Pour Gramsci, les transformations des méthodes de production affectent toute la structure sociale et le comportement des travailleurs lui-même s'en trouve bouleversé. Elles remodèlent les manières de vivre, de consommer, et par là, modifient jusqu'aux pulsions des individus. C'est ainsi, par exemple, que l'alcool et la sexualité deviennent des enjeux économiques et politiques.
Les initiatives « puritaines » [des industriels américains du type Ford] ont pour seule fin de conserver, hors du travail, un certain équilibre psycho-physique qui empêche l'écroulement physiologique du travailleur, pressuré par la nouvelle méthode de production. Un tel équilibre ne peut être que purement extérieur et mécanique, mais il pourra devenir intérieur s'il est proposé par le travailleur lui-même et non imposé du dehors, s'il est proposé par une nouvelle forme de société, avec des moyens appropriés et originaux. L'industriel américain se préoccupe d'entretenir la continuité de l'efficacité physique du travailleur, de son efficacité musculaire-nerveuse : il est de son intérêt d'avoir une équipe de travail stable, un complexe toujours homogène, parce que le complexe humain (le travailleur collectif) d'une entreprise est lui aussi une machine que l'on ne doit pas trop souvent démonter, et dont on ne doit pas trop souvent renouveler les pièces sous peine de pertes énormes. Ce qu'on appelle haut salaire dépend de cette nécessité ; c'est l'instrument pour sélectionner des ouvriers adaptés au système de production et de travail et pour les conserver durablement. Mais le haut salaire est à double tranchant : il faut que le travailleur dépense « rationnellement » ce salaire plus abondant, pour entretenir, renouveler et, si possible, accroître sa force musculaire-nerveuse, et non pour la détruire ou l'entamer. C'est ainsi que la lutte contre l'alcool, le plus dangereux agent de destruction des forces de travail, devient une fonction de l’État. Il est possible que d'autres luttes « puritaines » deviennent fonctions d’État, si l'initiative privée des industriels se révèle insuffisante ou si une crise de moralité trop profonde se déchaîne dans les masses laborieuses, ce qui pourrait se produire à la suite d'une crise de chômage durable et étendue. Au problème de l'alcool est lié le problème sexuel : l'abus et l'irrégularité des fonctions sexuelles est, après l'alcoolisme, l'ennemi le plus dangereux des énergies nerveuses et l'on sait communément que le travail « obsédant » provoque une dépravation alcoolique et sexuelle. Les tentatives de Ford pour intervenir, au moyen d'un corps d'inspecteurs, dans la vie privée de ses employés, et de contrôler leur dépense et leur mode de vie, est un indice de ces tendances encore « privées » ou latentes, qui peuvent devenir, à un moment donné, idéologie d’État, se greffant sur le puritanisme traditionnel, c'est-à-dire en se présentant comme un retour à la morale des pionniers, du « vrai » américanisme, etc. Dans ce domaine, le fait le plus notable du phénomène américain est l'écart qui s'est creusé et qui ira s'accentuant toujours plus, entre la moralité (les mœurs) des travailleurs et celles des autres couches de la population.
Antonio Gramsci, Cahiers de prison, cahier 22 (1934), §11,
chez Gallimard, 1991, traduction de Claude Perrus et Pierre Laroche, p. 200 sq.
Nino Negri, page 314.
Taylorisme et fordisme
En 1911, dans son livre Les Principes du management scientifique, l’ingénieur américain Frederick Winslow Taylor (1856-1915) expose les grands traits de son « organisation scientifique du travail » qui vise à augmenter la productivité. Taylor décompose chaque mouvement du travail en ses diverses phases afin de les chronométrer et de les enchaîner plus efficacement. Il s’agit de donner une direction scientifique au travail en exposant et en systématisant les connaissances des ouvriers. À partir de 1913, l’industriel américain Henri Ford (1863-1947) introduit dans les usines du même nom une nouvelle méthode de production qui ajoute aux préoccupations de Taylor la chaîne de montage et la politique des hauts salaires.
Le jugement que porte Gramsci sur le fordisme est complexe. Il critique bien sûr la menace d’« écroulement physiologique du travailleur, pressuré par la nouvelle méthode de production ». Mais il souligne aussi de façon étonnante sa « portée historique ». C’est ce que faisait déjà Lénine. En même temps qu’il critiquait les effets abrutissants du système Taylor, il voyait d’un œil positif cette augmentation de la productivité qui permettrait de diminuer la durée de la journée de travail, diminution sans laquelle il ne saurait y avoir de participation populaire au pouvoir. Gramsci estime, quant à lui, que « le phénomène américain […] est aussi le plus grand effort collectif réalisé jusqu’à présent pour créer, avec une rapidité inouïe et une conscience du but à atteindre jamais vue dans l’histoire, un type de travailleur et d’homme nouveau ». Gramsci accorde donc une grande importance à la révolution fordiste qui transforme à la fois le salariat et les modes de vie.
Les hauts salaires, instrument de sélection d’un type de travailleur nouveau
Le nouvel industrialisme est éprouvant au point que le travailleur risque « l’écroulement physiologique ». Ce qui conduit l’industriel américain à se préoccuper de « l’équilibre psycho-physique » de ses salariés. Non par humanité, non par souci moral, mais par intérêt. « Il est de son intérêt d’avoir une équipe de travail stable, un complexe toujours homogène, parce que le complexe humain (le travailleur collectif) d’une entreprise est lui aussi une machine que l’on ne doit pas trop souvent démonter, et dont on ne doit pas trop souvent renouveler les pièces sous peine de pertes énormes. » La méthode de production conduit les industriels à « sélectionner des ouvriers adaptés au système de production et de travail », ceux qui disposeront de suffisamment de force musculaire et nerveuse pour résister durablement aux nouvelles exigences productives. C’est ainsi que Gramsci interprète la politique des hauts salaires mise en place par Ford. Elle est l’instrument au moyen duquel le nouvel industrialisme sélectionne un « type de travailleur nouveau », plus efficace et plus résistant que les précédents. Les hauts salaires sont le prix de la relative rareté de ce type de travailleurs.
Problème de l’alcool et problème sexuel
Mais il ne faut pas seulement sélectionner des travailleurs présentant les caractéristiques adéquates aux nouvelles formes de production ; il faut aussi qu’ils soient en mesure de conserver ces qualités. C’est alors que les hauts salaires peuvent devenir un problème : « Le haut salaire, estime Gramsci, est à double tranchant : il faut que le travailleur dépense “rationnellement” ce salaire plus abondant, pour entretenir, renouveler et, si possible, accroître sa force musculaire-nerveuse, et non pour la détruire ou l’entamer. » Il se pourrait que le mode de vie de l’individu, son type de consommation, entre en contradiction avec ce qui est exigé de lui en tant que producteur. Les industriels pointent deux problèmes particuliers : l’alcoolisme et « l’abus et l’irrégularité des fonctions sexuelles ». L’un et l’autre compromettraient la bonne qualité du travail. La nouvelle méthode de production exige donc un mode de vie déterminé : une manière déterminée de consommer (de l’alcool) et une union sexuelle monogame relativement stable.
Le problème de la consommation d’alcool est le plus simple à comprendre. Il fallait lutter contre les ravages de l’alcoolisme pour garantir l’efficacité du travail. Les inspecteurs envoyés par Ford se sont attelés à cette lutte, bientôt relayés par l’État. « Il est possible que d’autres luttes “puritaines” deviennent fonctions d’État, si l’initiative privée des industriels se révèle insuffisante. » La distinction libérale entre État et société civile dissimule en réalité une imbrication. La prohibition de l’alcool dans les années 1920 aux États-Unis obéit en premier lieu, selon Gramsci, à ce projet de produire un travailleur d’un nouveau type. Ce qui se présentait alors aux yeux de beaucoup d’Américains comme une initiative puritaine, comme un « retour à la morale des pionniers » et au vrai américanisme, etc., n’était donc, aux yeux du philosophe italien, que le reflet idéologique des transformations inhérentes à la production.
Quant à la sexualité, Gramsci écrit : « Le nouvel industrialisme […] exige que l’homme-travailleur ne gaspille pas ses énergies nerveuses dans la recherche désordonnée et excitante de la satisfaction sexuelle occasionnelle : l’ouvrier qui se rend au travail après une nuit de “débauche” n’est pas bon ouvrier. » Gramsci voit dans cette nouvelle régulation de « l’instinct sexuel » une forme de progrès par rapport à « la conception éclairée et libertaire propre aux classes non étroitement liées au travail productif » (§10) dans laquelle il voit toujours, à tort ou à raison, une forme de « débauche » ou de « libertinage ». Il souligne à cette occasion l’hypocrisie de la conduite de classes dirigeantes qui exigent du peuple qu’il fasse preuve d’une « vertu » qu’elles ne pratiquent pas elles-mêmes.
Quoi qu’on pense de ce jugement moral, il faut souligner deux choses. D’abord, ce jugement affirme l’existence de formes de sexualité différenciées selon l’appartenance de classe. Gramsci prend parti pour ce qu’il pense être la sexualité des travailleurs et s’oppose à la conception libertaire qu’il estime être celle de la bourgeoisie américaine. Ensuite, la valorisation de la monogamie relativement stable est liée à la question de l’égalité entre homme et femme. Gramsci considère la sexualité de la classe dominante américaine – sexualité libertaire – comme davantage liée à la domination masculine. Il écrit : « L’homme industriel continue à travailler même s’il est milliardaire, mais sa femme et ses filles deviennent de plus en plus des “mammifères de luxe”. Les concours de beauté, les concours pour le personnel cinématographique (rappeler les 30 000 jeunes Italiennes qui en 1926 envoyèrent leur photographie en costume de bain à la Fox), le théâtre, etc., en sélectionnant la beauté féminine mondiale et en la mettant aux enchères, suscitent une mentalité de prostitution, et la “traite des blanches” s’opère légalement dans les hautes classes. »
Portée historique de la nouvelle méthode de production
Le fordisme transforme en profondeur l’édifice social : la production, mais aussi la consommation et jusqu’aux instincts et pulsions des masses. Gramsci n’ignore pas le coût humain de cette transition. Mais il y voit aussi un progrès relatif, une tendance vers une forme de vie collective plus réglée, organisée plus consciemment. Pour l’heure, ces transformations sont imposées par la force et par une minorité, celle des capitalistes. « Un tel équilibre [l’équilibre psycho-physique du travailleur] ne peut être que purement extérieur et mécanique, mais il pourra devenir intérieur s’il est proposé par le travailleur lui-même et non imposé du dehors, s’il est proposé par une nouvelle forme de société, avec des moyens appropriés et originaux. » La société communiste ne pourra pas s’épargner un effort collectif de ce type. Avec ses propres moyens cependant, qui ne répéteront pas simplement le fordisme.
Gramsci et le fordisme
L'intérêt, et parfois l'excès d'indulgence, de Gramsci pour la nouvelle méthode de production venue d'Amérique peut s'expliquer de deux manières. D'abord, le fordisme a pu apparaître comme un remède à l'archaïsme de l'économie italienne des années 1920. La production était faible, peu rationalisée ; malgré cela, une classe « parasitaire » (clergé, propriétaires terriens, armée professionnelle, etc.), « sédimentations de masses fainéantes et inutiles », ponctionnait une grande part de la richesse produite, laissant les paysans « à la limite de la malnutrition ». L'augmentation de la productivité promise par le fordisme ne pouvait qu'attirer l'attention. Ensuite, Gramsci séjourne à Moscou de 1922 à 1924. La volonté de créer un nouveau mode de vie y était alors très débattue ; en témoigne la brochure de Trotski de 1923, « Les questions du mode de vie ». L’articulation recherchée par le jeune pouvoir soviétique entre nouvelle organisation de la production et nouvelles manières de vivre entrait en résonance avec ce qui se passait alors outre-Atlantique avec le fordisme et la prohibition.
• Cause commune n° 6 - juillet/août 2018