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Le pouvoir politique est-il voué à être exercé par un individu, quand bien même celui-ci serait choisi par le peuple ? Pour Gramsci, la réponse ne peut être que négative : dans les sociétés modernes, la formation d’une volonté collective – décisive dans l’exercice du pouvoir – passe par un « organisme », le parti politique. Les « hommes providentiels » peuvent tout au plus restaurer une volonté collective affaiblie, mais ils ne sauraient en créer de nouvelle.

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Nicolas Machiavel, par Santi di Tito, peintre maniériste italien de l'école florentine.

 

Le prince moderne, le mythe-prince, ne peut être une personne réelle, un individu concret ; il ne peut être qu’un organisme, un élément complexe d’une société, dans lequel a pu déjà commencer à se concrétiser une volonté collective reconnue dans l’action où elle est affirmée partialement. Cet organisme est déjà fourni par le développement historique, et c’est le parti politique : la première cellule où se résument des germes de volonté collective qui tendent vers l’universalité et la totalité. Dans le monde moderne, seule une action historique-politique immédiate et imminente, caractérisée par la nécessité d’une marche rapide, fulgurante, peut s’incarner mythiquement dans un individu concret ; la rapidité ne peut être rendue nécessaire que par l’imminence d’un grand danger, qui précisément embrase, telle la foudre, les passions et le fanatisme, en réduisant à néant le sens critique et le corrosif de l’ironie qui peuvent détruire le caractère « providentiel » du condottiere(1) (ce qui s’est produit dans l’aventure de Boulanger[2]). Mais une action immédiate d’un tel genre, de par sa nature, ne peut avoir ni le souffle large ni un caractère organique : ce sera presque toujours une entreprise du type restauration et réorganisation, et non du type qui caractérise la fondation des nouveaux États et des nouvelles structures nationales et sociales (comme c’était le cas dans Le Prince(3) de Machiavel, où l’aspect de restauration n’était qu’un élément rhétorique, c’est-à-dire lié au concept littéraire de l’Italie, fille de Rome, et devant restaurer l’ordre et la puissance de Rome[4]) ; semblable initiative est du type « défensif » et non créateur, original ; en d’autres termes on suppose qu’une volonté collective, qui existait déjà, a perdu sa force, s’est dispersée, a subi un grave affaiblissement, dangereux et menaçant, mais ni décisif ni catastrophique, et qu’il faut rassembler ses forces et la fortifier ; alors que dans l’autre conception on entend créer ex novo, d’une manière originale, une volonté collective qu’on orientera vers des buts concrets et rationnels, mais évidemment d’un concret et d’un rationnel qui n’ont pas encore été vérifiés ni critiqués par une expérience historique effective et universellement connue.
Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Cahier 13, § 1 (1932-1933), Paris, Gallimard, 1978, Traduction de Paolo Fulchignoni, Gérard Granel, Nino Negri, p. 355sq.


De l’individu concret à l’organisme
L’action politique est pour Gramsci l’expression d’une « volonté collective ». Agir suppose d’avoir dépassé l’éparpillement des volontés particulières qui divergent et se contrecarrent. Mais comment passer de l’ « infinité de volontés particulières » à la volonté collective ?
Pour Machiavel, dans la Florence du XVIe siècle, cette tâche unificatrice était celle du prince. Machiavel adressait ses conseils à des individus concrets, comme Laurent II de Médicis auquel son ouvrage intitulé Le Prince était dédié, espérant qu’ils soient en mesure de déployer cette virtù décisive dans la formation d’une volonté collective. Ce faisant, il partait du principe que le pouvoir en question ne pouvait être exercé que par un chef, non par un groupe. Or, pour Gramsci, les sociétés occidentales modernes se caractérisent par la présence d’une société civile(5) considérablement plus développée que ce n’était le cas dans l’Italie de la Renaissance. Si le moment de la formation de la volonté collective joue un rôle aussi décisif dans l’exercice du pouvoir, c’est précisément parce que désormais celui-ci repose moins sur la coercition que sur le consentement. Et les forces qu’il faut chercher à faire converger sont bien plus nombreuses et différenciées dans l’Italie de Gramsci que dans la Florence de Machiavel.
La formation de ce que Gramsci nomme une « volonté collective nationale-populaire », autrement dit une direction politique hégémonique, recevant l’approbation de la grande masse du peuple, ne peut donc plus reposer sur un seul individu, mais sur un « organisme », le parti politique. Dès lors, le prince doit devenir le lieu de cristallisation de cette volonté collective, devenir ce que Gramsci nomme un « mythe-prince ». Ce concept de « mythe » est emprunté à Georges Sorel, qui le présentait, dans ses Réflexions sur la violence (1908), comme un moyen d’agir sur le présent. Ainsi, pour Sorel, la grève générale devait-elle constituer le « mythe » du socialisme. Toutefois, Gramsci considérait la conception du mythe développée par Sorel comme insuffisante car trop marquée par une forme de messianisme irrationnel. Tandis que l’appel à la grève générale est de caractère « négatif et préliminaire », le mythe-prince qui s’incarne dans le parti politique suppose une phase « active et constructive » (Cahier 13, § 1).
Il s’agit bien de « former » la volonté collective. Mais le parti politique ne se contente pas d’exprimer une volonté collective qui lui préexisterait. Une telle volonté n’existe pas à l’échelle nationale. Les conditions historiques qui peuvent la voir naître existent (par exemple les crises), mais elles ne la font jamais advenir mécaniquement. La faire advenir, telle est la tâche du parti politique. Ce dernier ne néglige ni ne méprise les mouvements spontanés qui émanent de la société. Il se propose de les « éduquer » si besoin(6). Pour Gramsci, le prince moderne doit promouvoir « une réforme intellectuelle et morale » et porter le projet d’une nouvelle civilisation, la fondation d’un nouvel État.

La volonté collective : restauration versus création
Grand observateur de la vie politique européenne moderne, Gramsci n’ignore pas l’apparition régulière dans l’histoire des peuples d’hommes providentiels, de « condottieres », il n’ignore pas non plus que les masses sont toujours capables de s’enflammer pour les « grands hommes ». Néanmoins, ce constat n’infirme pas, aux yeux de Gramsci, la thèse voulant que l’action politique et la volonté collective soient désormais l’affaire des partis politiques. Les transformations historiques des sociétés modernes ne laissent plus aux individus, fussent-ils « grands », qu’un rôle subordonné.
Il faut se garder, en effet, d’accorder aux condottieres plus qu’il ne leur revient. Ce n’est pas tant l’individu concret qui anime les masses que « l’imminence d’un grand danger ». Ce dernier « embrase, telle la foudre, les passions et le fanatisme, en réduisant à néant le sens critique et le corrosif de l’ironie qui peuvent détruire le caractère “providentiel” du condottiere ». Les dangers, les moments d’exception, les crises, prédisposent les masses à s’en remettre à un individu. L’homme providentiel n’est donc pas cet être au verbe tout puissant capable de lever les foules. Il est le produit d’une situation de crise qui perturbe le sens critique des masses. À lui seul il ne peut rien. C’est le contexte de crise et l’effet qu’il produit sur les masses qui font l’homme providentiel.
Gramsci prend l’exemple de « l’aventure Boulanger ». Le boulangisme est qualifié d’« aventure » parce qu’il fut un échec. L’ascension rapide du général, du condottiere, ne doit pas tant à ses qualités propres qu’au contexte de crise nationale ouvert par la défaite française face à l’Allemagne en 1870. Le sentiment d’humiliation qui s’est alors emparé des Français les a rendus psychologiquement disponibles aux propos de Boulanger, propos qu’ils auraient peut-être jugé ridicules dans un autre contexte.
Il est possible d’entrevoir un parallèle entre la figure de Boulanger et celle de Mussolini. Lorsque Gramsci écrit ces lignes, Mussolini semble avoir réussi là où Boulanger a échoué, à la fois parce qu’il s’est montré moins hésitant que lui et parce qu’il a su se doter d’un parti susceptible de donner à son action les relais dont elle a besoin. Mais on comprend que Mussolini, lui non plus, ne parvient pas à fonder un « ordre nouveau », contrairement à ce qu’il prétend. Son entreprise demeure conservatrice et restauratrice : c’est la perspective d’une révolution ouvrière qui conduit, au début des années 1920, les propriétaires fonciers et la bourgeoisie urbaine à soutenir le fascisme.
Dans les sociétés civiles complexes, l’action des hommes providentiels ne peut avoir « ni le souffle large ni un caractère organique ». Ceux-ci peuvent au mieux espérer restaurer une volonté collective ayant connu « un grave affaiblissement », à la suite par exemple d’une défaite militaire. L’innovation historique, ce que Gramsci nomme « une réforme intellectuelle et morale », ne peut advenir que par l’action d’un parti politique conçu comme un « organisme ». Précisément parce qu’il prépare le terrain pour l’intervention active des masses dans la vie politique, un tel parti ne saurait être que démocratique. Si ce n’est pas le cas, le parti, « simple exécutant », ne l’est que de manière métaphorique : il est en réalité un « organe de police » (Cahier 14, § 34).


« Délivrer l'Italie des barbares » : de Machiavel à Gramsci.

De nos jours, Machiavel a mauvaise réputation : il ferait l'apologie du cynisme en politique, de la manipulation et du mensonge au service des ambitions personnelles. Un individu « machiavélique » considérerait que la fin justifie tous les moyens. Mais cette lecture est caricaturale. Rousseau dira de Machiavel : « En feignant de donner des leçons aux Rois, il en a donné de grandes aux peuples. Le Prince de Machiavel est le livre des républicains » (Du Contrat social, III, [6]). Le chapitre final du Prince est une « exhortation à prendre l'Italie et la délivrer des barbares ». L'Italie de Machiavel est faible et divisée, proie facile pour les grandes monarchies européennes et notamment pour la monarchie française qui envahit la péninsule à plusieurs reprises. Machiavel appelait de ses vœux un rédempteur, un prince, capable de mettre un terme à cette domination « barbare » en donnant à l'Italie son unité : « Quelles portes lui fermerait-on ? Quel peuple lui refuserait obéissance ? Quelle envie s'opposerait à lui ? Quel Italien lui refuserait hommage ? Cette barbare tyrannie pue à tout le monde ici ». Ces derniers mots du Prince n'allaient pas manquer d'entrer en résonance avec la situation italienne des années 1920 et 1930. L'Italie est soumise à une « domination barbare », non plus au sens de la domination étrangère du XVIe siècle, mais au sens du fascisme. Délivrer l'Italie sera la tâche d'un prince bien particulier, le « prince moderne », autre nom du Parti communiste.


  1. Dans l’Italie du Moyen Âge et de la Renaissance, les condottieres étaient des chefs d’armées de mercenaires. Par extension, un condottiere désigne un aventurier.
  2. Le général français Georges Boulanger (1837-1891) joua un rôle central dans la crise politique que connut la Troisième République à la fin des années 1880. Nommé ministre de la guerre en 1886, il multiplie les provocations revanchardes à l’encontre de l’Allemagne et acquiert une réputation d’homme fort, recueillant des soutiens à droite comme à gauche. Galvanisés par la vague d’anti-parlementarisme suscitée par l’affaire des décorations (le gendre du président de la République avait été impliqué dans un trafic de légions d’honneur), les partisans de Boulanger l’incitent à faire un coup d’État, mais celui-ci renonce. Menacé de poursuites pour complot, il s’enfuit en Belgique où, discrédité, il se suicide en 1891.
  3. Dans cet ouvrage de 1513, le philosophe florentin Nicolas Machiavel (1469-1527) examinait les différentes voies permettant à un prince d’accéder au pouvoir et de s’y maintenir. Laissant de côté les interrogations morales, Machiavel y analyse la politique du point de vue de la « vérité effective de la chose » plutôt que de celui de « l’imagination » et s’intéresse tout particulièrement à l’articulation entre la « fortune » et la « virtù », c’est-à-dire la capacité d’intervenir habilement dans une situation contingente.
  4. Associant le morcellement et la faiblesse de l’Italie au déclin de l’Empire romain, l’ouvrage s’achève par une « exhortation à prendre l’Italie et la délivrer des Barbares » dans laquelle Machiavel cite les vers de Pétrarque : « Car l’antique valeur/Dans les cœurs italiens n’est pas encore morte ».
  5. Nous renvoyons à ce sujet aux analyses de la société civile chez Gramsci développées dans Cause Commune n°4 et 5.
  6. Nous renvoyons à ce sujet aux analyses sur la direction et la spontanéité développées dans Cause Commune n°3.