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La philosophie de Françoise Collin met en lumière les tensions entre des dominés dès lors qu’ils se projettent dans la lutte politique. Elle montre la manière toujours contradictoire avec laquelle se constituent les sujets politiques. Ainsi, la formation d’un sujet politique, comme le sujet femme, si elle est nécessaire, est toujours menacée de se voir fissurer par les individus qui la composent.

« Comment donc devenir sujet de droit, et passer par les dures procédures qui seules permettent de l’obtenir, sans succomber à l’imaginaire du sujet-maître, de la réap­propriation de l’essence, de la réconciliation de soi avec soi comme si le je, ou pire, le nous, pouvait être un soi ? Cette question signifie en fait : comment concevoir une politique non métaphysique ? Comment être un mouvement politique qui ne réduit pas ceux et celles qui s’y consacrent à leur définition de sujets politiques ? Et qui ne les enferme pas dans l’identité collective qu’ils doivent bien se constituer pour s’affirmer. Échapper dans le politique au réductionnisme du politique ne peut se faire qu’en réinscrivant constamment dans le politique la rupture du non politique, qu’en accueillant dans le politique ce qui lui échappe et le transgresse, qu’en laissant résonner l’infinité hétérogène du langage dans l’empire homogène du discours, [...]. Travail infini, travail critique et auto-critique non seulement au sein du politique mais du politique lui-même […]. Cette opération n’est possible que dans l’attention à la défaillance du je dans tout moi et dans tout nous substantifiable (moi une femme, nous les femmes). Car si je suis une femme, « je » n’est pas une femme. Et l’accès des femmes à la position de sujet de droits vise à les rendre à la dérive imprescriptible du je – la pluralité se substituant à la collectivité – et au dualisme manichéen qui est le passage obligé et périlleux de tout mouvement de libération. Il s’agit donc de lutter contre l’aliénation pour pouvoir répondre et sans cesser de répondre à l’altération. Car aussi longtemps qu’être en proie à l’autre signifie être approprié par l’autre, la finitude ou l’altération risque d’être confondue avec l’aliénation. Les opprimés sont souvent ainsi les derniers croyants de la réconciliation de soi avec soi (soi femme, soi humain). [...] Une politique non métaphysique ne se donne a priori la représentation ni de son modèle, ni de l’identité de ses acteurs. Elle fait accéder à la position d’acteurs de nouvelles instances jusque-là exclues, avec leur pouvoir immaîtrisable d’innovation. Elle ne peut prévoir que l’imprévisible de l’agir, pour le meilleur et pour le pire. »

Françoise Collin. « Praxis de la différence  : Notes sur le tragique du sujet », Les Cahiers du GRIF, n°46, 1992. p. 125-141.


 

Françoise Collin appartient à la compagnie des intellectuels d’après-guerre. Proche dans un premier temps du communisme et des courants marxistes qu’elle comprend dans une perspective exclusivement hégélienne, elle fera partie de cette génération qui prendra ses distances avec ces courants à la fin des années 1950. Elle entrera pleinement dans les courants dits « post­modernes » en consacrant sa thèse de philosophie à Maurice Blanchot. Ces courants, auxquels appartient Françoise Collin, s’opposent au principe de la dialectique hégélienne. Ce dernier pose un principe d’identité où A=A, puis une aliénation du sujet dans l’objet et enfin la possibilité de surmonter la contradiction dans une sorte de synthèse où le sujet se retrouve comme identique à lui-même. Pour le dire de manière schématique, cela se traduit sur le plan politique, par un sujet de la révolution censé le jour du grand soir surmonter ses contradictions, se retrouver lui-même au sens d’être non plus aliéné, c’est-à-dire étranger à soi, mais de devenir enfin soi-même.

Le courant postmoderne
Il privilégiera le principe du « paradoxe » où A n’égale jamais A, autrement dit, personne n’est identique à lui-même, personne n’accède à cette unité bénie après avoir surmonté la contradiction. Au contraire, chaque être n’existe qu’en tant qu’il est divisé et incapable de dépasser cette division, précisément parce qu’elle le constitue. Dans ce cadre, il est vain de vouloir devenir un sujet, maître de lui-même et absolument certain de son identité. Contre le principe de l’identité et de ce qui est identique à soi, cette génération de philosophes défendra le principe de la « différance » écrite volontairement par le philosophe Jacques Derrida avec un « a » pour signifier « acte de différer » ou principe de différenciation. Cela veut dire plus simplement que le prétendu sujet, maître de lui-même, est toujours en train de différer de lui-même, qu’il est toujours en train de s’altérer, de changer et qu’il n’accède jamais au moment où il serait absolument lui-même. Pour en donner, là encore de manière schématique, une traduction politique, cela veut dire qu’il n’y a plus de contradiction débouchant sur le grand soir de la révolution, qu’il n’y a plus un modèle idéal de société auquel le sujet de la révolution pourrait parvenir après avoir surmonté ses contradictions. Pourtant, l’arrivée du mouvement féministe des années 1970 sera l’épreuve d’une rencontre importante pour Françoise Collin. Cette révolution des femmes bouleverse les approches théoriques de la philosophe et la pousse à revenir aux concepts d’aliénation et de domination. Elle cherchera alors toute sa vie à tenir son écriture au cœur de cette tension déchirante où se tiennent les questions théoriques et les questions politiques. Sa pensée est un apport extrêmement précieux pour penser les richesses, les impasses et les contradictions qui parcourent les mouvements féministes notamment.

La revendication d’égalité
Pour comprendre les enjeux qui présupposent ce passage, il faut revenir aux problèmes qui obsèdent Françoise Collin. L’un de ces problèmes consiste à partir de la revendication d’égalité propre à l’ensemble des courants féministes des années 1970. La philosophe reprend la revendication pour la poser en problème : « Oui l’égalité, mais l’égalité à quoi ? » se demande-t-elle. Qu’implique la demande d’une égalité entre homme et femme ou une égalité entre les sexes ? Le travail critique de la philosophe consiste à pousser la logique du discours de ces courants féministes dans leur retranchement, d’aller au plus loin de ce qu’impliquent leurs revendications pour mettre en lumière à la fois leurs apports et leurs impasses. Or ces courants théoriques ne débouchent pas sur les mêmes perspectives politiques. Dans ce cadre, la philosophe distingue deux grands courants du féminisme et partant deux manières de concevoir cette égalité des sexes. Collin qualifie le premier d’« univer­saliste » et le second d’« essentialiste ». Le courant universaliste repose sur une idée trop abstraite de l’égalité. Ainsi, le risque est de conduire à croire que le seul moyen pour des femmes d’être véritablement égales aux hommes est de s’inscrire dans un « devenir-homme » des femmes. Dans ces conditions, seule l’identité au sens d’égalité parfaite, d’une absence complète de différence entre hommes et femmes, pourrait permettre à la lutte féministe de se réaliser. Du côté du courant essentialiste, il en va tout autrement. Il s’agit au contraire de revendiquer non pas un mais deux universels. Pour les essentialistes, il y aurait deux modes d’incarnation de l’être humain. Ainsi, il s’agit de faire la promotion de l’identité des femmes, de leur sous-culture pour leur permettre d’accéder à une reconnaissance aussi complète que l’identité et la culture masculines.
Le problème ainsi posé, l’enjeu du passage sélectionné contribue à éclairer les contradictions dans lesquelles les femmes sont susceptibles de s’engager dès lors qu’elles cherchent à sortir de la position politique de « mineure » pour passer à celle d’un sujet de droit. Obtenir le droit de vote est une chose, s’approprier le statut de sujet de droit en est une autre. Or cette revendication des femmes d’accéder au statut de sujet de droit se présente pour Françoise Collin comme un anachronisme. D’un point de vue historique, le mouvement des femmes des années 1970 apparaît au moment où l’on déclare qu’il n’y a plus de grand soir ni de sujet unique de la révolution. Dans ces conditions, pas plus que le prolétariat, le sujet femme ne peut devenir celui de la révolution. Autrement dit, les femmes ne représentent pas le tout, ne représentent pas la totalité du champ social. L’anachronisme du mouvement féministe résiderait alors dans la croyance propre à toutes les luttes des opprimés : avoir besoin de croire que le sujet que l’on forme sur le plan politique, ici le sujet femme, épuise l’ensemble du champ social. Le propre du dominé dans sa lutte révolutionnaire est précisément de se laisser prendre par le mythe du sujet-maître, de celui qui incarne la totalité de la lutte. Or, en se laissant prendre dans ce récit, ce sont les femmes en tant qu’êtres finis et en tant qu’êtres singuliers qui sont occultées, qui sont dominées par la nouvelle figure du sujet femme, d’une figure politique qui les englobe toutes comme si aucune division ne les traversait, comme si elles étaient toutes les mêmes, absolument identiques les unes aux autres. Contre les courants postmodernes qui défendent exclusivement l’altération (mise en avant des différences des individus les uns par rapport aux autres sans qu’aucun de ces individus puisse incarner la norme), Françoise Collin défend l’idée d’une aliénation des femmes. De même, contre les courants qui ne pensent que dans le registre de l’aliénation au sens hégélien du terme, Françoise Collin défend l’altération. Comment comprendre sa pensée ? Les courants postmodernes d’abord : pour ces derniers, il n’y a plus que des différences entre les individus. Il n’y a plus de norme, de centre ou de figure centrale par rapport auxquels le reste serait dans la marge.

Le fruit de l’aliénation
Or le problème de cette position est qu’elle risque de prendre une aliénation, c’est-à-dire une situation provoquée par des rapports de domination, pour une simple différence. Pour prendre un exemple : une femme ne prend pas la parole en public. Sa timidité ou son absence de parole peuvent être mises sur le compte de sa différence, de ce qui en elle altère d’une autre personne, de ce qui est « différent » ou singulier. Or, lorsque l’on sait que cette absence de prise de parole n’est pas propre à telle femme mais qu’elle est commune à nombre de femmes, en raison de la position dominée qu’elles ont occupée dans l’histoire, le risque est grand de réduire à une simple différence ce qui est en réalité le fruit d’une aliénation. D’un autre côté, Françoise Collin critique les courants de pensée de l’aliénation au sens hégélien du terme. Dans ce cadre, c’est particulièrement le courant universaliste qui est visé. Ce dernier se trouve pris dans une contradiction : d’un côté, il doit faire appel à la constitution d’un « nous » des femmes, d’une figure censée être le sujet de la révolution et, dans ce cas, il conduit les femmes à devenir des figures de la maîtrise capable d’occuper les mêmes places politiques que les hommes dans la sphère publique. D’un autre côté, il contribue à figer cette figure politique du nous des femmes, une figure qui occulte les différences et les divisions qui traversent le mouvement des femmes. Mais ce n’est pas tout. Pour ce courant, c’est l’ensemble de l’être des femmes qui est en quelque sorte gangrené par l’aliénation. Cela veut dire que tout ce qui est spécifique aux femmes est nécessairement une trace de leur oppression. Cette formation politique d’un nous des femmes n’existe que dans le but d’annihiler tout l’héritage historique et social des femmes. Puisque tout l’être des femmes est totalement aliéné, alors dépasser l’aliénation, c’est devenir tout autre chose qu’une femme. Ici, l’intervention critique de Françoise Collin consiste à rappeler que les femmes, comme tout être humain, sont elles-mêmes finies. Cela veut dire qu’elles sont aussi mortelles, qu’elles sont elles aussi traversées par ce que la philosophe appelle « le tragique du sujet ». Autrement dit, il y a dans l’existence des femmes des dimensions qui relèvent de l’aliénation, de l’injustice, et qui peuvent dans ce cas être surmontées par le moyen de la lutte politique. Mais il y a aussi, chez les femmes, de l’altération, du fini, du tragique, qui ne relèvent ni de l’aliénation, ni de l’injustice, ni du politique, mais de la finitude de la vie elle-même avec son lot de souffrances, de douleurs et de joies. Il y a des joies et des douleurs de la vie qui restent en dehors du politique parce qu’elles sont constitutives de notre finitude. Dans ce cadre, il y a dans l’existence des femmes elles-mêmes, en tant qu’êtres finis, des aspects qui ne sont pas surmontables. Or, selon la philosophe, à oublier ce qui en nous est de manière constitutive fini, à oublier ce qui en nous ne relève pas de l’aliénation mais de l’altération, le mouvement des femmes risque de reconduire la figure d’un sujet maître tout puissant, échappant au tragique de la vie pour avoir oublié que nous ne sommes pas les auteurs de cette vie mais seulement ses acteurs. Cela veut dire, pour prendre quelques exemples, qu’on peut soigner des maladies, améliorer l’accès aux soins mais qu’on empêchera pas les maladies qui relèvent de notre finitude humaine, qu’on peut améliorer les conditions de vie du grand âge mais qu’on n’empêchera pas le vieillissement, qu’on peut être amoureux ou encore aimer ses enfants, cela ne veut pas dire qu’on sera aimé en retour ou que nos enfants seront heureux. Mais, inversement, à oublier que les femmes ne seraient qu’une série d’êtres absolument différents et singuliers, ce sont également les aliénations et les rapports de domination dans lesquels elles sont prises qui seraient injustement occultés.
L’intérêt politique de la pensée « colliniène » est qu’elle permet de penser au sens fort les contradictions ou les paradoxes dans lesquels sont prises les luttes des dominés. Ces dernières doivent passer par la constitution d’un sujet politique, d’un nous (nous les femmes). Ce faisant, elles passent par une phase d’idéalisation de ce nous qui n’est pas sans risque. Ce sujet politique se met à croire qu’il totalise toutes les luttes existantes, qu’il est l’incarnation de la totalité des luttes sociales. Il se met à percevoir le monde uniquement à travers le filtre de ce qui constitue sa catégorie sociale et il ne perçoit plus ce monde qu’à travers son aliénation, en oubliant qu’il ne s’y réduit pas. Pourtant, toute la difficulté de la lutte des dominés consiste précisément en ce qu’ils ne peuvent pas pour l’instant, et dans les conditions sociales qui sont les nôtres, faire l’économie de ces contradictions.

Saliha Boussedra est docteure en philosophie de l’université de Strasbourg.

Cause commune n° 14/15 • janvier/février 2020