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Les alternatives citoyennes sont guidées par le même principe : la réappropriation des enjeux collectifs et globaux par les citoyens eux-mêmes. Si elles ne peuvent être la seule réponse aux enjeux de notre époque, elles permettent de multiplier les pouvoirs et les capacités d’agir. En refusant de se résigner et en développant de nouvelles formes d’expériences démocratiques, elles renversent la logique d’impuissance et portent en elles les germes d’un changement profond de notre société.

Aujourd’hui, nous voyons émerger, dans des contextes géographiques et culturels très différents, des expériences démocratiques qui réinventent nos modes de vie, à contre-courant des valeurs néolibérales. Associations pour le maintien de l’agriculture paysanne, systèmes d’échanges locaux, coopératives de travail et d’habitat, fab-labs, monnaies locales, réseaux d’échanges réciproques de savoir, fermes urbaines, constituent autant d’exemples d’expérimentations, si diverses soient-elles, qui portent en elles le même principe : la réappropriation des enjeux collectifs et globaux par les citoyens eux-mêmes. Au-delà de ce principe constitutif, elles partagent également des fondements communs.

Une réappropriation citoyenne
Les alternatives citoyennes sont avant tout déterminées par leur origine populaire. […] Refusant la marchandisation du monde, des millions de citoyens ordinaires reprennent en main leur quotidien, en pensant et construisant des solutions que ni l’État ni le marché n’apportent. Ils démontrent ainsi que la transformation sociale se pense et se fait aussi par le bas. Une alternative citoyenne est donc une expérience des habitants d’un territoire qui se réapproprient leur quotidien et leur environnement.
Une alternative citoyenne est aussi une solution locale, une action concrète qui répond à un besoin social et environnemental. À partir des besoins qu’ils ont identifiés, les membres d’une alternative citoyenne imaginent et apportent par eux-mêmes les réponses qu’ils estiment les plus adéquates. Parce qu’elles sont concrètes, accessibles et réplicables, ces solutions locales portent en elles les germes d’un changement profond de notre société, dès lors qu’un nombre croissant de citoyens prennent conscience qu’ils peuvent les rejoindre et en être acteurs.
Par ailleurs, une alternative citoyenne est un mode d’action, une expérience collective qui place l’empowerment (autonomisation) en son centre et dont chacun peut être acteur. Se réappropriant les enjeux qui les concernent, les membres d’une alternative citoyenne prennent conscience de leur pouvoir d’agir individuel et collectif sur leur mode de vie et leur avenir commun. Loin d’une attitude passive et/ou consumériste, ils ne sont pas des usagers ou des bénéficiaires, mais les acteurs à part entière des actions qu’ils mettent en place collectivement. Faisant le pari de l’intelligence collective, misant sur la coopération et la mutualisation des moyens humains plutôt que sur leur mise en concurrence, une alternative citoyenne est ouverte à tous et favorise l’égale participation de ses membres, sans aucune discrimination.

Des énergies transformatrices
Enfin, une alternative citoyenne est une vision transformatrice, une volonté partagée de réinventer une société plus humaine, plus écologique et plus solidaire. Chacune dans leur domaine, les alternatives citoyennes regorgent d’énergies transformatrices : les coopératives alimentaires modifient le système de production agricole et les modes de consommation ; les systèmes d’échanges locaux libèrent les échanges de biens et de services des processus marchands et leur redonnent une fonction créatrice de lien social ; les fab-labs démontrent que l’intelligence collective et la pollinisation des savoirs sont une source perpétuelle d’innovation.
Dans cette effervescence créatrice, une constante apparaît : une invitation à décoloniser les imaginaires. Au-delà des fondements théoriques de l’action, c’est l’action elle-même qui fédère les membres de ces alternatives et qui les pousse à agir collectivement. […]
Le moteur de ce monde des alternatives n’est pas une vision globale, une théorie de la société. Il s’agit davantage d’un refus de la résignation, d’une imagination et d’une énergie incroyables libérées dans l’action, de la découverte d’un pouvoir d’agir à l’intérieur d’une expérience collective.

Révolution ou transition citoyenne, quelle différence ?
Ce n’est pas une vision politique de la vie que nous avons devant nous, mais une vie politique à l’œuvre. C’est pourquoi il faut comprendre ces initiatives qui fleurissent partout, non pas comme des alternatives en puissance, mais comme des alternatives par nature. Elles transforment profondément notre société, parce qu’elles transforment profondément ceux qui les portent.
Nous vivons sous le règne de l’idée « que les hommes ne peuvent vivre ensemble légitimement et politiquement que lorsque les uns sont chargés de commander et les autres contraints d’obéir ». Or nous postulons que ces multiplications d’actions sont justement le délitement de ce principe de gouvernement des uns par les autres, qui n’a jamais été totalement remis en cause par les révolutions.
Ce que rejettent radicalement ces alternatives et ce qui les différencie fortement des révolutions, c’est qu’elles s’opposent et se construisent en opposition à la séparation traditionnelle du savoir et du faire. Ces alternatives ne sont pas le fruit d’une ingénierie politique, d’un mouvement organisé. La politique n’est plus là une technique, un savoir-faire, elle redevient une pratique, une langue. Elle ne relève plus de la compétence, mais du nécessaire. La politique cesse d’être un processus de fabrication pour s’incarner dans une relation, celle qui lie les hommes entre eux.
C’est dans ce rapport à la politique qu’émerge la différence fondamentale entre révolution et transition citoyenne (compris comme le mouvement de multiplications de ces alternatives). Pour ces alternatives, la politique ne doit pas être dépassée, elle doit être vécue. Ces alternatives n’existent pas en dehors de notre société, en dehors de la vie et ne visent pas un dehors, un monde utopique. Elles naissent et se développent partout. Elles saisissent la réalité qui les entoure et la tordent à leur manière. La transition qui est à l’œuvre n’est pas le remplacement d’une réalité par une autre, une théorie capable de tout substituer, comme le voudrait la révolution. Elle est le résultat de la constitution d’un nombre toujours plus important de citoyens en acteurs de la société.
Ce que l’on peut reprocher à la transition est aussi sa gloire. Il n’y a pas en elle de structure prédéfinie, de programme arrêté. Cette émancipation par l’action collective est en elle-même une forme de coéducation permanente. Elle ne peut à elle seule être la réponse aux enjeux de notre époque, mais elle ne demande pas à l’être.
Il ne doit pas y avoir une seule alternative englobante, une réponse sublime à l’ensemble de nos problèmes, ou un homme capable de mener le monde vers un idéal. Nous avons besoin de dizaines, de centaines, de milliers, de millions d’alternatives portées par autant d’individus ordinaires qui n’ont pas vocation à s’emparer d’un pouvoir institué, mais à désinstituer le pouvoir.
Si la révolution est le renversement d’un régime politique et sa prise de contrôle, la transition citoyenne est le renversement d’une logique d’impuissance, une désintermédiation, la multiplication des pouvoirs et des capacités à agir, une lutte permanente contre toutes les formes de contrôle. l

Julien Chandelier est président de l’Association Cap ou pas cap.

Cause commune n° 4 - mars/avril 2018