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Une « criminalité » lucrative
Aujourd’hui, il existerait environ 30 000 à 37 000 prostitués en France, selon l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH) et l’étude Prostcost, dont 85 % sont des femmes. Cela doit interroger sur l’argument de la prostitution « choisie » : à partir du moment où elle est exercée quasi exclusivement par des femmes, qui ont en commun une même place dans les rapports de production (du fait de la division genrée du travail dans l’espace domestique et dans le marché du travail), il ne s’agit pas simplement d’un hasard mais du résultat des rapports de production. Contrairement à la fable libérale, il est très difficile pour les individus d’échapper aux rapports de production et de guider leur vie par la seule « volonté ». De la même manière que les enfants d’ouvriers et d’ouvrières ne choisissent pas « naturellement » de renoncer à faire des études, la prostitution ne peut être considérée comme une activité à part, pour laquelle seules les femmes auraient une inclinaison. Par ailleurs, la majorité des clients sont des hommes (12,7 % y ont déjà eu recours selon le Mouvement du Nid), y compris lorsque les prostitués sont des hommes.

« Le chiffre d’affaires annuel de la prostitution en France est estimé à 3,2 milliards d’euros alors que l’ensemble du budget mis en place pour lutter contre les réseaux et le proxénétisme est d’environ 12 millions d’euros. »

Deuxième réalité structurelle, une plus grande part encore des prostitués sont des personnes étrangères, soit 93 % selon le secrétariat d’État chargé de l’égalité entre les femmes et les hommes, ou 80 % selon l’OCRTEH. Cela est dû à leur précarité, mais aussi à la réalité des réseaux clandestins mafieux faisant venir des femmes d’autres pays en France afin de les prostituer. Là encore, il ne s’agit pas d’un choix, ces femmes y sont contraintes par les réseaux de proxénétisme et de traite, souvent sous la menace de proxénètes possédant leurs papiers d’identité.
De plus, 51 % de ces personnes ont vécu des violences dans le cadre de leur activité au cours des douze derniers mois, et 38 % des prostitués ont vécu un viol au cours de leur vie (contre 10 % pour les femmes en général). Ces chiffres montrent à la fois la violence exercée au sein de la prostitution, mais aussi l’existence de « cibles » particulières pour les proxénètes. Ainsi, 64 % des personnes qui se prostituent ont vécu des violences sexuelles pendant l’enfance, selon l’Observatoire national des violences faites aux femmes. Si un des principaux facteurs de la prostitution est la précarité, toutes les femmes précaires ne se prostituent pas, ce qui interroge sur les autres causes et sur le caractère non « banal » de la prostitution. Il ne s’agit pas simplement d’un métier dans lequel s’inscrivent des rapports d’exploitation, comme être informaticienne ou informaticien.
D’un point de vue économique, le chiffre d’affaires annuel de la prostitution en France est estimé à 3,2 milliards d’euros alors que l’ensemble du budget mis en place pour lutter contre les réseaux et le proxénétisme est d’environ 12 millions d’euros. Il s’agit, dans le monde, de la deuxième forme de criminalité la plus lucrative (100 milliards de dollars par an). La majorité utilise Internet (62 %), 30 % correspondent à l’image classique du « racolage » dans la rue. La révolution numérique a ainsi modifié profondément le fonctionnement de la prostitution, avec l’apparition de sites internet spécifiques notamment.

Être abolitionniste, un enjeu révolutionnaire
Il arrive parfois d’entendre que la prostitution est un travail qui doit être reconnu comme tel, et devenir une activité légale. Cela signifierait que les organes génitaux d’une femme sont des outils de production, qui peuvent être appropriés ; le corps des femmes serait une machine, qui peut produire du sexe contre de l’argent, le sexe serait un service consommable, à des prix concurrentiels, au même titre que différents types de savons. Comme souvent, « ce n’est que lorsque le corps des femmes est vendu pour rapporter des profits aux hommes que les gauchistes apprécient le libre marché » (Andrea Dworkin).

« 64 % des personnes qui se prostituent ont vécu des violences sexuelles pendant l’enfance, selon l’Observatoire national des violences faites aux femmes. »

Si les actes sexuels devenaient des services institutionnalisés et monnayables, que cela signifierait-il pour les relations sexuelles non tarifées (hors mariage) ? Cette réglementation inscrirait dans le marbre que les relations sexuelles sont des services produits majoritairement par des femmes, parfois par des hom­mes, dans les deux cas toujours pour les hommes (il n’existe quasiment pas de clientes), ce qui équivaudrait à effectuer un travail non rémunéré !
Si l’on suit Alexandra Kollontaï : « La prostitution est dangereuse précisément parce que son influence s’étend bien au-delà de son domaine particulier. » Les relations sexuelles deviennent donc un service échangeable qui nie le consentement, détruisant la possibilité d’échanges égalitaires. Cet argument est vérifié dans les pays où la prostitution est légale, comme les Pays-Bas. Selon une étude de 2013, le trafic est plus élevé dans ces pays et la légalisation entraîne un accroissement du marché de la prostitution, des groupes criminels et du trafic humain. Comme le pensait Alexandra Kollontaï, l’encadrement de la prostitution ne sécurise pas les femmes, au contraire il encourage la violence et nourrit les réseaux clandestins. Nous le voyons, la position réglementariste naturalise en réalité le résultat de rapports sociaux inégalitaires.

« L’encadrement de la prostitution ne sécurise pas les femmes, au contraire il encourage la violence et nourrit les réseaux clandestins. »

Plus encore, cette posture est réformiste car elle propose des solutions qui n’ont rien de radical : donner des contrats de travail aux prostitués ne crée pas de « brèches » dans le capitalisme (cela le conforte au contraire) et ne conduit pas à l’abolition de la prostitution. Il s’agit d’une position d’aménagement du capitalisme. Souvent, l’argument final des réglementaristes est que nous ne pouvons pas nous exprimer sur la prostitution car nous ne sommes pas des « concernés ». Premièrement, soulignons la malhonnêteté de cet argument : 80 à 93 % des « concernées » sont des femmes d’origine étrangères appartenant à des réseaux clandestins et ne pouvant pas s’exprimer. Deuxièmement, cet argument est pervers car il possède en son cœur une logique émanant de Marx lorsqu’il affirmait que « l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ». Cependant, cette conception est juste uniquement pour une classe, c’est-à-dire des personnes qui partagent la même place dans les rapports de production. Or les prostitués ne relèvent d’aucune classe en particulier.
Enfin, cette logique est viciée car il ne suffit pas d’être concernés pour être progressistes. Dans la campagne de François Fillon, des groupes de femmes et notamment de mères existaient pour soutenir ses projets antifemmes ; doit-on considérer que nous n’avons pas le droit à la parole face à elles ? Ensuite, certains groupes de salariés sont des syndicats de concernés qui se battent pour une flexibilisation du code du travail, pour trouver un emploi en acceptant des salaires plus bas. En effet, dans le capitalisme, l’aliénation et l’idéologie dominante masquent les intérêts de classe. Une classe peut voir ses intérêts comme inverses de ce qu’ils sont réellement. Enfin, concernant les « travailleuses du sexe », le Syndicat du travail sexuel (STRASS) n’est pas un syndicat mais une corporation qui regroupe des personnes effectuant les mêmes métiers libéraux, pour défendre leurs intérêts organisés, comme certains groupes de médecins par exemple, qui peuvent avoir des revendications conservatrices voire réactionnaires car défendant des intérêts égoïstes et de court terme.

« Donner des contrats de travail aux prostitués ne crée pas de “brèches” dans le capitalisme (cela le conforte au contraire) et ne conduit pas à l’abolition de la prostitution. »

Pour autant, cela ne signifie pas que les lois actuelles sont suffisantes ou satisfaisantes. La criminalisation des prostitués n’est pas une position acceptable. Si nous souhaitons l’abolition de la prostitution, cela nécessite un réel démantèlement des réseaux mafieux, des moyens ambitieux pour ce faire, de réels parcours permettant à ces femmes une insertion professionnelle, des formations, une sécurité. En somme, les prostitués doivent être accompagnés, afin de pouvoir reprendre une maîtrise de leur corps et de leur avenir.

Marie Jay est secrétaire à l’organisation de l’Union des étudiants communistes.

Cause commune n° 3 - janvier/février 2018