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Comment les femmes peuvent sortir de la particularité de leurs combats ?

Dans le tome II du Deuxième sexe, elle [Simone de Beauvoir] aborde directement le problème de la création, et plus précisément de la création littéraire. Pour elle, les femmes, bien qu’elles écrivent, produisant incontestablement des œuvres, n’ont pas encore atteint ce qui fait véritablement le propre de l’œuvre, à savoir l’appréhension et la constitution d’un monde, du monde. Elles écrivent dans la pure subjectivité et sous la pression de l’émotion. Pour bon nombre d’entre elles, la création est une sorte d’émanation de la vie. Et Simone de Beauvoir écrit cruellement : « Pour elles écrire et sourire c’est tout un », car elles n’ont pas assumé le hiatus, le changement de registre qu’exige l’accès au symbolique. […] S’il n’y a pas encore, à son avis, d’œuvre de femme vraiment essentielle, aussi essentielle que les grandes œuvres d’hommes, c’est que « la femme ne se sent pas responsable de l’univers », que, tout simplement, elle ne l’est pas, de sorte que l’oppression n’handicape pas seulement sa vie mais sa création : elle est condamnée au particulier. « Quand enfin il sera ainsi possible à tout être humain de placer son orgueil par-delà la différence sexuelle, dans la difficile gloire de sa libre existence , alors seulement la femme pourra confondre son histoire, ses problèmes, ses doutes, ses espoirs, avec ceux de l’humanité, alors seulement elle pourra chercher dans sa vie et dans ses œuvres à dévoiler la réalité toute entière et non seulement sa personne. Tant qu’elle a encore à lutter pour devenir un être humain elle ne saurait être une créatrice. » Verdict impitoyable dont on peut se demander si Simone de Beauvoir ne se l’applique pas à elle-même […]. Beauvoir ne prend pas en considération les conditions de réception des œuvres de femmes, conditions qui éclaireraient autrement cette acosmie, par l’obstination de la culture dominante à ne lire les écrivains femmes que dans leur particularité et à les y retenir. […] L’absence de monde, comme absence d’universalité, qui selon Beauvoir frappe les œuvres des femmes, reléguées dans les limites de leur oppression, porte à interroger la différence de traitement qui affecte dans la même époque et dans le même horizon philosophique, l’oppression de classe par rapport à l’oppression de sexe. […] [N]e serait-ce pas que, ultimement, et de manière informulée, […] l’historicité dans laquelle elle appréhende les rapports de sexe ne serait qu’une historicité limitée, permettant au mieux aux opprimé(e)s de rejoindre la position des oppresseurs et non, comme le prolétariat, de faire émerger un nouveau monde.

Françoise Collin, Je partirais d’un mot, Fus-Art, 1999, p. 30-33. 

 


 

Françoise Collin est une penseuse aux frontières d’une approche à la fois philosophique et artistique et bien sûr politique de la question de l’émancipation des femmes. Les luttes féministes qu’elle rencontre dans les années 1970 bouleverseront sa vie à la fois sur le plan personnel mais aussi en sa qualité de penseuse dans sa manière d’appréhender le monde. Elle cherchera alors toujours au sein de ses différents engagements à tenir avec obstination le lien, pour elle essentiel, entre poésie et politique. Dans ce cadre, une partie de sa vie est traversée par des interrogations qui peuvent sembler toutes se réduire à la même : y a-t-il un être des femmes. À sa manière et tout au long de sa vie elle dépliera à l’infini ce champ de questionnement en ouvrant à chaque fois des perspectives nouvelles pour approcher la dite question des femmes sans jamais fermer la porte à ce qui se trame dans les ateliers des artistes, dans les réunions des militantes et militants politiques, dans la solitude de ceux et celles qui ont à travailler la langue comme on travaille un matériau ou encore dans l’anonymat des vies non héroïques, de ces vies que l’histoire ne retiendra pas. Dans ce texte, Françoise Collin dialogue avec l’œuvre de Simone de Beauvoir.

Simone de Beauvoir et le rapport des femmes à la création littéraire
Dans cet extrait, Simone de Beauvoir évoque le rapport à la création littéraire, mais cette question reste non détachable de la position qu’occupent les femmes sur le plan social et politique envisagé dans une perspective historique. Simone de Beauvoir publie son ouvrage en 1948-1949, dans une période où les femmes viennent à peine d’accéder au droit de vote. Elle cherche à dire par là que les femmes enfermées ou réduites à la seule vie naturelle, au sens de l’entretien et de la génération de la vie, sont empêchées d’exister sur le plan historico-social du moins pour la période durant laquelle Beauvoir écrit son œuvre. Leur accès à l’écriture, ici la littérature, ne leur permet pas de sortir de tout ce qui fait le quotidien de leur vie : la maison, la famille, les enfants, le rapport à ce corps qu’elles ne possèdent pas tout à fait et leur en-dehors du monde, ou ce que Françoise Collin, reprenant le terme à Hannah Arendt, nomme l’acosmie à savoir l’absence de monde.
De cette manière, parce que la vie des femmes est non réalisée, non accomplie sur le plan de l’histoire sociale et politique, elles sont encore occupées à seulement exister. Cela veut dire qu’elles sont entravées par leurs vies matérielles qui les empêchent de voir le monde au-delà de leur seul vécu, de ce qui constitue leur quotidien. Elles ont à porter la charge de leur seule personne ou plutôt les charges de la reproduction de la vie au premier rang desquels se trouve la maternité. Comme elles ont d’abord à s’occuper d’elles-mêmes, elles se ne rendent pas compte en quelque sorte qu’en vérité elles ont rendez-vous avec l’histoire. Elles écrivent « dans la pure subjectivité » et ne s’occupent pas de « l’appréhension et la constitution d’un monde » car elles se tiennent en-dehors ou à côté du monde. Par exemple, sortir de sa subjectivité pourrait amener à voir qu’un homme ouvrier est pris dans des rapports de domination et d’injustice. Injustice qui implique la même souffrance que le sentiment d’exclusion qu’elles éprouvent. Dans ce cas, sortir de la pure subjectivité devrait conduire à se demander qu’est-ce qu’il faut inventer ou bousculer pour que plus jamais cet homme n’ait à vivre ce type de rapports. Or, lorsqu’on est enfermé dans sa pure subjectivité, la douleur en est telle qu’elle nous rend en quelque sorte aveugle au monde qui nous entoure car nous ne recevons ce monde qu’à travers le prisme de notre vécu, en l’occurrence nous n’interprétons ce monde qu’à travers la particularité qui nous touche le plus, à savoir « je suis une femme ». À cela s’ajoute que nous percevons cette particularité non pas comme une « particularité » mais au contraire comme le « tout » du monde qui n’est en réalité que « notre » monde, notre vécu. Tout ce qui nous vient du monde et toute notre action au sein de ce monde, nous ne les lisons qu’en tant que « je suis une femme ».

Entrer dans un processus d’appropriation du monde
Or, aller par-delà l’orgueil de son sexe, c’est se percevoir au sein du monde à sa juste place, à savoir une parmi d’autres, tout comme le sexe masculin peut être porteur de problèmes spécifiques ne pouvant incarner à lui seul tout ce qu’il y a dans le monde ou même au sein de l’univers. Cet espace commun qui est la place publique, celle où s’élabore la délibération politique, elles en sont absentes ou exclues. Elles sont enferrées dans les activités qui consistent déjà à faire reconnaître leur droit et à légitimer leur prise de parole publique. Leur rapport à la création littéraire traduit ce moment historique dans lequel elles se trouvent. La charge de leur existence qui consiste à les sortir de l’espace privé, à se détacher de cet espace pour se faire une place au sein de l’espace public n’est pas sans entrave. Elle constitue un long chemin à parcourir durant lequel elles sont loin d’être assurées de leur légitimité. Ce faisant, prise par le chemin lui-même de la libération, de l’accès au statut de citoyenne à part entière, elles ne prennent pas encore la mesure de ce qui les attend. Car ce qui les attend n’est rien moins que le monde lui-même dans toute son ampleur. Encore enfermées dans ce que Beauvoir appelle la « pure subjectivité », elles sont encore condamnées à la « particularité », c’est-à-dire qu’elles ne peuvent encore penser le monde qu’à travers le vécu propre qui est le leur, leurs difficultés et non pas au-delà. Or, s’élever par par-delà « l’orgueil de la différence sexuelle », autrement dit, par-delà les problèmes qui touchent uniquement à leur vie en tant que catégorie de sexe, c’est entrer dans un processus d’appropriation du monde lui-même et même de l’univers. Accéder à la « difficile gloire de la libre existence » implique de se saisir de ce monde qui leur apparaît encore comme une sphère qui leur demeure étrangère et de se comprendre comme partie et partie prenante de ce monde lui-même. Autrement dit « comment va le monde ? » et « en quoi puis-je participer à son complet bouleversement ? » est aussi et désormais une question politique majeure qui concerne tout autant la responsabilité des femmes. Pour le dire avec emphase, dès lors que les femmes accèdent au statut de citoyenne, à la polis, à la liberté en tant qu’elle s’inscrit dans le cadre d’une cité, alors elles sont de facto convoquées devant l’histoire et c’est devant cette histoire mondiale qu’elles auront désormais à rendre des comptes, parce qu’elles sont maintenant également comptables de l’univers lui-même.

Envisager les femmes dans une perspective dialectique
Pour Françoise Collin, l’œuvre de Simone de Beauvoir ne parvient pas à accorder aux femmes l’idée que leur position minoritaire sur le plan politique puisse avoir une portée, comme c’est le cas pour le « prolétariat », une portée révolutionnaire. En effet, envisagée dans une perspective dialectique, la marginalité du prolétariat implique qu’il est porteur de dimensions radicalement nouvelles, annonciatrices d’une nouvelle société qui ne demande qu’à être enfantée. Or, selon Françoise Collin, Simone de Beauvoir n’envisagerait pas les femmes dans le cadre de cette perspective dialectique. Cela implique alors que la seule voie qui reste aux femmes en tant qu’elles occupent une place de dominée, c’est de rejoindre une place de dominant, autrement dit d’effacer leur histoire pour devenir un homme. Ainsi, la position dominée des femmes n’ouvrirait pas sur une perspective révolutionnaire mais seulement sur une assimilation des femmes au monde des hommes.
Quelles voies politiques ces interrogations peuvent-elles nous ouvrir et quels enseignements nous les communistes, pouvons-nous en tirer ? Lorsque Simone de Beauvoir nous dit que les femmes sont encore enfermées dans l’élément de la « particularité », ne pouvons-nous pas le comprendre après les écrits de Françoise Collin et après le mouvement MeeToo comme un fait que des millions de femmes à travers le monde vivent ce que les philosophes du contrat tels que Hobbes, Locke ou Rousseau nommaient l’ « état de nature », dès lors qu’elles se trouvent dans l’espace domestique ? Outre les questions du travail ménager et celles de la reproduction de la vie, sur lesquelles nous reviendrons prochainement, les femmes au sein de leurs vies privées ne se voient pas assurées des garanties censées être offertes par l’État de droit. Si, comme tout citoyen, elles ont abandonné leur liberté première pour l’échanger contre une liberté garantie par l’État, cet État ne garantit pas leur liberté de personne humaine, dès lors qu’elles se trouvent dans l’espace domestique. Lorsque nous constatons effarés le nombre de femmes violentées physiquement, sexuellement dans leur maison, et lorsque nous voyons chaque jour le nombre de femmes mourant sous les coups de leur conjoint, comment attendre des femmes qu’elles s’occupent du monde quand l’assurance de leur vie et le respect dû à leur personne ne leur est pas garantie.
En outre, cette réalité matérielle qui constitue le quotidien de millions de femmes à travers le monde peut sans doute nous éclairer sur la manière dont elles politisent leur mouvement social et leurs revendications. Se fondant sur leur vécu et dénonçant pour l’essentiel les violences dont elles sont victimes, elles sont perçues comme étant incapables d’élargir leurs revendications à des questions plus larges que les seules questions concernant les femmes. Cette contradiction dans laquelle se trouvent les femmes implique qu’elles parviennent à lever de véritables mouvements sociaux à partir des problématiques qu’elles veulent inscrire dans le champ de l’actualité médiatique et politique mais sans jamais franchir véritablement le cap de la sphère politique en se constituant en partis politiques, ni non plus en rejoignant officiellement les organisations politiques telles que les partis. L’autonomie revendiquée de leur mouvement social est à la fois pour elles une forme de nécessité pour faire entendre ce qui relève de leur problème et en même temps un handicap les empêchant d’élargir leur base.
Une lutte communiste en direction des femmes pourrait conduire à poser que, sous les violences faites aux femmes, c’est le respect de la personne humaine qui est en jeu. La moitié de l’humanité se voit privée des garanties de l’État de droit, dès lors qu’elle franchit la porte de l’espace domestique. Si toute lutte communiste ne peut s’envisager sans l’apport essentiel des femmes, elle doit pouvoir viser les moyens de leur garantir une sécurité a minima qui les sorte de l’inquiétude de cet état de nature que reste encore pour elles l’espace domestique.

Cause commune n° 16 • mars/avril 2020