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Si l’expression « accès au droit » possède une dimension généraliste, la formule « accès aux droits » vise surtout les populations défavorisées et leur accès aux différentes aides et prestations sociales. Cette ambiguïté sémantique pose la question de savoir si elle ne contribue pas à construire une représentation des plus pauvres réduite à leur position de demandeurs d’aides matérielles.

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Une Charte nationale de l’accès au droit, signée le 21 février 2017 par le ministère de la Justice et plusieurs associations nationales, vise à « assurer une justice plus proche des citoyens, plus efficace et plus accessible ». Cet objectif est « au cœur du plan d’action […] pour une justice du XXIe siècle », dans la droite ligne de la loi du 18 novembre 2016 qui promeut dans son article 1 « l’accès au droit et […] un égal accès à la justice ». Depuis la loi du 10 juillet 1991, cet accès au droit est favorisé notamment par des lieux d’informations et de conseils (Points d’accès au droit, Maisons de la justice et du droit, Conseils départementaux d’accès au droit) et par l’aide juridictionnelle. La loi de novembre 2016 renforce les modes alternatifs de règlement des litiges (conciliation et médiation) et étend les possibilités d’actions de groupe. L’expression « accès au droit » possède donc une dimension généraliste : accès à l’information juridique et possibilités d’accompagnements et de conseils dans la résolution des différends, par voie amiable ou contentieuse.

« Accès aux droits » : une formulation générale pour un emploi très spécifique
En revanche, l’expression « accès aux droits » possède une signification beaucoup plus restrictive, si l’on examine à quoi elle se réfère précisément dans les différents écrits et rapports officiels. Il y a un caractère elliptique dans cette locution qui cache, derrière une formulation assez générale, un emploi très spécifique. Elle sert en pratique à parler des problèmes d’accès, par les populations les plus défavorisées, à un certain nombre de droits sociaux, dits « droits créances », c’est-à-dire aux aides instituées par des textes pour subvenir à un certain nombre de besoins : aides financières, logement, santé, éducation, etc. Pour aller plus loin, dans la plupart des cas, le champ de l’expression est encore réduit pour aborder principalement le problème de l’accès aux allocations sociales ou à la santé. Nous le savons, les mots reflètent nos façons de penser autant qu’ils les construisent. Le caractère elliptique de l’expression « accès aux droits » pose donc problème par ce qu’elle tend à éluder par rapport à ce que sa formulation généraliste pourrait laisser penser : un accès à l’ensemble des droits attachés à la personnalité juridique.
En effet, pour les personnes dites « les plus défavorisées », la problématique de l’accès à leurs droits dépasse largement le seul accès aux prestations sociales et autres aides matérielles. Pour prendre l’exemple des personnes sans domicile stable, nous pouvons nous interroger sur leur accès au respect du droit fondamental de propriété, lorsque leurs effets personnels peuvent être confisqués et détruits par la police sur un simple fondement contraventionnel, en tant qu’objets encombrant la voie publique, au même titre que des ordures ou déchets (article R 633-6 du Code pénal). Ou encore sur le respect du droit à la vie familiale, lorsque les placements d’enfants sont beaucoup plus fréquents, à maltraitance égale, chez les familles les plus pauvres.

Le non-recours aux droits : un phénomène d’ampleur
Ensuite, même en focalisant sur la question des prestations sociales, la problématique de l’accès au respect du droit ne se limite pas à l’obtention, in fine, desdites prestations. De nombreux travaux sur l’accès aux droits insistent, à juste titre, sur l’ampleur du phénomène de non-recours (cf. par exemple, le site de l’Observatoire des non-recours aux droits et aux services), c’est-à-dire sur le nombre d’intéressés qui, par ignorance ou découragement, ne demandent pas les aides auxquelles ils ont droit. Ces sommes non réclamées sont bien plus importantes que le montant des fraudes. Le mettre en exergue constitue une importante prise de conscience : les sommes non versées par non-recours sont estimées à environ 11 milliards d’euros, contre 4 à 5 milliards d’euros de fraudes, qui finissent le plus souvent par être détectées et remboursées.
L’expression « non-recours » laisse sous-entendre que le non-versement des prestations serait dû uniquement aux non-démarches des personnes éligibles. Mais certaines études abordent le non-recours « par non-réception », c’est-à-dire lorsque la demande a été faite, mais n’aboutit pas. Cela englobe les prestations non versées aux allocataires suite à des erreurs, illégalités ou dysfonctionnements provenant des organismes sociaux (Odenore, L’Envers de la « fraude sociale ». Le scandale du non-recours aux droits sociaux, La Découverte).

Accès aux droits des pauvres, pauvre accès au Droit 
[…] Enfin, au fil de ce qui vient d’être écrit, se pose la question de savoir si l’objectif affiché de l’accès au droit en général concerne les allocataires de prestations sociales en particulier. En effet, sur ce point, la loi pour la justice au XXIe siècle s’avère plutôt restrictive. Elle généralise, pour les contentieux sociaux, les recours administratifs préalables obligatoires : avant de pouvoir contester une décision devant un juge, il faut d’abord introduire un recours devant l’administration qui a pris la décision… Or la majorité parlementaire a finalement décidé de ne pas étendre le bénéfice de l’aide juridictionnelle à ces recours préalables, ce qui pose véritablement problème étant donné la complexité et la technicité du domaine. Enfin, cette loi supprime les tribunaux spécialisés (Commission départementale de l’aide sociale (CDAS), Tribunal des affaires de sécurité sociale (TASS) et Tribunal de l’incapacité). Au fil de ces dernières années, ces derniers avaient pourtant développé des « façons de procéder » tenant compte des difficultés d’expression et de compréhension de certaines catégories de population. Ces matières sont dorénavant transférées au juge judiciaire et au juge administratif, peut-être moins réceptifs à ces problématiques et, en tous les cas, déjà largement surchargés. En matière de Revenu de solidarité active (RSA) par exemple, la jurisprudence est moins favorable aux allocataires depuis son transfert au juge administratif par la loi du 1er décembre 2008. La dématérialisation généralisée et la fermeture de plus en plus fréquente des guichets renforcent également les difficultés d’accès aux services, aux informations et au(x) droit(s) (Accueil téléphonique et dématérialisation, étude menée en 2016 par le Défenseur des droits et l’Institut national de la consommation auprès de la Caisse national des allocations familiale (CNAF), Pôle emploi et la Caisse nationale d’assurance maladie).
En définitive, nous pouvons nous demander dans quelle mesure la problématique de « l’accès aux droits » ne vient pas sous-évaluer, par sa formule elliptique, la question de l’accès au droit des allocataires de prestations sociales. Symboliquement, cette ambiguïté sémantique ne contribue-t-elle pas à construire une représentation des plus pauvres réduite à leur position de demandeurs d’aide matérielle, en jetant l’ombre sur les autres aspects du spectre attaché à leur personnalité/persona, qu’elle soit humaine ou juridique ? Comme si les droits des plus pauvres se réduisaient à l’obtention de prestations sociales. Dans ce cadre, un moindre respect du droit paraît presque acceptable, ils ont déjà bien de la chance d’avoir accès à quelques aides… Mais si l’on replace la question de l’accès aux droits (simples allocataires de prestations sociales) sous le prisme de l’accès au droit (personnes juridiques à part entière), les manquements multiples à la règle ne revêtent-ils pas un caractère plus choquant ? l

Rose-Anne Descotzia est juriste en association.

Cause commune n° 5 - mai/juin 2018