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La culture générale, c'est ce qui permet à l'individu de sentir pleinement sa solidarité avec les autres hommes, dans l'espace et dans le temps, avec ceux de sa génération, comme avec les générations qui l'ont précédé comme avec celles qui le suivront. [...] Il faut qu'il puisse participer ainsi au développement intellectuel et matériel de l'humanité tout entière, le suivre tout au moins, sinon y contribuer. (Paul Langevin, 1931)

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Peut-on participer ainsi au développement intellectuel et matériel de l’humanité tout entière et se construire un imaginaire cohérent, si on néglige le fait que sciences et techniques, par leurs avancées foudroyantes, sculptent un monde dont les changements influencent considérablement (en bien et en mal) la vie de toutes et de tous ? Non. Pas plus qu’on ne peut tisser un imaginaire complet avec des connaissances scientifiques privées de culture artistique (au sens large). Il est donc plus impératif que jamais d’incorporer les cultures scientifiques et techniques dans « la » culture.
La difficulté est double. D’une part le gouvernement, à travers le ministère de la Culture, en supprime les dimensions scientifiques et techniques, ce qui influe sur la signification généralement admise du mot « culture ». Mais d’autre part, si les artistes sont producteurs de culture (ils s’adressent d’abord au public), les scientifiques et les ingénieurs produisent de la science et de la technique qui s’adressent d’abord à leurs pairs.

Qu’est-ce que la culture scientifique et technique ?
La définition n’est pas évidente, elle dépend des milieux et surtout des époques. Qui la produit ? Pour une grande part, l’enseignement, l’éducation populaire et les média (sous forme d’émissions ou d’articles de « vulgarisation » scientifique).
Donc, l’enseignement et l’éducation populaire doivent en même temps forger une culture scientifique et technique, et transmettre à toutes et à tous le goût pour une véritable culture artistique et littéraire. Dans un contexte où la culture devient une marchandise mise au service du profit, la lutte contre cette marchandisation est au cœur de la politique culturelle du PCF. En revanche, les cultures scientifique et technique représentent un point aveugle qu’il est grand temps de prendre en compte, tant dans les programmes politiques que dans les luttes au jour le jour, pour les diffuser largement. L’éducation populaire en est peut-être actuellement le lieu privilégié.

« L’enseignement et l’éducation populaire doivent en même temps forger une culture scientifique et technique, et transmettre à toutes et à tous le goût pour une véritable culture artistique et littéraire.»

L’enjeu dépasse la vulgarisation scientifique et technique. Comme le note Claude Rosenblatt-Lanher dans le dossier du précédent numéro de Cause commune consacré à la culture : « Pénétrer la culture commune, ce n’est pas lui superposer des informations abstraites et cumulatives, mais donner au citoyen commun les moyens de saisir quelles perspectives nouvelles les sciences ouvrent, comment elles modifient nos représentations du monde. » Cette vision du monde, issue des connaissances et pratiques scientifiques et techniques, est différente mais nécessairement complémentaire de la vision du monde que peuvent véhiculer les cultures artistiques et littéraires. C’est aussi une forme de pensée en pleine évolution, bien trop souvent réduite à ce que l’on appelle, sans le définir, l’esprit critique.
Actuellement, les sciences sont en général divisées, émiettées en multiples champs sans grand lien entre eux, chacune subdivisée en sous-disciplines de plus en plus spécialisées et séparées. Il est donc très difficile de construire une culture scientifique cohérente à partir de cela. Les études secondaires, si elles donnent un vernis dans un certain nombre de ces disciplines, permettent d’autant moins de construire une vision cohérente, qu’elles sont très tôt compartimentées (ce que la réforme de l’enseignement vient encore d’empirer).

« Les études secondaires, si elles donnent un vernis dans un certain nombre de ces disciplines, permettent d’autant moins de construire une vision cohérente, qu’elles sont très tôt compartimentées.»

Comme l’écrivait déjà Paul Langevin : « Il est essentiel de donner un sens dynamique à la culture : l’enseignement ne peut donner, en réalité, qu’un commencement de culture, qui met l’individu à même de désirer et de goûter celle-ci. Il doit par lui-même et pendant toute sa vie maintenir le contact préparé par l’école et doit pouvoir trouver le temps nécessaire. »
À l’heure actuelle, la majorité des citoyens se sentent désarmés face aux bouleversements qui les touchent de plein fouet et certains, de plus en plus nombreux, se réfugient soit dans la peur et les refus allant jusqu’à l’irrationalisme, soit dans une confiance totale et aveugle en « la » science. Pendant ce temps, la place devenue prégnante du numérique, dans nos vies et celles de nos enfants comme dans les arts, rend encore plus criant le besoin de culture technique.
Ainsi, bien que la nécessité d’intégrer cultures scientifique et technique dans la culture apparaisse comme une évidence aux yeux de beaucoup, la difficulté de la tâche n’en a permis jusqu’à présent une concrétisation ni dans les programmes du PCF, ni ailleurs, et la culture scientifique, souvent confondue d’ailleurs avec la culture technique, reste un domaine marginalisé. Ni science ni culture, elle se retrouve essentiellement elle-même parcellisée au niveau d’institutions d’éducation populaire spécialisées, de musées scientifiques et/ou techniques (parfois prestigieux) et d’émissions confiées à des « experts » le plus souvent spécialisés. Quelques artistes ont pris conscience de cette anomalie et tentent de créer des ponts entre mathématiques, musique et arts plastiques, entre théâtre et sciences, mais cela reste encore anecdotique.

« La place devenue prégnante du numérique, dans nos vies et celles de nos enfants comme dans les arts, rend encore plus criant le besoin de culture technique.»

Sciences et techniques sont en constante transformation, en lien avec le passage au capitalisme financiarisé mondialisé. La révolution numérique génère de très fortes contradictions car le développement des forces productives actuelles est plus que jamais en contradiction avec les rapports de production capitalistes. Une révolution scientifique se développe parallèlement, beaucoup moins médiatisée : la révolution du complexe, qui étudie des aspects de la réalité que l’on ne savait pas aborder auparavant, et que l’on rassemble sous le terme de complexité. Elle a été rendue possible par le développement des ordinateurs, et a nécessité et permis des manières tout à fait nouvelles d’appréhender cette réalité. De ce fait elle a rencontré des obstacles nombreux, liés peut-être aussi en partie à son potentiel émancipateur Face à la fulgurance des transformations, les cultures scientifique et technique ont pris un énorme retard, et la tâche est immense. Mais, et c’est ce que je vais tenter de montrer ci-dessous, je pense que la révolution du complexe peut justement contribuer à l’émergence d’une véritable « culture générale ».

De la révolution du complexe à la culture du complexe
Issue des mathématiques, de la physique, de la biologie, de l’informatique, mais aussi de la psychologie et de la sociologie, cette révolution scientifique s’est étendue à l’ensemble des disciplines, tout en y rencontrant des obstacles qui tendent continuellement à la marginaliser. Or le fait même qu’elle concerne tant de champs disciplinaires différents nécessite et génère un nouveau mode de pensée, commun à toutes ces pratiques et par conséquent généralisable, que j’ai désigné comme la pensée du complexe.

« La révolution du complexe étudie des aspects de la réalité que l’on ne savait pas aborder auparavant, et que l’on rassemble sous le terme de complexité. »

De façon très intéressante (dont l’exposé dépasserait le cadre de cet article, mais qui a fait l’objet, en particulier, du livre, Émergence Complexité et dialectique, qu’Yvette Lucas a discuté dans le numéro précédent de Cause commune), cette pensée du complexe présente une grande proximité avec la pensée dialectique. Proximité qui s’étend à la fois à leur potentiel émancipateur, et à leur rejet féroce par l’idéologie dominante. Comme la pensée dialectique, la pensée du complexe s’intéresse aux processus dans leur globalité, aux rapports ou interactions, et aux transformations. Elle permet et nécessite d’envisager le monde comme formé de systèmes dynamiques et en interactions, eux-mêmes constitués de sous-systèmes ou de niveaux en interactions. Et par là même elle conduit à une notion intégrée de la culture qui rejoint celle que le dialecticien Paul Langevin avait formulée il y a près de quatre-vingts ans. Il s’agit d’abord, dans les deux cas, d’une démarche et d’une vision du monde qui diffèrent de la vision parcellaire, dissociée et statique, réductionniste en un mot, dominante à la fois dans les sciences et dans la pensée générale.
Mais de plus, issue du progrès des sciences, la pensée du complexe peut maîtriser de nouveaux outils conceptuels qui rendent opérationnelle cette vision intégrée et dynamique en permettant de la concrétiser. Ainsi, alors que la tendance à la spécialisation et à l’émiettement fait obstacle à la culture scientifique, la révolution du complexe lui donne au contraire les moyens de retrouver le sens de la globalité nécessaire aussi pour comprendre les grands enjeux planétaires.

« En s’emparant de la pensée du complexe, et en la diffusant, l’éducation populaire se donnerait les moyens d’intégrer cultures scientifique, technique, artistique et littéraire en une véritable culture générale, citoyenne et émancipatrice. »

L’hypothèse que je présente ici est donc qu’en s’emparant de la pensée du complexe, et en la diffusant, l’éducation populaire se donnerait les moyens d’intégrer culture scientifique, technique, artistique et littéraire en une véritable culture générale, citoyenne et émancipatrice. Et cela correspond à la fois à un objectif programmatique et à une tâche immédiate, répondant, pour partie, à la question posée par Michel Dufour dans le dossier culture du n° 6 de Cause commune : « Alors, quel sens, quel cadre donner à une ambition de refondation culturelle à l’heure de la révolution numérique ? »
Cette culture du complexe peut-elle être diffusée notamment vers les classes populaires ? La complexité n’est pas réservée aux couches intellectuelles, car complexe n’est pas compliqué. Et il est même peut-être plus facile d’acquérir une culture de la complexité quand on n’a pas été déformé par une longue éducation simplifiante, statique, émiettée dont il est nécessaire de se déprendre en partie pour accéder à la pensée du complexe (comme à la pensée dialectique, d’ailleurs). La vie est complexe, le monde est complexe, la société est complexe. En avoir peur, se réfugier dans une pensée simplificatrice peut conduire au manichéisme, dont le fascisme, le populisme sont les formes qui nous menacent. Accepter la complexité en la comprenant pour la maîtriser au mieux est peut-être aussi une des formes efficaces de lutte contre ce désert culturel qu’est le fascisme. C’est aussi une des formes de lutte pour l’hégémonie culturelle d’une pensée réellement émancipatrice.

Janine Guespin-Michel est microbiologiste. Elle est professeure honoraire à l’université de Rouen.

Cause commune n° 7 - septembre/octobre 2018