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Vingt ans après la mort de Georges Marchais, l'heure d'un bilan mesuré est venue. Caricaturé par les média comme une figure archaïque, le dirigeant ouvrier fut un modernisateur, préoccupé par les enjeux démocratiques.

 

Le 16 novembre prochain marquera le vingtième anniversaire de la mort de Georges Marchais. Né en 1920, il fut le premier dirigeant du PCF de 1969 (de fait) à 1994, soit vingt-cinq années décisives dans l’histoire de ce parti. Après sa disparition, durant une longue période, on parla assez peu de lui. Normal, diront les historiens qui savent bien que la mémoire a besoin d’un peu de temps pour sédimenter, décanter, trier, comme s’il fallait d’abord passer par une sorte de purgatoire. Vingt ans après sa mort, le temps est venu d’un bilan serein.

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Un tribun populaire
Georges Marchais fut un tribun populaire. Il est difficile d’imaginer aujourd’hui les foules que cet homme a pu déplacer et l’émotion qu’il a suscitée dans ces rassemblements. Il suffit pourtant de regarder ou d’écouter les archives (via CinéArchives par exemple ou les archives de l’INA) pour prendre la mesure des mobilisations politiques de l’époque et de la complicité qu’il savait nouer avec son auditoire. Il y avait, chez nombre de militants et dans une large partie de l’opinion, une réelle affection pour l’homme Marchais, que l’on retrouve intacte aujourd’hui encore chez bien des témoins de l’époque.
Sa popularité, il la devait à ses origines. C’était un ouvrier qui parlait aux ouvriers, un homme du peuple échangeant avec le peuple, phénomène rare voire unique dans la vie publique de cette époque. Il la devait aussi à la maîtrise des média, et singulièrement de la télévision, talent qu’il manifesta très tôt.
Peu d’hommes furent comme lui aussi systématiquement agressés tout au long de leur carrière et on peut penser que, paradoxalement, cette agressivité récurrente des dominants à son égard contribua à sa renommée. Bref, il fut un leader populaire qui sut imposer un genre, fonceur, voire effronté, une gouaille, se montrer charmeur à l’occasion ( toutes choses qui lui valurent aussi de très solides et durables inimitiés).
Son passage à la direction du parti fut marqué, pour le PCF, par un double mouvement, contradictoire. Georges Marchais hérite d’un parti représentant 20 % de l’électorat mais la formation qu’il quitte, un quart de siècle plus tard, a perdu entre la moitié (aux législatives) ou les deux tiers (présidentielles) de ses voix. Il est donc contemporain d’une phase de recul sévère de l’idée communiste, phénomène alors il est vrai universel, et d’un renversement du rapport des forces à gauche, au profit de la social-démocratie et de l’entreprise mitterrandienne. Dans le même temps, le parti dont il a la charge après 1968 sort d’une longue période de stagnation thorézienne (Waldeck Rochet a peu eu le temps d’imprimer sa propre marque, le Manifeste de Champigny mis à part) ; c’est un parti accroché à la dictature du prolétariat, au centralisme démocratique et à une discipline de caserne, au marxisme-léninisme, à la dévotion soviétiste, et au moralisme pesant. Ce parti, il va le transformer profondément (c’est lui qui parlera le premier de « mutation »), pour en faire une formation certes affaiblie mais moderne, démocratique.
Si l’on doit conserver de Georges Marchais deux ouvrages, ce sont sans conteste Le Défi démocratique de 1973 et Démocratie de 1990, un même thème, on le voit, à près de vingt ans de distance.

Vingt-cinq années de « règne »
Ces vingt-cinq années ne furent pas toutes d’un même tonneau. La première phase (1969-1981) fut extraordinairement dynamique, inventive, dense, ambitieuse. Elle correspond en partie à ce qu’on a appelé l’eurocommunisme, la recherche d’une troisième voie entre social-démocratie et soviétisme. La seconde période est celle des années 1980 où il fallut gérer la difficile cohabitation avec Mitterrand, dans et hors du gouvernement, avec l’impression être encalminé, et en mesurant aussi les risques réels d’implosion du parti. La dernière partie, dramatique également, coïncide avec l’effondrement de l’Est, la désillusion créée par Gorbatchev, réformateur impotent, le retour d’un libéralisme sans vergogne et l’agressivité retrouvée de l’empire capitaliste, la multiplication des conflits aussi.

« Ne pas avoir peur de révolutionner le parti pour être mieux à même de révolutionner la société. »

Le « règne » de Georges Marchais fut trop long, dira-t-on. Sans aucun doute. La conduite d’un parti, c’est largement l’engagement d’un chef, bien sûr, c’est aussi la qualité d’un groupe dirigeant. Marchais sut s’entourer d’hommes de qualité, on citera – pardon pour les absents – Jean Kanapa (disparu dès 1978), Charles Fiterman, Paul Laurent, ou de collaborateurs entreprenants, Jean-François Gau ou Francis Wurtz, notamment. Un lien politique particulier a longtemps existé entre Georges Marchais et Charles Fiterman. Ce dernier semblait tout désigné pour lui succéder dans le courant des années 1980. L’expérience délétère du pouvoir va changer la donne. Les deux hommes vont diverger sur l’analyse de la crise, le rôle du parti, les rapports d’union, et la confiance entre eux va se rompre. Trouver un successeur sera alors un long casse-tête pour Marchais qui se résoudra à opérer le choix, transitoire, pensait-il, de Robert Hue. Mauvaise pioche.
La vulgate médiatique – et tous ceux qui ne lui voulaient pas du bien – (n’) ont volontiers retenu de Georges Marchais (que) ses gaffes et des choix malheureux, des mots trop rapides, une ligne hésitante à l’égard de l’URSS, oscillant entre une critique radicale et des arrangements compliqués ; le « bilan globalement positif » ou le soutien à Brejnev lors de l’intervention soviétique en Afghanistan ; des coups de colère pas toujours appropriés ; une politique unitaire chaotique. Lui-même en a convenu, publiquement, à plusieurs reprises.

Une ambition à poursuivre
Cela n’enlève rien au fait que Georges Marchais fut un modernisateur ; il a modernisé la stratégie communiste désor­mais ancrée dans un engagement démocratique de manière irréversible ; il a modernisé l’approche de la crise capitaliste envisagée comme une crise de système (dès 1971 !) ; il a modernisé, non sans tâtonnements, la conception (et la pratique) du parti où s’imposera la règle du « travailler ensemble » ; il a modernisé aussi la manière de faire de la politique et de se saisir de l’outil médiatique ; il a modernisé encore les choix internationalistes des communistes, plus volontiers tournés vers Mandela, Castro, le Sud non aligné et le tiers monde en général que vers Brejnev, quoi qu’on en dise.
Il aurait dû aller plus loin ? Marchais s’est senti ligoté. Par le double héritage légué par Maurice Thorez et un caporalisme néosoviétique, et accessoirement par Waldeck Rochet et son « programme commun de la gauche ». À plusieurs reprises, Marchais aborda le débat sur le « retard » de 1956. Pourquoi ne l’a-t-il pas poursuivi et approfondi ?
Lors de l’écriture de l’ouvrage que je lui consacre (Marchais, Arcane 17, 2017), je fus intrigué par la façon qu’il avait, à la fin de sa vie, d’annoncer qu’il allait se mettre à la rédaction d’un livre politique en forme de testament, promesse qu’il ne tiendra pas (de la même manière, il arrêta les entretiens sur son autobiographie que nous avions entamés tous les deux).
Pourquoi ? On va dire, pour aller vite, qu’il ne se sentait peut-être pas assez légitime pour le faire. Le communisme, pour Marchais, est une « vocation tardive ». Il adhère à 27 ans, alors que tous ses pairs, à cet âge, ont déjà une longue « bio », de fortes expériences (Jeunesse communiste, Résistance, filiation, élus, etc.). Malgré son incontestable autorité, il n’a pas voulu s’en prendre à ses prédéces­seurs. Ou alors le temps lui aura manqué.
Parler de Marchais aujourd’hui n’est en rien une démarche nostalgique. C’est un travail d’historien, qui n’en est qu’à ses débuts et qui va évidemment se poursuivre. Il ne s’agit pas de chercher dans cette expérience des recettes toutes faites pour aujourd’hui et encore moins de faire parler l’ancien dirigeant pour solutionner des enjeux de l’heure.
Georges Marchais est mort, le parti, la société et le monde même où il évoluait ont radicalement changé. Les questions d’aujourd’hui sont totalement  inédites. Mais s’il est un enseignement qu’on peut tout de même tirer, une ambition plutôt que l’on puisse reprendre, c’est : ne pas avoir peur de révolutionner le parti pour être mieux à même de révolutionner la société.

Gérard Streiff est journaliste et historien. Il est docteur en histoire contemporaine de Sciences-Po