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L’auteur nous présente ici son ouvrage Les Routes de l’esclavage : histoire des traites africaines, XVe-XXe siècle, publié chez Albin Michel en 2018. Ce crime a pris de nombreux visages au cours des siècles.

Catherine Coquery-Vidrovitch

Cet ouvrage, que j’ai écrit en marge des documentaires créés par la chaîne Arte, constitue, à partir des travaux internationaux les plus à jour sur la question, une synthèse concernant l’histoire des traites des esclaves noirs destinés à quitter l’Afrique subsaharienne : aussi bien vers l’Afrique du Nord et la Méditerranée que vers l’Atlantique, les Caraïbes et les Amériques, et aussi sur l’océan Indien à partir de Zanzibar, du Mozambique et d’Afrique australe. Il s’intéresse prioritairement aux modalités de départ des Africains de leur continent et aux diasporas esclaves, surtout américaines au sens large (des Caraïbes au Brésil et aux États-Unis). Il examine aussi l’esclavage africain interne au continent ; quant aux processus d’esclavisation propres aux États-Unis du XIXe siècle, sur lesquels les travaux et la filmographie abondent, ils continuent de marquer durement l’histoire, tout en ne constituant – aussi bien en nombre qu’en durée – qu’une fraction de l’histoire des traites africaines. Insister sur le Brésil et les Caraïbes a paru plus nouveau. Ce livre d’histoire a été écrit au moment où étaient réalisé les films. Il n’en est pas le reflet, mais plutôt la base.

La définition de l’esclave
L’ouvrage procède de façon principalement chronologique, après avoir défini autant que faire se peut ce qu’est un esclave – ce qui a existé dans toutes les sociétés jusque dans une période assez récente –. Pendant longtemps, l’esclave n’a pas été défini par sa couleur. Chez les Grecs anciens pouvait être mis en esclavage tout « barbare », c’est-à-dire tout homme non grec, synonyme de non civilisé. À cette époque, la plupart des esclaves étaient des Blancs, venus des grandes steppes du nord de l’Europe (esclave vient du mot slave, originaire de slavonie).

« L’esclavage interne s’est accentué lors des mutations provoquées à partir du XVe siècle avec l’arrivée des Portugais, qui développent la traite vers l’Europe puis vers le Brésil et le reste de l’Amérique latine en devenir. »

De même, chez les Arabo-musulmans, tout païen, c’est-à-dire non musulman (équivalent du non civilisé des Grecs), pouvait être mis en esclavage : à noter que la solution inverse fut adoptée en Occident, puisque le code noir édicté par Louis XIV (1685) stipule au contraire que tous les esclaves doivent être « baptisés et instruits dans la religion catholique ». À cette époque la notion de « culture inférieure » va être définitivement remplacée par celle de la couleur noire : tout esclave ne peut être que Noir, et donc tout noir n’est bon qu’à être esclave. Cette notion est une invention du monde occidental atlantique. Cela marque la genèse du racisme antinoir.
Pourtant, la Bible comme le Coran n’ont rien contre les Noirs (où le premier muezzin de Mohamed était noir) ; le racisme de couleur apparaît assez tard dans l’histoire. Ce fut une idée introduite par un exégète grec (chrétien) du IIIe siècle après Jésus Christ, reprise par un érudit arabe du IXe siècle. L’histoire fut transcrite par des théologiens chrétiens au XVIe siècle et confirmée au XVIIIe. Cette fiction pénétra surtout au début du XIXe siècle le monde catholique sous le nom de « mythe de Cham » : il s’agit de l’interprétation libre d’un récit biblique, qui raconte l’ivresse de Noé et sa fureur d’apprendre que son dernier fils s’était irrespectueusement moqué de lui : il le maudit dans sa descendance. Ce ne sont que des exégètes tardifs qui en ont déduit que sa descendance était devenue noire.
C’est que, dès le VIIIe siècle, des esclaves noirs remontés par le Sahara avaient fait leur apparition en nombre sur les pourtours de la Méditerranée.

L’esclavage africain noir
Sont donc abordées la spécificité de l’esclavage africain noir, la façon dont on peut en écrire l’histoire à partir de l’Afrique, et quelles en sont, depuis l’origine, les sources principales. Sont ensuite passées en revue les différentes étapes du cas particulièrement douloureux et durable de l’esclavage africain noir : celui-ci est attesté avant l’islam, bien que les sources soient déficientes pour cette époque lointaine. La traite (ou commerce) des esclaves devient mieux connue au temps de la domination arabe en Afrique subsaharienne, dès la fin du VIIe siècle, époque où traite transsaharienne et traite interne allaient de pair. L’esclavage interne s’est accentué lors des mutations provoquées à partir du XVe siècle par l’arrivée des Portugais, qui développent la traite vers l’Europe puis vers le Brésil et le reste de l’Amérique latine en devenir. Avant 1500, au moment où les Européens découvraient les Amériques, la totalité des esclaves étaient débarqués à Lisbonne, où 10% de la population était noire. De là, ils étaient vendus aux Espagnols, aux Français et aux Italiens. Au total, les historiens estiment à un million le nombre d’esclaves importés en Europe.

« Cet ouvrage constitue une synthèse concernant l’histoire des traites des esclaves noirs destinés à quitter l’Afrique subsaharienne : aussi bien vers l’Afrique du Nord et la Méditerranée que vers l’Atlantique, les Caraïbes et les Amériques, et aussi sur l’océan Indien à partir de Zanzibar, du Mozambique et d’Afrique australe. »

L’époque la plus brutale fut, à partir du XVIIe siècle, celle de la traite atlantique, au temps des plantations esclavagistes de tabac, de café et surtout de canne à sucre américaines qui envahissent au XVIIIe siècle l’ensemble des Caraïbes. Le XIXe siècle vit l’essor dramatique des plantations cotonnières dans le sud des États-Unis, probablement l’un des épisodes les plus cruels, qui démontre l’utilisation de l’esclavage, producteur de la matière première coton, par le capitalisme alors fondé sur l’industrie textile en expansion. Dans la première moitié du XIXe siècle, la traite atlantique, légale ou de contrebande à partir du Brésil et de Cuba, atteignit son paroxysme, relayée dans la seconde moitié par l’essor de la traite arabo-swahili dans l‘océan Indien. En corollaire, le siècle vit ensuite le déclin de la traite aux Amériques. Mais le paradoxe fut qu’elle augmenta alors en Afrique et dans le sultanat de Zanzibar, compte tenu de la fermeture des « marchés » extérieurs : des empires africains de conquête utilisèrent les esclaves comme soldats, ou bien les mirent à la production des matières premières tropicales désormais recherchées par la révolution industrielle européenne : oléagineux tropicaux (arachide, huile de palme ou de coco), bois de teinture et indigo pour l’industrie textile, plus tard coton et caoutchouc.


La suppression de l’esclavage bénécie paradoxalement aux économies occidentales en mutation
Quant à la traite de contrebande, elle ne disparut que lorsque le marché se ferma : la suppression de l’esclavage dans leurs colonies par les Occidentaux s’étala de 1835 (Grande-Bretagne) à 1888, (Brésil). L’astuce pour les Britanniques fut de multiplier les « protectorats » (Inde, Nigeria), de préférence à des « colonies » stricto sensu, ce qui leur permit de n’interdire l’esclavage africain interne que dans les années 1920-1930. Quant aux îles, la liberté ne fut obtenue que par un marché de dupes : Britanniques et Français indemnisèrent les planteurs propriétaires d’esclaves de la perte de leur « propriété ». Ce furent des sommes colossales, qui permirent à beaucoup de riches planteurs de réinvestir dans les industries et la finance modernes. Ainsi, paradoxalement, la suppression de l’esclavage elle-même devenait bénéfique pour les économies occidentales en mutation. Côté français, l’exemple criant est celui de Haïti, qui monnaya sa reconnaissance par la France en 1825 comme État noir indépendant (créé en 1804 à la suite de l’insurrection des esclaves de Saint-Domingue, conduite par Toussaint Louverture) en consentant à une dette fabuleuse : 90 milliards de francs or, finalement acquittés en 1883, mais les intérêts de la dette contractée auprès de la Caisse des dépôts et consignations coururent jusqu’aux années 1940. D’où la question ouverte aujourd’hui des « réparations ».

« L’époque la plus brutale fut, à partir du XVIIe siècle, celle de la traite atlantique au temps des plantations esclavagistes de tabac, de café et surtout de canne à sucre américaines qui envahissent au XVIIIe siècle l’ensemble des Caraïbes. »

Le souvenir, inconscient ou non, de ce drame reste vivace chez tous les peuples, descendants des esclavisés comme des esclavagistes.
L’ouvrage est destiné à un grand public curieux d’une histoire terrible mais encore mal connue ; c’est pourquoi il évite, sauf exception, les notes infra-paginales et se contente parfois dans le texte d‘évoquer les interviews de quarante spécialistes internationaux dont le détail est donné en fin d’ouvrage. Le lecteur désireux d’en apprendre davantage pourra se reporter à une bibliographie récente, volontairement sélective incluant de nombreux travaux de langue portugaise et anglaise.

Catherine Coquery-Vidrovitch est historienne. Elle est professeur émérite d’histoire africaine à l’université Paris-Diderot.


ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

Cahiers des anneaux de la mémoire, revue annuelle spécialisée sur les traites négrières, Nantes (depuis 1999).
• Collection « Esclavages » du laboratoire CIRESC publiés par Karthala (une dizaine de volumes).
• Catherine Coquery-Vidrovitch et Éric Mesnard, Être esclave. Afrique Amériques, XVe - XIXe siècle, La Découverte, 2013 (Le Livre de Poche, 2019)
• Catherine Coquery-Vidrovitch, « Le postulat de la supériorité blanche et de l’infériorité noire », Le Livre noir du colonialisme. XVIe-XXIe (Marc Ferro éd.), Robert Laffont, 2003, p. 646-685.
• Olivier Pétré-Grenouilleau, Les Traites négrières, essai d’histoire globale, Gallimard, 2005.
• André Salifou, L’Esclavage et les traites négrières, Nathan-VUEF, 2006.

Cause commune n° 13 • septembre/octobre 2019