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Face au modèle d’école néolibéral qui met en concurrence les élèves et les établissements scolaires, transforme l’éducation en marchandise et les institutions scolaires en entreprises prestataires de services individualisés et de valorisation du « capital humain », Francis Vergne nous invite à réinventer, en réactivant un principe d’espérance et un imaginaire émancipateur, la nouvelle école démocratique. Celle-ci aurait pour axe principal la réduction des inégalités et la production culturelle de l'égalité et comme nouvel esprit la logique du commun.

De quoi l’affichage satisfait du technocratisme scientiste et autoritaire de l’actuel ministre de l’Éducation nationale est-il le nom ? Peut-être avant tout de la volonté de signer la fin de tout échange démocratique dans l’école, autour de l’école et pour l’école. Se trouve d’abord confisquée toute la réflexion didactique et pédagogique des enseignants. Lesquels deviendraient de simples exécutants enjoints d’appliquer un recueil de bonnes méthodes concoctées par des experts parés de l’autorité de la science. Laquelle serait réduite à celle que le ministre connaît et impose comme seule légitime. Mais, pas davantage que les enseignants, les citoyens n’ont voix au chapitre. Ignorance de l’histoire sociale et haine des révolutions aidant, disparaît la réalité sociale et politique de la question scolaire, fruit pourtant de plusieurs siècles de débats passionnés et d’héritages progressistes essentiels.
Ce néolibéralisme décomplexé constitue un triste marqueur de l’avancée de l’école et de la société néolibérales. Car Jean-Michel Blanquer fait plus que vouloir diriger l’entreprise éducation nationale les yeux rivés sur les comparaisons internationales pour les premiers de cordée et la calculette à la main pour diminuer les postes et les moyens. De parcours sup à la frénésie évaluatrice annoncée en cette rentrée, en passant par le démantèlement de la filière professionnelle au profit de l’apprentissage patronal, il installe davantage encore la compétition à outrance et la concurrence au cœur d’un monde scolaire qui devient chaque jour plus inégalitaire, plus ségrégatif et plus stressant pour les élèves comme pour les enseignants, avec pour seule fin la fabrique de l’employabilité (Louis-Marie Barnier, Jean-Marie Canu, Francis Vergne, La Fabrique de l’employabilité, Éditions Syllepse, 2014).

L’humain devient capital
En publiant, il y a quelques années déjà, La Nouvelle École capitaliste (Pierre Clément, Guy Dreux, Christian Laval, Francis Vergne, La Découverte, 2011), nous avions pleinement conscience que l’école n’est pas à l’écart des grandes mutations imposées par un capitalisme qui prétend régir tous les aspects de la vie sociale et de la culture. La subordination de l’enseignement et de la recherche à la logique de marchandisation et de financiarisation est directement liée à son évolution depuis trois décennies. Ce qui s’ouvre, c’est une ère nouvelle de l’école. Les savoirs et la culture ne sont ni recherchés comme vecteurs d’émancipation ni valorisés pour eux-mêmes, mais dans la seule mesure où ils peuvent être source de profits. Ce nouveau modèle tend à relativiser en outre deux dimensions historiquement constitutives de l’école : sa fonction d’intégration culturelle et sa fonction de formation du citoyen. Le constat empirique rejoignait pour nous l’essai de caractérisation. La nouvelle école capitaliste, disions-nous, est l’école dans laquelle les objectifs et les modes de fonctionnement sont ordonnés aux exigences de la compétition économique. De la maternelle à l’université, l’école est formatée par la rationalité néolibérale au point d’épouser de façon intime le mouvement du capital ainsi que sa conception de l’homme et de la société. L’humain devient capital.

« Ignorance de l'histoire sociale et haine des révolutions aidant, disparaît la réalité sociale et politique de la question scolaire, fruit pourtant de plusieurs siècles de débats passionnés et d'héritages progressistes essentiels. »

Ce processus est au cœur de la mise en marché de l’école. L’éducation s’achète et se vend de plus en plus ouvertement. L’argent des familles et des étudiants (cf. l’explosion de l’endettement étudiant et ses effets délétères) devient un facteur de plus en plus direct de différenciation scolaire et les marchandises les plus diverses pénètrent progressivement l’espace scolaire. Et, dans le même temps, l’on assiste à une transformation profonde du fonctionnement, du contenu, des pédagogies et de la finalité des études.
L’autonomie relative de l’institution scolaire se réduit ainsi par l’imposition de tout un dispositif managérial qui entend standardiser pratiques et comportements. Les institutions scolaires et universitaires deviennent ces entreprises prestataires de services individualisés et de valorisation du « capital humain ». Il y a donc quelque logique à vouloir garantir la mesure permanente de la plus-value apportée à chaque unité du système éducatif engagée dans « l’économie de la connaissance ». D’où l’importance des classements d’établissements, d’où la compétition entre tous et d’où l’idée que les moyens doivent dépendre des résultats et non l’inverse. Chaque établissement doit se positionner sur un grand marché de la formation et y adapter ses contenus et ses pratiques. Chaque enseignant ou chercheur doit apprendre à évoluer dans un environnement où la valeur économique devient le critère ultime de légitimation. Et chaque élève/étudiant, enfin, doit penser sa formation et son orientation en se sentant responsable de son employabilité.

« Les institutions scolaires et universitaires deviennentces entreprises prestataires de services individualisés et de valorisation du “capital humain”. »

Tristes topiques
Mais en même temps que nous dressions ce constat et proposions cette grille de lecture, nous insistions sur le caractère stratégique des luttes sociales dans le champ scolaire et universitaire. Nous avions particulièrement en vue le pouvoir d’entraînement des mouvements étudiants touchés de plein fouet par les inégalités sociales accrues, l’assujettissement pesant au mécanisme de l’endettement, la marchandisation de la culture et des savoirs, susceptibles de déboucher sur une contestation plus globale. Nous pensions la jonction possible avec les résistances d’enseignants heurtés dans leur conscience professionnelle par l’incroyable bric-à-brac managérial qu’une hiérarchie inféodée aux nouvelles normes mettait en œuvre avec zèle. Nous les savions désireux d’empêcher que le métier d’enseignant ne soit détruit par la taylorisation de leur travail. Nous les savions soucieux de préserver une certaine collégialité dans l’exercice de leur métier pour n’avoir pas à se renier. L’urgence de restaurer la signification morale et politique de l’école, celle de l’émancipation et de l’égalité, nous semblait devoir être au rendez-vous.
Constatons que l’insurrection des consciences et la convergence ne se sont pas produites. Il ne s’agit pas de mettre quiconque en accusation, mais plutôt de comprendre quels mécanismes de fabrication de l’impuissance ont opéré. Ils doivent pour une large part leur efficience à la systématisation et à la radicalisation de l’entreprise néolibérale sur tous les terrains. Ne sous-estimons pas ses effets désagrégateurs dans les établissements qui concentrent un maximum de jeunes en difficulté sociale et culturelle. Lorsque s’installe un mixte de violence et d’anomie qui semble devoir tout submerger se trouve abolie la possibilité même d’une démarche partagée d’acquisition des savoirs. La cécité et le déni affichés par les gouvernements successifs en matière éducative depuis plusieurs décennies quant aux déterminants sociaux et politiques de la difficulté scolaire et de son traitement sont proprement insupportables. Comme le sont les reniements d’une certaine « gauche » qui ont pesé lourd dans la désorientation voire la démoralisation de beaucoup au point parfois d’engendrer des formes paradoxales de consentement à la servitude. D’une façon plus générale, l’horizon semble aujourd’hui borné par l’effondrement ou l’émiettement des alternatives. La sphère éducative n’y échappe pas.

Vers une « nouvelle école démocratique »
Répétons-le : on ne saurait séparer un certain modèle d’école et une conception de la société. La question de l’école, comme celle de la santé, de la justice, de la culture et des arts, a partie liée avec notre capacité collective à imaginer et réaliser un destin commun. Redéfinir l’éducation du XXIe siècle dans l’optique d’un monde débarrassé du capitalisme destructeur de l’humain, tel est l’enjeu qui devrait mobiliser aujourd’hui les chercheurs, les professionnels de l’enseignement, les étudiants, les citoyens. Adossée à un principe d’espérance et à un imaginaire émancipateur réactivés, l’école alternative, la nouvelle école démocratique qu’il nous faut réinventer, serait ordonnée à une démocratie réelle. Elle aurait pour axe principal tout à la fois la réduction des inégalités et la production culturelle de l’égalité.

« Contre la concurrence généralisée pour les meilleures filières, les meilleurs établissements, les meilleures classes, etc., posons le commun comme le nouvel esprit de l’institution. »

L’hypothèse dont nous partons, sur ce que l’on peut attendre d’une politique éducative alternative, pourrait tenir en une formule : dans tous les domaines, cette politique doit remettre du commun au cœur de la société. Contre la concurrence généralisée pour les meilleures filières, les meilleurs établissements, les meilleures classes, etc., posons le commun comme le nouvel esprit de l’institution. Comment promouvoir un nouveau système de normes sociales, de formes d’existence et de modèles d’institution dans le champ éducatif permettant de passer de la logique de la compétition à la logique de la mise en commun ? Dans cette optique, quatre chantiers nous semblent devoir être rouverts :
• Le premier concerne la relance de la démocratisation de l’école. Pas de transformation progressiste de l’école sans reprise d’un réel mouvement de démocratisation de l’accès au savoir ;
• Le second touche à la réinvention d’une culture commune, à une reformulation de ses contenus et à leur articulation avec des savoirs émancipateurs ;
• Le troisième tient dans l’émergence d’une nouvelle pédagogie favorisant le passage d’une pédagogie individuelle de la compétition à une pédagogie sociale de la coopération ;
• Se pose enfin la perspective d’une démocratisation autogestionnaire de l’organisation scolaire autorisant une refondation laïque et institutionnelle de l’école.
Il n’est certainement pas trop tôt pour y travailler.

Francis Vergne participe à l’équipe d’animation de l’Institut de recherches de la FSU.

Cause commune n°9 • janvier/février 2019