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Il est courant d’opposer les mouvements de révolte « spontanés » aux actions révolutionnaires organisées et préparées à l’avance par une « direction consciente ». Pour Gramsci, cette opposition est moins évidente qu’elle n’en a l’air.

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Dans le texte (Gramsci)
On peut donner plusieurs définitions du mot « spontanéité », car le phénomène auquel il se rapporte a plusieurs aspects. Il faut avant tout remarquer que la « pure » spontanéité n’existe pas dans l’histoire : elle coïnciderait avec la « pure » action mécanique. Dans le mouvement « le plus spontané » les éléments de « direction cons­­ciente » sont seulement incontrôlables, ils n’ont pas laissé de document authentifiable. […]
Qu’il existe dans tout mouvement « spontané » un élément primitif de direction consciente, de discipline, cela est démontré de façon indirecte par le fait qu’il existe des courants et des groupes qui soutiennent la spontanéité comme méthode. À ce propos il faut faire une distinction entre les éléments purement « idéologiques » et les éléments d’action pratique, entre les théo­riciens qui soutiennent la spontanéité comme « méthode » immanente et objective du devenir historique, et les politiciens qui la soutiennent en tant que méthode « politique ». Chez les premiers il s’agit d’une conception erronée, chez les seconds il s’agit d’une contradiction immédiate et mesquine qui laisse voir son origine pratique évidente, c’est-à-dire la volonté immédiate de substituer une direction déterminée à une autre.
Le mouvement turinois fut accusé en même temps d’être « spontanéiste » et « volontariste » ou bergsonien1 ! Cette accusation contradictoire, si on l’analyse, montre la fécondité et la justesse de la direction qui avait été imprimée à ce mouvement. Cette direction n’était pas « abstraite », elle ne consistait pas à répéter mécaniquement des formules scientifiques ou théoriques, elle ne confondait pas la politique, l’action réelle, avec la recherche particulière du théoricien ; elle s’appliquait à des hommes réels, qui s’étaient formés dans des conditions historiques déterminées, avec des sentiments, des façons de voir, des fragments de conception du monde, etc. déterminés, qui résultaient des combinaisons « spontanées » d’un certain milieu de production matérielle, avec la « fortuite » agglomération d’éléments sociaux disparates. Cet élément de « spontanéité » ne fut pas négligé, et encore moins méprisé – il fut éduqué, orienté, purifié de tous les corps étrangers qui pouvaient le souiller, afin de le rendre homogène, mais de façon vivante, historiquement efficace, grâce à la théorie moderne2. On parlait, parmi les dirigeants eux-mêmes, de la « spontanéité » du mouvement ; et il était juste qu’on en parle : cette affirmation était un stimulant, un élément énergétique, un élément d’unification en profondeur. Plus que toute autre chose, c’était une façon de nier qu’il s’agissait de quelque chose d’arbitraire, d’aventureux, d’arti­­­ficiel, d’un mouvement qui ne serait pas historiquement nécessaire. Cela donnait à la masse une conscience « théorique », cela faisait d’elle la créatrice de valeurs historiques, la créatrice d’institutions, la fondatrice d’États. Cette unité de la « spontanéité » et de la « direction consciente », ou encore de la « discipline », voilà ce qu’est précisément l’action politique réelle des classes subalternes, en tant qu’elle est une politique de masse et non une simple aventure de groupements qui se réclament des masses.

Antonio Gramsci, Cahiers de prison, tome I, Cahier 3 (1930), §48,
Gallimard, p. 293-295.

« La “pure” spontanéité n’existe pas »
Le terrain sur lequel se place Gramsci est d’abord celui de l’analyse historique : il entend dans un premier temps juger de la validité du concept de « spontanéité » pour rendre compte d’un certain nombre de phénomènes, au premier rang desquels se placent les révoltes populaires. Or, pour Gramsci, le terme de « spontanéité » pose d’abord un problème de définition : il est présenté comme une évidence, notamment par ceux qu’on pourrait qualifier de « spontanéistes », au sens où ils érigent la spontanéité au rang de « méthode politique ». Pourtant, le terme ne saurait être pris dans son sens littéral : aucune action dans l’histoire ne se produit sans qu’intervienne, d’une façon ou d’une autre, une volonté ou un projet qui suppose une forme de mise à distance ou d’extériorité par rapport à l’action elle-même. De ce point de vue, les événements historiques ne sont pas comparables à des événements naturels : une grève, même la moins préparée, ne se produit pas de manière automatique suite à l’annonce d’une fermeture d’usine comme la pomme tombe de l’arbre lorsqu’elle est trop lourde.
Dès lors, pour Gramsci, le terme « spontanéité » joue souvent le rôle d’asile de l’ignorance : lorsqu’on ne connaît pas les facteurs qui ont présidé à l’arrivée d’un événement, lorsqu’on ne dispose pas de « documents » attestant la présence d’une direction dans une lutte, on déclare qu’il s’agit d’un événement « spontané ». De même, une organisation appelle « spontané » un mouvement qui naît en dehors d’elle et qu’elle ne parvient pas à diriger. Pourtant, un tel mouvement n’est jamais sans direction et, pour cette raison, ne mérite pas le qualificatif de « spontané ». Il inclut bien des « éléments de « direction consciente » ; mais ceux-ci sont seulement « incontrôlables » de l’extérieur. « Spontané » dit alors de façon inappropriée cette difficulté à maîtriser ce mouvement de l’extérieur.
Cette clarification étant faite, Gramsci va distinguer deux points de vue différents sur la spontanéité : le point de vue théorique et le point de vue politique, qu’il juge tous les deux erronés mais pour des raisons différentes. Le point de vue théorique consiste à analyser les événements historiques sous l’angle de la spontanéité. C’est au fond le point de vue dont il a souligné les limites dans le premier paragraphe : on parle de spontanéité lorsqu’on n’est pas en mesure d’expliquer les causes d’un événement. Le point de vue politique qui consiste à « soutenir la spontanéité en tant que méthode », c’est le spontanéisme. Gramsci se montre plus sévère avec celui-ci qu’il juge « mesquin » et dans lequel il reconnaît une forme d’hypocrisie. On se drape dans la spontanéité pour imposer une direction consciente face à une autre. Pour se débarrasser d’une direction, pour prendre sa place, l’appel à la spontanéité contre les directions en général peut être une arme politique efficace. Il faut seulement ne pas avoir la naïveté de croire que cet appel conduit à supprimer la direction. Ce n’est qu’un moyen habile d’en imposer une autre. Il n’y a donc pas d’action politique sans direction consciente. Le nier, c’est faire preuve d’ignorance ou avancer masqué.

Éduquer la spontanéité
Une précision importante. Ici, « diriger » ne signifie pas « commander ». Comment une direction pourrait-elle donner des ordres aux masses et espérer être suivie ? Diriger politiquement, c’est proposer une direction, montrer un chemin, que les masses sont libres de suivre ou non.
Gramsci se réfère au « mouvement turinois » des années 1919 et 1920, mouvement d’occupation d’usines et d’autogouvernement ouvrier. C’est un exemple de direction juste. Ce qui le révèle ? Le fait qu’on ait accusé ce mouvement tantôt d’être « spontanéiste », c’est-à-dire de refuser toute forme de direction, tantôt d’être « volontariste », c’est-à-dire d’être la mise en pratique du plan d’une direction. Le mouvement fut en effet les deux à la fois.
Gramsci et le journal l’Ordine nuovo, inspirés par les expériences soviétiques du lendemain de la guerre en Europe, faisaient partie des organisateurs du mouvement. Ils avançaient l’idée d’une transformation des vieilles institutions ouvrières, les « commissions internes4 », en conseils d’usine prenant en charge directement la production. L’article de Gramsci « Démocratie ouvrière » (juin 1919) développait cette proposition. Il y avait donc bien une direction consciente : l’Ordine nuovo, qui devint « journal des conseils d’usine ». Elle indiquait un chemin : le dépassement du capitalisme par la gestion ouvrière. Et cette direction n’était pas « abstraite », elle entrait en résonance avec les aspirations des ouvriers. Par hasard ? Non. Cette direction n’était pas coupée de la spontanéité parce qu’elle la prenait au sérieux au lieu de la négliger ou de la mépriser. Invité dans les assemblées d’usine, dans les cercles éducatifs, Gramsci ne cesse d’interroger les ouvriers. Car pour bien diriger, il faut savoir, au préalable, beaucoup écouter.
La direction ne peut pas se contenter de suivre l’élément spontané. Celui-ci a besoin d’être « éduqué, orienté, purifié de tous les corps étrangers qui pouvaient le souiller, afin de le rendre homogène ». Comme telle en effet, la spontanéité est toujours hétérogène, parfois même contradictoire ; impossible par conséquent de la suivre puisqu’elle part dans tous les sens. Il faut donc bien choisir les éléments de spontanéité qui sont pertinents. Ensuite, ce qui se dit spontanément est souvent formulé de façon négative (le refus de telle ou telle chose) ; il faut bien alors aller de l’avant et définir un projet positif. Enfin, la spontanéité n’est pas toujours suffisamment informée ; il faut apporter ces informations, par exemple sur les différentes expériences de gestion ouvrières ailleurs en Europe afin d’en évaluer la portée et les limites.
Une juste direction consciente ne nie donc pas la spontanéité. Elle la prend au sérieux, elle l’étudie longuement. Ensuite, à l’aide de mots d’ordre et de pro­po­sitions, elle tente de l’élaborer et de la « hausser sur un plan supérieur », pour la transformer en « action politique réelle des classes subalternes ».
1. Henri Bergson (1859-1941) : philosophe spiritualiste français dont la théorie de la liberté, fondée sur le concept d’élan vital, entend s’opposer aux explications mécanistes et finalistes.
2. « Théorie moderne » désigne le marxisme.
3. Jean-Yves Frétigné, Antonio Gramsci, Vivre, c’est résister, Armand Colin, 2017, p. 108.
4. Instances de résolution des conflits où siégeaient syndicats et patronat.


Le « mouvement turinois » des années 1919 et 1920.

C’est le « Biennio rosso », les deux années rouges en Italie, dans le sillage de l’Octobre russe. Gramsci y participe activement avec le journal L’Ordine nuovo. Lors de ce mouvement, les usines Fiat sont occupées, des conseils ouvriers voient le jour, conseils qui prennent en charge la production, « une production équivalente à 55 % de celle normale – soit 37 voitures par jour contre 68 en temps normal –, alors que les ouvriers font face à l’absence quasi complète d’employés et de techniciens et surtout qu’ils doivent pallier le manque d’approvisionnement en matière première3 ». En 1930, en pleine crise économique, Gramsci revient sur cette expérience et rappelle
à ceux qui estiment que le capitalisme va s’effondrer de lui-même qu’il n’y a pas de transformation sociale sans direction politique.

Cause commune n° 3 - janvier/février 2018