Si la Sécurité sociale joue un rôle fondamental dans l’amélioration de l’espérance de vie et des conditions de vie, les inégalités sociales de santé, les inégalités territoriales comme les barrières financières d’accès aux soins installent une importante fracture sanitaire. Le développement de l’assurance sociale privée vient encore accentuer ces inégalités, tandis que le management à la performance qui sévit à l’hôpital porte préjudice aux patients et renforce la souffrance au travail des soignants. Philippe Batifoulier revient sur les effets délétères de ces différentes formes de privatisation et invite à construire la démocratie en santé.
Parce que des maladies ont été vaincues ou maîtrisées, nous vivons plus longtemps qu’au début du siècle dernier. Ce progrès considérable est très largement imputable à la Sécurité sociale. Les découvertes médicales aussi importantes soient-elles ne soignent pas si les malades ne peuvent pas se les payer. C’est la Sécurité sociale qui a permis l’accès à la pénicilline, aux antibiotiques, ou à la streptomycine contre la tuberculose. En France, la mortalité par infection a diminué de moitié entre 1945 et 1950 quand on a généralisé la Sécurité sociale, soit bien plus vite que de 1925 à 1945.
L’extension de la couverture sociale ne fait pas que reculer la mort, elle permet de vivre mieux le présent au-delà de l’accès au progrès médical. Il suffit de penser à ce que serait notre quotidien si notre salaire mensuel était amputé du temps de l’arrêt de travail pour cause de maladie. L’épidémie de grippe ou l’angine, pour ne citer que des « petits risques », auraient des effets catastrophiques sur le paiement du loyer ou des emprunts.
Ce que l’extension de la prise en charge solidaire des soins a fait, le retrait de la Sécurité sociale peut le défaire. Aujourd’hui en France et pas seulement aux États-Unis, la maladie est pour beaucoup une épreuve financière. Il faut parfois s’endetter pour payer des soins ou des dépassements d’honoraires. […]
La fracture sanitaire : une réalité solidement installée
La santé est un monde où les inégalités sont particulièrement fortes. Les inégalités d’état de santé, tout d’abord, obéissent à un fort déterminisme social et les conditions sociales d’existence s’inscrivent durement dans les corps. Au sein d’une vie plus courte (car leur espérance de vie est moindre), les plus modestes auront davantage de problèmes de santé que les plus aisés. Ces inégalités sociales de santé se doublent d’inégalités territoriales, synthétisées par l’expression « déserts médicaux » qui décrivent l’existence de difficultés pour certains patients d’accéder à un médecin. Si ces inégalités ont des causes médicales tenant à la liberté d’installation des médecins et à un nouveau modèle médical plaidant pour un temps de travail maîtrisé, elles ont surtout des racines sociétales. Les déserts médicaux sont des déserts globaux et témoignent de l’abandon de certains territoires par la république. Quand la poste, la gare ou l’école ont disparu, il est particulièrement difficile de maintenir le cabinet médical.
À ces inégalités s’ajoutent les barrières financières d’accès aux soins qui rendent ceux-ci coûteux pour certains malades et entraînent des renoncements et des retards de soins. Les obstacles financiers sont, pour une large part, imputables à la couverture complémentaire parce que certains en sont démunis et parce qu’elle est inégalement distribuée dans la population. Toutes ces inégalités n’agissent pas en sens contraire, les unes venant atténuer les autres. Au contraire, elles se cumulent. Ce sont ceux qui ont l’état de santé le plus dégradé qui sont le moins couverts par une couverture complémentaire et qui ont le plus de mal à accéder à un médecin. La fracture sanitaire est solidement installée. […]
Le développement de l’assurance privée : une stratégie inégalitaire et coûteuse
Le développement de l’assurance santé privée (mutuelles, assurances à but lucratif, institutions de prévoyance) s’inscrit dans la vision de la protection sociale comme un coût pour les finances publiques. Il vise à réduire les dépenses publiques de santé, mais pas les dépenses totales de santé, si elles trouvent un financement auprès d’un opérateur privé, ou par les ménages eux-mêmes. Il s’agit de transformer des prélèvements obligatoires publics en prélèvements obligatoires privés dans la mesure où les frais de santé sont des dépenses contraintes pour les ménages. La disposition d’une assurance privée (mutuelle ou autre) n’est pas vécue comme un luxe, mais comme une nécessité quand le ménage a les moyens d’y souscrire.[…]
La privatisation du financement du soin est inégalitaire et inefficace, mais aussi dangereuse, car elle nuit à la santé publique. Quand la Sécurité sociale ne rembourse pas ou plus et que l’assurance privée est trop chère pour les patients, les maladies progressent. Le renoncement aux soins conduit à des retards et c’est une chimère de croire que les déremboursements ne concernent que des soins superflus. Ils touchent aussi les plus essentiels.
À l’hôpital, la culture du résultat s’oppose à la culture de service public
Une autre privatisation sévit à l’hôpital. Elle porte moins sur le financement, car les taux de prise en charge publics y restent élevés. Elle concerne la délivrance du soin et repose sur la capacité du secteur public à se conformer aux règles du secteur privé. Cette privatisation est portée par le nouveau management public pour lequel il n’y a jamais de problèmes de moyens et de pénurie de personnel, mais uniquement des problèmes d’organisation. La réorganisation du travail médical se fait au nom de la réalisation de gains de productivité. L’hypothèse fondamentale est qu’il existe des marges d’amélioration au niveau des acteurs pour atteindre les meilleurs résultats possibles avec des ressources budgétaires identiques.
Selon cette conception, la bonne gestion n’a pas de lieu ni de frontière : elle est universelle. Les personnels sont invités à se former à ce management à la performance, même si un traitement rapide des dossiers ou des soins pénalise les patients précaires ou si l’application de standards de séjours ignore les différences sociales. La culture du résultat s’oppose à la culture de service public. Piloter un hôpital avec les mêmes références qu’une entreprise privée heurte les personnels qui y résistent souvent. L’hôpital est devenu l’un des lieux emblématiques de la souffrance au travail. […]
Il est aussi devenu peu hospitalier en dépit du dévouement des soignants. Les assurances santé privées ont été valorisées alors qu’elles sont plus coûteuses et plus inégalitaires que la Sécurité sociale. Le système de santé s’est largement retourné contre le patient parce que la santé est plongée dans un désert politique où les choix qui sont faits au nom du patient sont très peu discutés et souvent présentés comme inévitables ou indiscutables. Si on juge la démocratie dans le domaine de la santé par la place que joue le patient dans la prise de décision, alors force est de reconnaître le déficit démocratique. Le patient semble souvent écarté de décisions qui le concernent au premier chef, en matière de financement tout particulièrement. Des médicaments inutiles ou pire dangereux sont très bien remboursés alors que les lunettes ou les prothèses auditives ne le sont pas. Le recul de la démocratie dans la santé se conjugue avec le recul de la Sécurité sociale dans la prise en charge du soin. Le patient ne peut plus être privé d’un débat auquel il a droit puisqu’il s’agit de sa santé.
Philippe Batifoulier est économiste. Il est professeur à l’université Paris 13-Villetaneuse.
• Cause commune n° 6 - juillet/août 2018