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Dans un numéro précédent, le secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences nous disait qu'il souhaiterait que le PCF s'occupe de « science populaire ». Nous avons enquêté à Ivry-sur-Seine, municipalité à direction communiste.

Entretien avec Marie Piéron

Tu es chargée de définir a politique de culture scientifique du conseil municipal. Depuis quand cette délégation existe-t-elle et quelle est ta formation ?

Marie Piéron : Cette délégation existe depuis l’élection municipale de 2008 et le maire me l’a confiée en 2012. Avant la création de la délégation, il existait déjà une politique de culture scientifique avec, notamment, la tenue annuelle du salon du livre d’histoire des sciences et des techniques. À titre professionnel, je suis docteur en neurosciences comportementales et je travaille actuellement dans un laboratoire parisien sur l’étude de la perception visuelle dans l’autisme.

La ville d’Ivry a-t-elle une histoire particulière en matière de recherche, y a-t-il des laboratoires sur son territoire ?

M.P. : La ville d’Ivry a accueilli le laboratoire de synthèse atomique, premier laboratoire de Frédéric Joliot-Curie de 1937 jusqu’à la fin des années 1960. Robert Doisneau était venu immortaliser ce laboratoire et ses instruments, symboles de l’époque de la big science. La municipalité possède d’ailleurs l’un d’entre eux, classé à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques et nommé « l’éclateur ». L’an dernier, à la demande d’un collectif d’habitants et avec l’aide d’une équipe du CNRS et d’Hélène Langevin, nous avons présenté un rapport d’expertise sur l’éclateur, conjointement à une action de sensibilisation sur la physique nucléaire en tant que science. Encore aujourd’hui, plusieurs laboratoires de recherche sont présents sur la ville, dont un important pôle sur l’étude de la longévité situé dans l’hôpital gériatrique Charles-Foix et complété par une pépinière d’entreprises « Silver Innov ». La municipalité a joué un rôle prépondérant dans la création de ce pôle de recherche et de développement économique en se mobilisant aux côtés de Sorbonne Université, de l’Assistance publique hôpitaux de Paris, et du département du Val-de-Marne.

« Le chef de projet construit une programmation, après avoir recueilli la parole des habitants, contacte des chercheurs de différentes disciplines pour permettre un croisement des regards sur le sujet identifié. »

Quel est l’objectif de la culture scientifique dans une ville populaire ?

M.P. : L’objectif principal est de permettre à tout habitant, quel que soit son niveau de connaissance, de pouvoir bénéficier d’une information scientifique de qualité répondant à ses questionnements. Ivry est située, à proximité de Paris, pourtant une partie de la population ne se déplace pas dans les lieux traditionnels de culture scientifique (Palais de la découverte, Cité des sciences, Muséum d’histoire naturelle, Collège de France…). Cela ne signifie pas qu’elle ne s’interroge pas sur des questions scientifiques mais plutôt que ces lieux ne lui semblent pas pouvoir répondre à ses interrogations. Partant de ce constat, nous avons élaboré des rencontres ouvertes à tous, férus de science ou néophytes. Une attention particulière est portée au jeune public afin de développer le goût des sciences chez les jeunes et même, potentiellement, des vocations scientifiques. De plus, les rencontres se font dans de nombreux lieux de la ville (cinéma, médiathèques, maisons de quartier, lieux dédiés à la démocratie...) sous des formats variés pour toucher un public le plus large possible. Un label, Ivry-sur-Science, a été créé pour permettre aux habitants d’identifier les actions de culture scientifique. Une grande réussite, à mes yeux, est une rencontre organisée sur le sommeil dans une maison de quartier. Lors de ce débat avec des chercheurs étaient présents dans le public trois vieux messieurs qui, d’habitude, ne poussaient pas les portes de la maison de quartier mais passaient beaucoup de temps sur un banc dans un square à discuter entre eux, des lycéens, des enseignants, des familles… la diversité du public présent ce jour-là reflétait celle des habitants du quartier.

« L’objectif principal est de permettre à tout habitant, quel que soit son niveau de connaissance, de pouvoir bénéficier d’une information scientifique de qualité répondant à ses questionnements. »

Comment se font concrètement les rencontres des habitants avec les chercheurs ?

M.P. : Les rencontres nommées « rendez-vous des sciences » se déroulent dans les maisons de quartier afin d’être physiquement au plus proche des habitants mais aussi au plus proche de leur questionnement. Le thème abordé est défini grâce à une co-élaboration reposant sur des groupes d’habitants, les agents des maisons de quartier et le chef de projet de culture scientifique. Ainsi, par exemple, un groupe de femmes nous a demandé de construire un rendez-vous des sciences sur le stress. De prime abord, ce n’est pas un sujet scientifique que nous avions identifié mais il était clairement un sujet de préoccupation pour elles. Une rencontre avec des chercheurs en neurosciences a eu lieu pour leur permettre de comprendre biologiquement à quoi correspond le stress, puis la maison de quartier a mis en place des ateliers pratiques pour apprendre à gérer le stress. De façon générale, le chef de projet construit une programmation, après avoir recueilli la parole des habitants, contacte des chercheurs de différentes disciplines pour permettre un croisement des regards sur le sujet identifié, recense des ateliers scientifiques. Les rencontres avec les chercheurs commencent par une brève intervention de chaque chercheur invité sur son domaine de recherche, puis se poursuivent par des questions posées par le journaliste scientifique et les habitants aux chercheurs. La durée totale de la rencontre ne doit pas excéder une heure et trente minutes. Un métier scientifique en lien avec le thème retenu est généralement mis en valeur et un temps est également construit plus particulièrement à destination du personnel communal. Enfin, très souvent parmi les intervenants, il y a un Ivryen, car notre ville comporte de nombreux scientifiques et nous souhaitons mettre en valeur cette richesse.

Comment procéder pour que les chercheurs ne « planent » pas trop et que les habitants non formés dans leurs disciplines y comprennent quelque chose ? L’enrichissement est-il à sens unique, des chercheurs vers les habitants ?

M.P. : Lors des rencontres avec les habitants, un journaliste scientifique est présent pour animer le débat, encourager les chercheurs à reformuler lorsqu’une notion nécessite plus de précisions, encourager les participants à interagir avec les chercheurs. Ce rôle est essentiel car il crée un lien entre les chercheurs et les habitants. Il permet à ces derniers de s’autoriser à poser des questions car ce n’est pas chose aisée que de prendre la parole devant une assemblée. Enfin, les rencontres se terminent toujours par un pot, afin que les participants puissent interagir directement avec les chercheurs sans avoir à poser de questions devant toute la salle. En outre, très souvent les chercheurs nous disent après la rencontre que le temps d’échange a également été important pour eux, pour leur réflexion et pour leur rôle de scientifique intégré à notre société.

« Lors des rencontres avec les habitants, un journaliste scientifique est présent pour animer le débat, encourager les chercheurs à reformuler lorsqu’une notion nécessite plus de précisions, encourager les participants à interagir avec les chercheurs. »

Abordez-vous des questions d’actualité ou des grands problèmes de société, qui pourraient par exemple éclairer les habitants au moment de leurs votes (nanotechnologies, intelligence artificielle, OGM, nucléaire, etc.) ?

M.P. : Les enjeux sciences-société font partie des thèmes identifiés dans le programme municipal comme pouvant faire l’objet de débats. Ils se déroulent principalement à l’espace Gérard-Philipe, lieu dédié à la démocratie, ou à la médiathèque. L’an dernier, un collectif d’habitants mobilisés contre l’implantation d’antennes relais nous a sollicités pour échanger sur les effets des ondes électromagnétiques sur la santé. Nous avons alors proposé une rencontre avec un chercheur en biophysique de l’INSERM. Un débat extrêmement riche a eu lieu entre le chercheur et le public. Les rencontres sciences-société sont donc construites à partir de sollicitations d’habitants ou à partir de l’actualité politique et sociétale. Ainsi la municipalité a pris un arrêté anti-pesticides et, parallèlement, une rencontre sur les perturbateurs endocriniens avec la projection d’un film a eu lieu à la médiathèque.

« Une attention particulière est portée au jeune public afin de développer le goût des sciences chez les jeunes et même, potentiellement, des vocations scientifiques. »

La culture scientifique est-elle parfois liée à la culture artistique ou littéraire ?

M.P. : L’un des axes d’Ivry-sur-Science repose sur l’ouverture de la culture scientifique aux autres formes de culture, notamment dans le cadre d’un partenariat avec le centre de développement chorégraphique national (la Briqueterie). Depuis maintenant plusieurs années, une ou un chorégraphe interagit avec les Ivryennes et les Ivryens durant une année autour d’un thème scientifique défini à partir de son travail. Une chorégraphe, par exemple, avait travaillé sur la suite de Fibonacci pour un spectacle de danse ; une rencontre a donc été organisée avec une mathématicienne et elles ont dialogué toutes les deux devant un public attentif.

Avez-vous des échanges d’expériences avec d’autres villes ?

M.P. : La municipalité est adhérente del’AMSCTI (réseau professionnel des cultures scientifique, technique et industrielle) et à ce titre elle profite des expériences d’autres collectivités ou structures. Toutefois, encore trop peu de collectivités locales développent leur propre action de culture scientifique. En outre, nous sommes ponctuellement sollicités par des villes qui souhaitent lancer des actions de culture scientifique, en particulier des villes ayant un campus universitaire.

Quels sont les nouveaux projets de la municipalité en matière de science populaire ?

M.P. : Le coronavirus a mis la culture scientifique sur le devant de la scène mais a aussi obligé la municipalité à réinterroger nos modes de diffusion afin de respecter les contraintes liées aux gestes barrières. Durant cette période, l’outil numérique a donc été privilégié (webinaire interactif, newsletter). Il nous a ainsi permis d’élargir notre public et de faire intervenir des chercheurs venant de loin sans qu’ils aient à se déplacer. Cette expérience renforce donc la place de la culture scientifique à Ivry et nous encourage à poursuivre l’utilisation de l’outil numérique, tout en continuant à proposer des rencontres physiques dans les quartiers.
Par ailleurs, une plus large place sera faite aux sciences participatives, principalement dans le domaine de l’environnement et des sciences humaines et sociales. Un projet a débuté sur la place des personnes retraitées dans l’espace public et dans la vie d’un quartier, afin d’améliorer leur participation, et un second projet doit débuter sur des mesures de qualité des sols et de l’air. À l’issue du projet, les participants auront acquis des compétences leur permettant d’identifier certains marqueurs de la qualité de leur sol, et deviendront à leur tour des ambassadeurs de ces connaissances. Les sciences participatives constituent donc un outil scientifique contribuant à renforcer le débat démocratique et la participation citoyenne.

Marie Piéron est adjointe au maire d’Ivry-sur-Seine, déléguée à la culture scientifique, l’enseignement supérieur et la recherche.

Cause commune n°19 • septembre/octobre 2020