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Si Islam et féminisme semblent vouer à s’opposer, la sociologue Malika Hamidi nous rappelle qu'il existe cependant des approches promouvant une lecture des textes religieux, respectueuse de l'égalité des sexes et des droits des femmes.

Ces dernières décennies ont été révolutionnaires pour les femmes musulmanes en ma­tière d’accès à l’éducation, de participation politique et associative au sein du monde occidental et musulman. Et pourtant, « généralement identifiées à tort par le regard occidental à “des victimes de la violence machiste des islamistes”, voire à des “aliénées”, ces femmes se voient refuser dans les analyses les plus courantes le simple droit d’exister en tant que telles. Toutes les études disponibles attestent pourtant que leur nombre est aujourd’hui en croissance rapide », écrivait François Burgat en 1996. Ainsi, des groupes se consacrent à la recherche de leurs antécédents féministes dans les communautés et les pays musulmans dans le but de retrouver leur propre histoire en tant que femmes. Ces militantes, du Maroc à l’Iran en passant par l’Égypte mais aussi par l’Occident, veulent extraire le traditionnel du religieux et mettent en cause des traditions ancestrales. Elles revendiquent plus de droits, revisitent le Coran et l’histoire musulmane, parfois dans la dispersion, parfois dans une étonnante unité. Dans l’esprit de ce qu’elles pensent être le « véritable » islam, elles proposent un retour aux sources scripturaires originales de l’islam et apportent leur propre interprétation des versets sur lesquels certains musulmans fondent précisément l’oppression des femmes. C’est à ce titre que certaines parmi elles utilisent le féminisme comme une pratique et non pas comme une idéologie car, en plus d’être un courant de pensée, le féminisme est porteur d’un projet politique qui s’adresse à l’ensemble de la société. En effet, selon elles, le féminisme contribue pleinement à l’avènement d’un monde où les rapports entre les sexes respectent les principes d’égalité et de liberté car le féminisme ne se limite pas uniquement à la quête et à l’affirmation de l’égalité entre les sexes.

« La participation politique, sociale et culturelle des femmes est désormais un acquis définitif du féminisme islamique. »

À travers elles, une nouvelle contestation islamique et féministe émerge, mettant en cause certaines pratiques dominantes de l’islam telles que la polygamie ou la domination culturelle et économique masculine. De plus en plus, ces « élites féministes musulmanes » contestent le rôle de la femme en tant que relais d’un message autoritaire et idéologique élaboré par les hommes, et souhaitent être elles-mêmes une source d’information, capable d’offrir aux autres une éducation en sciences islamiques. Elles développent des méthodologies d’approche des sources scripturaires en mobilisant le référentiel religieux dans une perspective féministe, afin de questionner les savants et contourner les interdits et les mises à l’écart qui les frappent.

« Tous les opposants au projet féministe en islam ont un point commun : une vision essentialiste et non historique des lois islamiques et du genre. »

Pourtant, ce nouveau mouvement féministe émergeant du cœur même de l'islam est contesté par quelques musulmans et féministes en Occident qui le considèrent comme opposé à leurs positions et idéologies respectives.  En effet, le débat houleux concernant le port du voile en Occident oppose le plus souvent ceux pour qui l’islam est une religion misogyne restreignant les libertés de la femme et ceux qui affirment le contraire. Ces visions radicalement opposées s’expliquent en partie par le fait que la condition sociale actuelle des femmes musulmanes dans les sociétés dites « isla­miques » est loin d’être égale à celle des hommes. De nombreux Occidentaux peinent ainsi à concevoir que l’islam puisse procurer aux femmes un quelconque avantage. Et pourtant, les réflexions et les actions de certaines militantes démontrent concrètement le contraire.

Le « réveil » de l’Islam

Depuis les années 1970, les femmes participent activement au « réveil » de l’islam dans le monde arabo-musulman. Des femmes appartenant à différentes classes sociales (bourgeoisie, milieu modeste et monde rural) se reconnaissent pleinement dans ce mouvement. L’accès aux études et le renouveau de leur engagement leur ont octroyé la possibilité de se réapproprier le débat religieux, tout en produisant une réflexion profonde et une remise en question de pratiques culturelles et coutumières, responsables de la dégradation de la condition de la femme musulmane. Il faut situer ce mouvement sur deux plans. En tant que mouvement de pensée, il se compose d’universitaires et d’intellectuelles qui travaillent sur la relecture du Coran et sur une analyse minutieuse des hadiths (traditions issues des discours et actes du prophète) ; et en tant que mouvement d’action, il s’agit de dynamiques de femmes qui s’engagent sur le terrain pour une égalité des sexes et contre les lois discriminatoires à l’endroit des femmes. Nous citerons à titre d’exemple le groupe Sisters in islam en Malaisie, qui a participé au mouvement de lutte contre les violences sexistes perpétrées au nom de l’islam, en publiant un manifeste qu’il a largement distribué.

Les approches des penseuses de ce courant sont elles-mêmes diverses. Certaines se concentrent ainsi exclusivement sur le Coran, comme la Saoudienne Fatima Naseef (ancienne directrice du département des études islamiques à l’université King Abdul Aziz à Jeddah). D’autres s’appliquent à sa relecture pour analyser les diverses élaborations et compréhensions de la charia, comme la Libanaise Azizah Al Hibri ou la Pakistanaise Shaheen Sardar Ali. Enfin, d’autres s’attachent à interroger et à réexaminer les ahadiths (actes et paroles du prophète de l’islam), comme la Marocaine Fatima Mernissi et la Turque Hidayet Tuksal. Les intellectuelles turques Yesim Arat, Feride Acaet, Nilufer Gole utilisèrent le terme islamic feminism dès les années 1990 pour décrire un nouveau paradigme féministe qu’elles ont détecté comme émergent en Turquie.

Une relecture des textes sacrés au prisme du genre

Intéressons-nous à présent à la substance même de la pensée et des travaux de deux universitaires de renommée internationale : Amina Wadud et Ziba Mir Hosseini, féministes musulmanes occidentales et avant-gardistes dans la promotion de ce mouvement de pensée. Elles remettent en question la lecture patriarcale de l’islam, qui affecte le quotidien et le futur des femmes musulmanes. De leur point de vue, promouvoir une interprétation contemporaine du Coran est à la fois inévitable et justifié, étant donné les problématiques et les débats actuels qui touchent à la question de la femme en islam.

Amina Wadud, née en 1952, est actuellement professeure en études islamiques à l’université du Commonwealth de Virginie. Par ses réflexions théoriques et par ses actions, elle est internationalement considérée comme une « figure de proue du féminisme musulman », et une intellectuelle musulmane de son temps, spécialiste de l’exégèse du Coran dans une perspective féministe. Elle rejette l‘approche littérale du Coran et se revendique « pro-foi et pro-féministe ». À travers ses recherches, et dans son œuvre Qur’an and Woman : rereading the Sacred Text from a woman’s perspective (Le Coran et les femmes : Relire les textes sacrés à partir d’une perspective féminine) (1999), elle utilise les outils de l’exégèse moderne pour affirmer que le Coran est porteur d’un principe d’égalité entre l’homme et la femme. L’objectif principal de son travail est de produire un commentaire du Coran à partir d’une sensibilité féminine ; avec, comme méthode, une approche herméneutique du Texte.  Sa propre exégèse propose une interprétation égalitaire du Coran, qui semble contredire les commentaires traditionnels, non sans entraîner de vives discussions au sein de la communauté musulmane internationale. Selon Wadud, l’islam est en constante évolution et doit participer à la post-modernité. C’est à travers un ijtihad (effort d’interprétation du Coran), que la religion musulmane renouera avec son caractère dynamique. Elle parle d’une « réforme radicale » et appelle à « une notion dynamique de la charia (la loi islamique), d’autant plus que celle-ci a été révélée dans un contexte profondément patriarcal. Ainsi donc, ces femmes ont foi en un Livre sacré qu’elles considèrent comme une libération pour elles. Elles exercent leur droit à stimuler leur raison et leur intelligence afin de comprendre l’univers sémiotique et polyvalent du Coran.

« Chaque mouvement de femmes contextualise sa lutte en fonction de ses priorités quant aux rapports sociaux entre les genres. […] Les divergences vont concerner les causes de la subordination qui, d’un contexte à l’autre, peuvent varier, et les stratégies de changement qui évoluent selon des registres différents. »

Ziba Mir Hosseini s’est quant à elle intéressée aux courants qui sont issus de la tradition musulmane et qui sont opposés au projet féministe à l’intérieur du paradigme islamique.  Elle met en exergue trois courants qui s’opposent au projet féministe en islam : les « musulmans traditionalistes », qui résistent à tous les changements de ce qu’ils estiment être des habitudes valables éternellement, sanctionnées par une charia immuable ; les « fondamentalistes islamiques » , qui cherchent à changer les pratiques actuelles par un retour à une version antérieure « plus pure » de la charia ; et les « fondamentalistes laïques » : qui peuvent être aussi dogmatiques et idéologiques que des religieux. Ils nient que des lois ou des pratiques sociales basées sur la charia puissent être justes ou égales. Bien qu’ils adhèrent à des positions et à des traditions différentes, tous ces opposants au projet féministe en islam ont un point commun : une vision essentialiste et non historique des lois islamiques et du genre. Ziba Mir Hosseini met en évidence qu’en sélectionnant leurs arguments et leurs illustrations, ils ont recours aux mêmes « sophismes ». Ils cherchent par exemple à clore la discussion en présentant des versets coraniques ou des hadiths hors contexte. Contestant ces abus d’autorité, les féministes musulmanes dénoncent les inégalités ancrées dans la loi islamique en arguant que ce ne sont pas des manifestations de la volonté divine, mais bien des constructions humaines. Elles montrent également à quel point celles-ci contredisent l’essence même de la justice divine que révèle le Coran, et la manière dont les textes sacrés de l’islam ont été teintés des idéologies de leurs interprètes. Par exemple, elles soulignent que les droits unilatéraux des hommes au divorce et à la polygynie ne leur ont pas été accordés par Dieu, mais par des juristes musulmans. Ces « droits » ont été construits de manière juridique en suivant la manière dont les anciens juristes musulmans conceptualisaient et définissaient le mariage : comme un contrat d’échange modelé sur le contrat de vente, qui d’ailleurs a servi de modèle à la plupart des contrats dans les lois islamiques.

« De nombreux Occidentaux peinent ainsi à concevoir que l’islam puisse procurer aux femmes un quelconque avantage. Et pourtant, les réflexions et les actions de certaines militantes démontrent concrètement le contraire. »

Le féminisme en pratique

En définitive, il est important de réaffirmer que le féminisme est plus qu’une « idéologie » qui inspire des mouvements de résistance. Il est une pratique qui met en perspective la notion de genre pour analyser les inégalités sociétales. Il fournit les outils analytiques nécessaires pour comprendre la façon dont les normes comportementales genrées ont mené à des situations injustes, en particulier, mais pas seulement, pour les femmes. Lorsque les intellectuelles musulmanes proposent de nouvelles méthodes d’approche des sources scripturaires en termes d’analyse et d’interprétation pour promouvoir une justice entre les genres, elles s’inscrivent pleinement dans cette démarche. La pensée féministe est hétérogène et recouvre différents courants. Chaque mouvement de femmes contextualise sa lutte en fonction de ses priorités quant aux rapports sociaux entre les genres. Les similitudes restent plus importantes que les divergences puisque en général et, même si le mouvement féministe occidental est lui aussi traversé par différents courants de pensée, l’essentiel des revendications porte sur l’égalité homme-femme, au niveau social, politique et juridique. Les divergences vont sûrement concerner les causes de la subordination qui, d’un contexte à l’autre, peuvent varier, et les stratégies de changement qui évoluent selon des registres différents.

« Les “élites féministes musulmanes” développent des méthodologies d’approche des sources scripturaires en mobilisant le référentiel religieux dans une perspective féministe, afin de questionner les savants et contourner les interdits et les mises à l’écart qui les frappent. »

Le féminisme doit être abordé à la fois comme une perspective théorique et une pratique qui dénonce les inégalités dans les rapports sociaux des genres de nos sociétés contemporaines. Il a pour objectif de donner aux femmes les outils pour s’émanciper de toutes les formes de domination. Aussi, c’est la femme et non pas la religion qui doit être au cœur des réflexions théoriques. Pourtant, chaque femme utilisera des stratégies différentes pour améliorer sa condition ; dès lors, pour ce qui est des discriminations relatives à des interprétations misogynes des sources scripturaires, c’est par un argumentaire religieux que les féministes remettront en question diverses pratiques normalisées au nom d’une certaine lecture de l’islam. La pratique féministe n’est donc pas étanche à l’islam lorsqu’il s’agit de dénoncer des discriminations justifiées au nom du religieux. En outre, certains mouvements islamiques s’approprient les idéaux féministes et se posent aussi comme défenseurs des droits de la femme. La libération des femmes dans le monde musulman et en Occident dans une perspective féministe est en passe de devenir un élément incontournable d’un « mouvement social islamique ». De ce fait, la participation politique, sociale et culturelle des femmes est désormais un acquis définitif du féminisme islamique.

Malika Hamidi est docteure en sociologie de l'EHESS.

Cause commune n° 23 • mai/juin 2021