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La vigne est grosse consommatrice de pesticides, Bayer-Monsanto sait en profiter, mais comment limiter leur utilisation ? Les spécialistes les mieux intentionnés en débattent.
Entretien avec Agnès Bailly-Maitre.

Ce mot recouvre les produits « phytopharmaceutiques » à usage agricole (dont le fameux glyphosate) et ce qu’on appelle les biocides et antiparasitaires à usage humain et vétérinaire. Les premiers sont destinés à protéger les végétaux et les produits de culture contre tous les organismes nuisibles (insectes, champignons, etc.), à détruire ou à réduire les végétaux indésirables (comme les pampres en vigne). Les biocides ont des usages domestiques ou industriels : ce sont principalement les désinfectants, les produits de protection (bois ou matériaux de construction) ou de lutte contre les nuisibles (rats, moustiques, etc.).

Utilise-t-on les mêmes pesticides pour la vigne et pour les céréales ?
Chaque culture a des bioagresseurs différents. Les insectes ravageurs du blé (pucerons, cicadelles des céréales) ne sont pas les mêmes qu’en vigne (cicadelles de la vigne, tordeuses). Les produits phytopharmaceutiques sont, en principe, très ciblés. Mais, souvent, une étude menée de manière indépendante, in situ, conclut à un effet indésirable sur d’autres espèces. Un insecticide homologué contre le puceron n’est pas forcément homologué contre la cicadelle, car il n’est pas assez efficace contre cette dernière. Parfois, deux ravageurs portent le même nom, mais diffèrent. Prenons un champignon connu, l’oïdium, celui des céréales n’est pas le même que celui de la vigne : ils forment tous deux le « blanc » sur les feuilles mais ces champignons agissent autrement sur les cultures et n’ont pas des cycles de vie identiques. Ils ne se traitent pas de la même manière. Les problèmes de sélectivité des pesticides sont également différents sur chaque culture : une utilisation non appropriée peut entraîner d’autres dangers. Il faut toujours se méfier. Quand il n’y a pas d’effets directs visibles, il peut y en avoir d’autres moins visibles, tels que des changements dans la composition nutritionnelle ou aromatique de ces plantes ou dans leurs relations symbiotiques avec des champignons ou des bactéries.

« En viticulture, ces produits sont souvent nécessaires. Pour les limiter, il est surtout très important de bien les choisir et de les utiliser au bon moment. Une culture non saine peut devenir dangereuse pour la santé. »

La vigne n’est-elle pas l’une des cultures les plus consommatrices en pesticides ?
En général, elle subit entre huit et dix-huit traitements par an. Elle ne couvre que 3 % environ de la surface agricole utile, mais c’est 20 % de l’usage de produits phytopharmaceutiques, et 80 % des fongicides. C’est une monoculture pérenne, elle reste en place des dizaines d’années. Une fois installés, certains bioagresseurs restent présents et il devient difficile de leur échapper sans une lutte quasi systématique dès l’apparition des symptômes. La vigne a une période de sensibilité aux maladies également longue : dès l’apparition des premières feuilles jusqu’à ce que le raisin commence à changer de couleur, la véraison, soit trois à quatre mois selon les régions. Les fongicides sont uniquement préventifs, on doit les utiliser avant que la maladie ne soit présente et leur durée d’action est faible (quatorze jours maximum). Les conditions climatiques sont favorables aux principaux champignons pendant presque toute la durée de sensibilité de la vigne, il faut donc un renouvellement très régulier des traitements.

Quels sont les usages en viticulture ?
On utilise surtout des fongicides. Dans le Sud-Est, le principal bioagresseur de la vigne est l’oïdium ; dans le Sud-Ouest, il s’agit du mildiou, en raison du climat différent. Les insectes ravageurs se développent aussi beaucoup, avec l’augmentation des échanges internationaux et le changement climatique. C’est par exemple le cas de la cicadelle de la flavescence dorée. Aujourd’hui, la majorité du vignoble français est dans l’obligation légale de lutter contre ce ravageur. En effet, cet insecte est vecteur d’un phytoplasme qui décime notre vignoble. Une seule piqûre d’un cep contaminé par la cicadelle suffit pour qu’elle devienne vectrice de la « bactérie » et contamine un cep de vigne sain, alors condamné : l’arrachage est nécessaire.

Il existe des alternatives, par exemple le traitement des pieds à l’eau chaude contre la flavescence dorée, la vigilance doit venir de tous les acteurs, notamment des pépiniéristes, l’intervention humaine dans des exploitations de petite taille vaut mieux que le dogme du « toujours plus grand ».
En pépinière, oui ! Le traitement à l’eau chaude est obligatoire, mais cela ne peut pas se faire sur des vignes installées. Là, c’est la vigilance qui doit prôner : en connaissant les stades clés de développement et de « dangerosité » des cicadelles, un suivi méticuleux permettrait de réduire le nombre de traitements. Dans certaines zones, il y a jusqu’à trois traitements obligatoires ; le suivi à la parcelle près limiterait à deux traitements bien positionnés, voire à un ou zéro si aucune larve n’était observée.

« La vigne ne couvre que 3 % environ de la surface agricole utile, mais c’est 20 % de l’usage de produits phytopharmaceutiques, et 80 % des fongicides. »

Et l’enherbement, l’utilisation des animaux, la complémentarité pâturage/viticulture ?
Toutes ces idées sont effectivement intéressantes et utiles. L’enherbement des vignes permet aussi la lutte contre l’érosion, une meilleure structuration du sol, mais il doit être maîtrisé car l’herbe peut très vite devenir concurrentielle et puiser dans le sol les ressources nécessaires à la vigne. Des techniques de travail de sol existent.

Quels sont les inconvénients et les effets néfastes de ces produits pour l’environnement et pour la santé humaine ? L’usage qu’on en fait aujourd’hui est-il vraiment justifié ?
Tous ces produits ont des inconvénients puisque leur principal objectif est de lutter contre la nature qui reprend ses droits. Le principal objectif reste un produit agricole. Alors, comment limiter les effets des pesticides ? Dans les processus d’homologation, les substances actives doivent suivre le règlement européen « 1107/2009 CE ». Des études toxicologiques et écotoxicologiques sont obligatoirement réalisées sur les substances actives et sur leurs résidus. Pour être approuvés, ces produits doivent satisfaire à plusieurs conditions :
– être efficaces,
– ne pas avoir d’effet nocif immédiat ou différé sur la santé́ humaine ou animale, ni sur l’environnement,
– ne pas avoir d’effet indésirable sur les végétaux ou produits végétaux (problème de phytotoxicité),
– ne pas provoquer de souffrances ni de douleurs inutiles sur les animaux vertébrés à combattre,
– ne pas avoir d’effet inacceptable sur l’environnement (contamination des eaux de surface ou souterraines), ni sur les espèces animales et végétales non visées par la substance active, ni sur la biodiversité.

Mais, avec ce règlement, les études sont réalisées par la société qui souhaite commercialiser le produit et cette société choisit elle-même l’une des agences nationales qui va suivre son dossier. Des études sérieuses ont constaté que cela aboutit parfois à des évaluations complaisantes, il y a un décalage entre les intentions affichées et la réalité.
C’est vrai, mais pour moi, en viticulture, ces produits sont souvent nécessaires. Pour les limiter, il est surtout très important de bien les choisir et de les utiliser au bon moment. Une culture non saine peut devenir dangereuse pour la santé. Certains champignons produisent des mycotoxines, des produits agricoles non traités peuvent parfois entraîner le développement de bactéries.

Existe-t-il des alternatives ?
Oui, des techniques culturales visant essentiellement à réduire l’humidité au sein des parcelles sont utilisées. Elles permettent de diminuer la pression des principaux champignons (mildiou et oïdium). Il existe aussi des produits de biocontrôle, comme les hormones de confusion sexuelle, les stimulateurs de défenses naturelles ou l’utilisation d’insectes parasitoïdes.

Qu’est-ce que la confusion sexuelle ?
C’est une biotechnique qui perturbe le système de reproduction de certains insectes ravageurs. Pour empêcher l’accouplement des tordeuses de la grappe, on synthétise, on encapsule et on place dans la vigne (environ cinq cents diffuseurs par hectare) des messages odorants (dits phéromones) que les papillons femelles émettent pour attirer les mâles et se reproduire. En saturant ainsi les parcelles de vigne, les mâles ne parviennent plus à localiser les femelles. Ainsi, les populations de tordeuses de la vigne peuvent diminuer rapidement sans recours aux insecticides. Le chantier de pose est assez long et coûteux, les effets indésirables relativement faibles. Les phéromones étant spécifiques à chaque espèce, la faune auxiliaire est donc préservée. La confusion sexuelle est également utilisée en arboriculture.

Comment définir agriculture raisonnée, agriculture biologique et biodynamie ?
En agriculture raisonnée, tous les produits présents sur le marché sont autorisés, l’objectif est de ne les utiliser que lorsque cela est nécessaire, tout en assurant une qualité gustative et sanitaire. Depuis 2002, il existe une certification viticole Terra Vitis, correspondant au niveau 2 du label HVE (haute valeur environnementale), considérée comme gage de qualité de l’agriculture raisonnée.
En agriculture biologique, tous les produits phytopharmaceutiques synthétiques sont interdits. Les fongicides se résument principalement au cuivre et au soufre. La biodynamie serait peut-être plus un retour à l’agriculture d’antan : l’objectif est de miser sur la vie organique de la vigne, et de respecter les équilibres naturels. L’utilisation du calendrier lunaire est important pour le choix des dates d’application et d’entretien. La biodynamie est souvent associée à une « croyance » et n’est pas toujours démontrée scientifiquement.

Comment peut-on reconnaître que tels raisins ont reçu plus ou moins de pesticides ?
C’est très difficile. Il y a un paradoxe, un viticulteur en agriculture biologique réalise en général beaucoup plus de traitements chimiques qu’un viticulteur en agriculture raisonnée ou agriculture intégrée. Puisqu’il n’emploie que du cuivre et du soufre comme fongicides et que ceux-ci sont moins efficaces et ont une durée de rémanence faible, un passage toutes les semaines est quasi systématique.

Oui, mais les nuisances du cuivre ne peuvent être comparées à celles du glyphosate. Par ailleurs, l’agriculture raisonnée n’est souvent qu’un affichage.
Malheureusement, le cuivre est connu pour rendre les sols infertiles, il ne peut être lessivé et s’accumule dans les sols. Dans les grandes régions viticoles notamment, on commence aujourd’hui à en voir les conséquences avec l’impossibilité de replanter… Mieux vaut réduire tout type d’application en alternant, quand cela est possible, les molécules apportées pour éviter le développement de résistances des bioagresseurs et les phénomènes d’accumulation.

Tu l’as compris, pour nous, l’agriculture biologique a de l’avenir, mais il faut l’améliorer. Ses limites actuelles, et – pire – les faux bios, qui n’y voient qu’un créneau à la mode, ne l’empêcheront pas.

Agnès Bailly-Maitre est ingénieure agronome.

Questions et commentaires par Sacha Escamez et Maxime Bergonso.

Cause commune n° 14/15 • janvier/février 2020