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La science n’échappe pas à la volonté des citoyens de prendre part à ses orientations, mais cela soulève quelques problèmes : lesquels et comment les surmonter ?

Qu’est-ce qu’une science « citoyenne » ? Existe-t-elle déjà et, si oui, sous quelle forme ? Et enfin, se distingue-t-elle d’une science « participative » ?
La science participative, c’est l’ouverture à des non-spécialistes des processus de production de connaissances, d’expertises. La science citoyenne renvoie plutôt aux objectifs et aux attentes à l’égard de la recherche, à la capacité de la science à bien répondre aux demandes de la société.
La science participative a toujours existé. Le Muséum national d’histoire naturelle par exemple, depuis sa création, a impliqué des non-professionnels. L’astronomie a fait intervenir des « amateurs ». La participation s’est aujourd’hui étendue, notamment en écologie, où les bases de données (et d’observations) se développent considérablement.
Dans une démarche de science citoyenne, l’enjeu est de produire des avancées qui soient le plus en accord possible avec ce qui est souhaité par les citoyens. La science citoyenne existe-elle alors ? Elle est à construire en permanence.

Dans la science participative, la tâche des non-professionnels se borne-t-elle à la collecte
de données ou ceux-ci vont-ils plus loin aux côtés des scientifiques, dans les institutions ?
Entre le citoyen collecteur de données et celui qui participe à la construction ou à la résolution des problèmes scientifiques, il y a des cas intermédiaires. On ne doit pas dissocier exagérément ici science participative et science citoyenne : la participation des citoyens aux processus de production des connaissances peut être une façon d’avoir une science davantage citoyenne. L’intérêt de faire participer le citoyen dépend bien sûr du type d’enquête scientifique. Si l’objectif est, par exemple, de détecter le boson de Higgs, alors il n’y a guère de raison que le citoyen soit impliqué. Mais il en va tout autrement quand l’objectif est externe à la dynamique propre d’un champ scientifique et consiste à contribuer à répondre à une attente, un besoin de la société, comme la compréhension des conséquences du réchauffement climatique ou l’évaluation de la dangerosité des OGM.

N’y a-t-il pas un risque dans cette participation citoyenne ?
Les scientifiques y perdent assurément une partie de leur autonomie en matière de capacité à définir seuls ce que sont les objectifs et les priorités. Mais les objectifs qu’on assigne à la science sont historiquement situés. On a, encore aujourd’hui, une tension entre deux visions de ces objectifs. La première, « désintéressée », qui vient de l’Antiquité et qui est toujours structurante : comprendre le monde, indépendamment de l’utilité éventuelle de ces connaissances. La seconde, qui a émergé
à partir de Francis Bacon, au tout début du XVIIe siècle : permettre des connaissances utiles à la maîtrise de la nature, à la réalisation de telle ou telle avancée pratique, etc. On dit : la science coûte cher, elle doit répondre aux problèmes de la société. La science citoyenne est compatible avec de tels objectifs utilitaristes. En revanche, si on adhère à l’idée d’une science désintéressée, autonome, alors la science citoyenne entre en tension avec cette vision.

La science, même désintéressée, est nécessairement assujettie au pouvoir politique qui la finance, et par là l’oriente. Une science citoyenne a-t-elle pour objectif de peser autrement sur ces décisions politiques ou économiques ?
Je ne crois pas qu’il soit pertinent de parler ici d’assujettissement. Je dirais au contraire que l’autonomie est vue comme une composante essentielle d’une démocratie, comme contre-pouvoir du pouvoir politique. Dans ce cas, les communautés scientifiques n’ont de comptes à rendre à personne ou, en tout cas, sont indépendantes de tout pouvoir dans leur fonctionnement. Cette autonomie est en partie perdue avec la science citoyenne, puisqu’il s’agit de demander à la science de servir l’intérêt des citoyens. Il s’agit bien d’un pilotage, mais d’une tout autre nature que des pilotages politiques ou économiques à court terme.

Il n’y a jamais d’autonomie absolue…
Je dirais plutôt qu’il y a toujours des choix à faire en matière de financements, et donc un pilotage à effectuer, puisque le gâteau est limité et doit être partagé. Si l’on regarde l’histoire des sciences, il y a des branches qui ont pu avoir un soutien très fort, par un mécène, par un souverain ou par un gouvernement, avec des effets de vases communicants d’une branche à l’autre. Mais qui doit décider des grandes priorités de la recherche ? Les scientifiques eux-mêmes ? Cette idée a par exemple été promue par Vannevar Bush, le conseiller scientifique du président Roosevelt, qui disait, dans la période d’après-guerre : si vous voulez que la science serve les États-Unis, sa puissance, etc., il faut la laisser autonome. Il a thématisé, théorisé l’autonomie de la recherche : plus vous laissez la recherche autonome, plus celle-ci est efficace et féconde pour répondre aux intérêts militaires, économiques, de santé, etc., de la société (c’est donc une défense utilitariste de l’autonomie de la recherche). Cette position a été assez répandue jusque dans les années 1970. Depuis lors, des bailleurs de fonds de la recherche ont pu objecter ceci : en laissant les scientifiques décider, en avons-nous vraiment pour notre argent (en termes d’innovation, etc.) ? Ce mode d’organisation de la recherche est-il le plus efficace ? Ou faut-il envisager d’autres modes de gouvernance ? Et qui, dès lors, doit décider des grandes priorités ? Un gouvernement, une assemblée élue, les citoyens directement ? La question ne se posait pas dans le modèle de la science autonome.

N’y a-t-il pas le risque d’attendre de la science qu’elle réponde à des problèmes qui dépassent ses capacités ?
Tout à fait. L’écueil serait de verser dans un certain scientisme, de penser que la solution à tous les problèmes que rencontre la société est d’ordre technoscientifique. Le curseur ne doit verser ni du côté scientiste ni du côté d’une décision politique déconnectée des bases factuelles. Quelle place pour l’expertise scientifique dans des décisions relatives au climat ou aux vaccins ? Les politiques de santé publique s’efforcent en général de prendre en compte les connaissances biomédicales. Mais trop déléguer la décision à l’expertise scientifique, c’est aussi ne pas assumer ses responsabilités politiques.

Les média accolent l’étiquette d’expert à des personnes, par exemple des climatosceptiques, qui défendent des propositions très minoritaires.
Qu’il s’agisse du vaccin ou du réchauffement climatique, on a un très haut degré de consensus dans les communautés scientifiques, et qu’il y ait quelques outsiders n’est pas un problème. Cependant, quand vous passez dans la sphère publique, ce rapport des forces en présence est largement perdu : sur un plateau télé, on ne va pas mettre quatre-vingt-dix-neuf experts qui pensent la même chose et un seul qui voit différemment ; le poids accordé aux climatosceptiques n’est pas du tout proportionnel au poids qu’ils ont à l’intérieur de la communauté scientifique.

Y a-t-il des valeurs qui seraient propres à la science, par opposition à des valeurs qui lui seraient extérieures : politiques, morales, etc. ?
La science n’est pas imperméable à l’influence de valeurs sociales, politiques, culturelles, en raison de son inscription dans la société. On distingue deux types de valeurs. Celles qui sont d’emblée légitimes dans le travail scientifique : par exemple, préférer une théorie simple, valoriser celle qui a un fort pouvoir explicatif, prédictif… tout cela n’enlève rien à l’objectivité de la science, bien au contraire.
Les valeurs politiques, culturelles n’ont rien à voir, à première vue, avec la production de connaissances fiables. Mais on doit prendre acte de leur influence sur le contenu même des sciences, et comprendre comment marchent ces mécanismes d’influence pour neutraliser les biais. Un exemple bien étudié aujourd’hui, ce sont les biais sexistes en science. Autrefois, on les niait souvent, la science étant supposée objective et neutre. Heureusement, à l’heure actuelle, rares sont ceux qui défendent de telles positions dogmatiques, ce qui permet d’agir plus efficacement pour limiter ces biais.

Comment, en tant qu’ancienne chercheuse en astrophysique, en êtes-vous venue à la philosophie ? Qu’est-ce qui a motivé votre changement disciplinaire ?
Dès le départ de mes études scientifiques, j’ai mené en parallèle des études de philosophie. Il n’y a donc pas vraiment eu de changement disciplinaire mais plutôt un choix, quand je ne pouvais plus continuer à mener de front professionnellement les deux, de me consacrer à la philosophie des sciences. Dans cette première étape de mon parcours, les types de problèmes qui m’intéressaient n’étaient pas si différents en astrophysique et en philosophie : ils étaient dans les deux cas avant tout théoriques, sans grands enjeux en dehors de la sphère académique. Une évolution significative s’est produite plus tard, quand, au gré de rencontres, d’évolutions personnelles, je me suis aussi intéressée aux aspects politiques et sociaux de la science. La philosophie des sciences est encore trop souvent absente sur ce terrain-là. Il y a pourtant beaucoup à faire. Par exemple, l’argument, selon lequel une science autonome est plus féconde – parce qu’imprévisible – qu’une science pilotée de l’extérieur, est-il valide d’un point de vue épistémologique ? Cette interface très féconde à exploiter entre politique scientifique, voire politique au sens large, et épistémologie, appelle à dépasser les idées reçues en matière de dynamique de la science.

Alors, la participation de citoyens peut-elle améliorer la connaissance et l’expertise scientifiques ?
Les processus de critique par les pairs, au cœur de l’activité scientifique, sont au fondement de la production d’objectivité en science. Mais si on introduit des non-professionnels, dont les contributions peuvent perturber ces mécanismes autorégulateurs de la science, quelle est l’influence sur l’objectivité scientifique ? Ces interrogations sont en quelque sorte précipitées par la volonté politique générale, dans nos sociétés, de faire participer davantage les gens. On peut décliner tous les problèmes et les apports de la démocratie participative et les transposer dans la sphère scientifique, c’est un programme de recherche que j’aimerais développer. Qu’attend-on exactement de cette participation ? Qu’est-ce qu’on peut y gagner en termes de connaissances ? Ces questions nécessitent de véritables investigations.

Stéphanie Ruphy est philosophe. Elle est professeure de philosophie des sciences à l’université Lyon 3.
Propos recueillis par Yannis Hausberg.

Cause commune n° 11 • mai/juin 2019