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Les économistes ont longtemps été aveugles aux rapports sociaux de sexe, et beaucoup le demeurent. Les recherches se sont multipliées pour corriger ce biais problématique, mais en partant de différents points de départ. On peut notamment distinguer trois grands courants parmi elles.

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Alors que le travail domestique et gratuit fourni par les femmes constituait un impensé pour l’économie politique – y compris marxiste – de l’époque, les luttes féministes des années 1960 et 1970 ont généré une intense théorisation pour penser la contribution des femmes à l’économie. Les sciences sociales se sont rapidement emparées de ces thématiques, mais l’économie politique ne s’est véritablement saisie de la question qu’à la fin des années 1990, et essentiellement outre-Atlantique.
Aujourd’hui, l’économie féministe et du genre semble connaître un vrai développement en France, comme en témoi­gne la parution en 2014 d’un numéro de la revue Regards croisés sur l’économie intitulé « Peut-on faire l’économie du genre ? » et celle en 2020 de deux ouvrages consacrés à la question, celui d’Hélène Périvier, L’économie féministe, et celui de Guillaume Vallet, Économie politique du genre.
L’économie qui se revendique féministe se place explicitement dans une démar­che normative, c’est-à-dire qu’elle propose à la fois de prendre en compte les multiples dimensions des inégalités entre hommes et femmes et minorités de genre dans l’analyse, et de réfléchir aux stratégies permettant de faire disparaître ces inégalités. En tant que discipline analysant la production et la répartition des richesses, l’économie implique une étude matérialiste des enjeux liés à la différenciation sociale des sexes. En tant qu’analyse du capitalisme, elle pose la question des rapports entre le système de domination subi par les femmes et les minorités de genre, et l’exploitation capitaliste proprement dite.

« En tant que discipline analysant la production et la répartition des richesses, l’économie implique une étude matérialiste des enjeux liés à la différenciation sociale des sexes. »

Par rapport à l’ensemble de ces questions, on peut aujourd’hui distinguer trois branches qui composent l’économie féministe et du genre, chacune étant définie par : 1) une analyse spécifique de la domination des femmes ; 2) une façon de penser l’articulation de cette domination avec l’exploitation capitaliste ; 3) une stratégie de lutte contre la domination masculine.

Le féminisme matérialiste : patriarcat et lutte autonome
La première approche de l’économie féministe a été développée dans les années 1970 par des militantes engagées dans le féminisme que l’on qualifie habituellement de « deuxième vague ». Il s’agit d’une « économie politique du patriarcat », sous-titre de l’ouvrage de la sociologue Christine Delphy paru en 2013 et rassemblant ses articles rédigés depuis 1970. Cette approche – essentiellement développée par des sociologues (Christine Delphy, Colette Guillaumin, Nicole-Claude Mathieu, entre autres) a été qualifiée de « féminisme matérialiste (français) ». Le féminisme matérialiste affirme son opposition au marxisme, tout en conservant une approche matérialiste ainsi que le concept de mode de production.

« L’économie qui se revendique féministe propose à la fois de prendre en compte les multiples dimensions des inégalités entre hommes et femmes et minorités de genre dans l’analyse, et de réfléchir aux stratégies permettant de faire disparaître ces inégalités. »

Cette approche théorise la domination masculine comme une exploitation des femmes dans le cadre d’un mode de production domestique (ou patriarcal), qui existe en parallèle du mode de production capitaliste, et qui repose à la fois sur un travail gratuit féminin et sur une transmission patrimoniale inégalitaire à travers l’héritage. La coexistence de ce mode de production avec le capitalisme implique que les femmes sont victimes d’une double exploitation : par les hommes d’une part, dans le cadre domestique, et par les capitalistes d’autre part, dans le cadre salarial. Cette position se distingue de celle d’Engels dans L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État (1884), qui considérait lui aussi que « dans la famille, l’homme est le bourgeois ; la femme joue le rôle du prolétariat », mais pour qui l’exploitation intrafamiliale bénéficiait en dernière instance aux capitalistes et non aux hommes. Ainsi, alors que le marxisme traditionnel considère que le renversement du capitalisme mettra fin à la domination masculine, le féminisme matérialiste considère qu’il n’y a pas de nécessité logique entre les deux. Par conséquent, le féminisme matérialiste prône une organisation autonome des femmes pour leur lutte, organisation complémentaire à celle existant sur une base de classe, voire qui peut être amenée à la remplacer. Cette stratégie de lutte a d’ailleurs été mise en place dans des organisations telles que le MLF (Mouvement de libération des femmes) ou que le Collectif féministe international, à l’origine du mouvement Wages for Housework (« Des salaires pour le travail domestique »).

La théorie de la reproduction sociale
Plus récemment est apparue la théorie dite de la « reproduction sociale », qui intègre certains apports du féminisme matérialiste autonome mais en les replaçant dans un cadre théorique et politique marxiste et révolutionnaire. Elle est basée essentiellement sur une lecture critique d’Engels et de Marx, attentive à la question de l’exploitation spécifique des femmes, et sur une prise en compte des apports des féministes de l’Internationale des femmes socialistes (parmi lesquelles, Clara Zetkin, Alexandra Kollontaï, Rosa Luxemburg). La théorie de la reproduction sociale entend développer une analyse commune de la production capitaliste et de ce qu’elle appelle « la reproduction », c’est-à-dire tout ce qui relève des conditions de l’accumulation du capital. Le travail reproductif correspond alors à l’ensemble du travail nécessaire à fabriquer la marchandise force de travail, seule marchandise qui n’est pas nécessairement produite dans des conditions capitalistes. C’est pourquoi certaines théoriciennes de la reproduction sociale comme Cinzia Arruzza parlent d’« économie politique de la force de travail ». En résumé, la théorie de la reproduction sociale inclut dans l’étude de l’accumulation capitaliste les mécanismes par lesquels le système se procure la force de travail, que ces mécanismes reposent sur des processus biologiques (gestation) ou non (esclavage), qu’ils soient localisés dans un cadre domestique, ou non (services socialisés ou privatisés). Les femmes sont alors exploitées dans leur travail productif (tout comme les prolétaires hommes) et reproductif (davantage que les prolétaires hommes) mais, dans les deux cas, cette exploitation permet l’accumulation du capital. Le combat contre le capitalisme reste donc central et prioritaire, même si le renversement du capitalisme ne suffira pas à réaliser automatiquement l’égalité entre hom­mes et femmes.

« En tant qu’analyse du capitalisme, elle pose la question des rapports entre le système de domination subi par les femmes et les minorités de genre, et l’exploitation capitaliste proprement dite. »

Cette théorie est d’une construction récente (fin des années 2010) et mobilise diverses théoriciennes, essentiellement philosophes (Tithi Bhattacharya, Cinzia Arruzza, Nancy Fraser, entre autres), autour d’une tradition théorique et politique qui n’est pas complètement unifiée. Si la stratégie revendiquée consiste à s’organiser sur une base de classe dans le cadre des rapports de production, la théorie de la reproduction sociale met aussi l’accent sur la multiplicité des lieux de crise et de lutte.

L’économie féministe des institutions
La dernière branche constitutive de l’économie féministe et du genre est développée quant à elle par des économistes de profession. Il s’agit d’une approche dite « hétérodoxe », ou « institutionnaliste », qui constitue un courant encore moins unifié que les deux précédents, regroupant des économistes américaines (Nancy Folbre, Julie Nelson, Sylvie Morel, William Waller, entre autres) et, plus récemment, françaises (Rachel Silvera, Anne Eydoux, Hélène Périvier, Guillaume Vallet).
Cette approche intègre à son analyse du capitalisme une dimension genrée, c’est-à-dire qu’elle analyse les institutions socio-économiques qui organisent et maintiennent la domination masculine au cœur du système économique. On pense par exemple au rôle du modèle d’État « social », organisant par le biais des protections juridiques et sociales associées au mariage une incitation forte au maintien des femmes hors de la sphère de la production capitaliste. Ainsi, cette approche peut être qualifiée de réformiste, au sens où elle ne s’inscrit pas dans une lutte contre le capitalisme. Pour cette économie féministe, le capitalisme peut être débarrassé de toute domination masculine, et son fonctionnement peut être « aménagé », il suffit d’identifier les politiques publiques et fiscales adéquates. Cette tradition rejoint donc celle d’une économie politique conseillère du pouvoir, développant des expertises sur la façon dont l’État peut organiser le meilleur capitalisme possible. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le développement de cette branche de l’économie concorde avec le mouvement d’« institutionnalisation » du féminisme, c’est-à-dire son entrée au cœur de l’État à travers la question de la parité et aussi du développement d’un mouvement associatif auquel l’État délègue des missions de service public, telles que la lutte contre les violences familiales.
Bien sûr, les frontières entre les trois approches ne sont pas complètement étanches, dans la mesure où les travaux documentant tel ou tel aspect de la domination masculine sont toujours éclairants pour l’ensemble des analyses. Cependant, les positionnements théoriques et politiques au fondement de ces trois branches sont si éloignés qu’il reste difficile de les mobiliser conjointement pour penser le(s) système(s) de domination, et plus encore la stratégie d’action pour y mettre fin.

Irène Berthonnet est économiste. Elle est maîtresse de conférences en économie à l’université de Paris Diderot.

Cause commune • janvier/février 2022