduction juridico-politique. Pour reprendre notre exemple géographique : si je construis un village parce que nous sommes à l’origine quinze personnes, je suis bien obligé de repenser la configuration de l’espace dès lors que nous devenons trois mille. C’est l’espace même qui doit être repensé et reconfiguré. C’est sur ce point que porte la critique de l’égalité chez Françoise Collin. On a accordé l’égalité aux femmes mais on ne leur a pas accordé la possibilité de repenser l’égalité qui leur permette une intégration véritable. Ainsi, intégrer l’universel sans avoir participé à sa redéfinition ne peut se réaliser que sur la base d’un effacement ou d’un déni de la différence.

Le donné perçu comme un don
Cette différence que Françoise Collin présente d’abord comme un « donné », elle propose par la suite de la percevoir comme un « don ». En ce sens, le donné serait du côté de la nature, le don serait du côté du politique, du côté de ce que chaque individu fait de ce donné, autrement dit, il s’agit de la manière dont il le singularise. À la lumière de la lecture qu’elle fait d’Hannah Arendt, le donné est ce que nous héritons de l’histoire ou de la nature, il est ce que nous n’avons pas choisi. Le passage du donné au don consiste d’une part à changer le regard que nous portons sur cet héritage : le faire passer d’une marque d’infamie à une chance. Nous pouvons également en faire un point de départ ouvrant de nouvelles perspectives et non pas une marque condamnant à un destin. D’autre part, le « don » se distingue du donné en ce que nous pouvons l’agir et le parler, cela implique que chaque individu en fonction de son histoire propre fera de ce qui se présente d’abord comme un donné, un don. Cela au sens où par sa singularité il lui donnera une identité propre : je suis juif mais je suis aussi tout autre chose ou comme le dit la philosophe « je suis une femme mais « je » n’est pas une femme ». Autrement dit, par le processus qui consiste à se singulariser par la parole et par l’action, chaque individu est à même de proposer un sens singulier à un donné qui le précède pour en faire un don. Un don qui le détermine mais qui n’est qu’une détermination parmi d’autres et non plus ce qui le fonde dans sa totalité.
Le cheminement de la pensée colinienne oscille donc au cœur d’une tension : ne pas ériger la différence en principe d’identité fondant les individus de manière définitive, ne pas effacer ou dénier la différence au nom de l’égalité. Penser la différence dans ses rapports avec le principe de l’égalité politique dans le cadre de nos sociétés démocratiques, n’en est pas moins un appel de la philosophe à une transformation profonde des structures et de nos sociétés. Une politique émancipatrice se doit ni de figer le donné qui la précède ni vouloir à tout point l’effacer mais elle se doit de composer avec. Or, composer avec le donné ne peut se réaliser sans transformer les structures censées l’accueillir.

Saliha Boussedra est philosophe. Elle est docteure de l’université de Strasbourg.

Cause commune n° 17 • mai/juin 2020