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La science-fiction entretient des rapports spéciaux avec l’histoire, les réflexions sur le futur, les sciences et techniques, la littérature, la société. Le point de vue d’un historien des sciences.

Est-ce que la science-fiction naît avec Jules Verne vers 1860 ?
La question des origines de la science-fiction (SF) est récurrente et plusieurs écoles s’affrontent. Dans sa monumentale et magistrale Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction, Pierre Versins rapproche la SF de textes mythologiques qui traitent de thèmes millénaires, comme l’immortalité. Certains spécialistes attribuent plutôt à l’astronome Kepler le titre de précurseur de la science-fiction, car il décrit au début du XVIIe siècle notre système solaire vu depuis la Lune dans un voyage imaginaire intitulé Le Songe. Pour d’autres, c’est l’Anglaise Mary Shelley qui fonde le genre avec le roman Frankenstein, ou le Prométhée moderne (dont nous fêtons cette année le bicentenaire de la publication). Mais c’est bien dans la seconde moitié du XIXe siècle que cristallisent massivement des récits de fiction qui prennent pour décor et mobile les savoirs scientifiques et les réalisations techniques. Au siècle de la révolution industrielle, et à une époque où les nouveaux paradigmes scientifiques intègrent le temps et invitent donc à l’extrapolation (théorie de l’évolution, thermodynamique, cosmologie…), Jules Verne est un peu l’arbre qui cache la forêt. Un nombre incalculable de textes paraissent, tout particulièrement dans les revues de vulgarisation scientifique. L’écrivain Maurice Renard (surnommé le Wells français) publie même en 1909 un manifeste littéraire intitulé Du roman merveilleux-scientifique et de son action sur l’intelligence du progrès. Mais c’est aux États-Unis que l’expression « science-fiction » est forgée une vingtaine d’années plus tard par l’ingénieur et éditeur Hugo Gernsback pour désigner des récits qui entremêlent science et visions du futur.

« Dès le XIXe siècle, des textes de fiction jouent le rôle de lanceurs d’alerte avant la lettre face aux risques technologiques.»

Quelle différence y a-t-il avec la prospective, c’est-à-dire avec les recherches concernant l’évolution future des sociétés ?
Science-fiction et prospective se rejoignent dans leur intérêt commun pour l’avenir. Comme la prospective, la SF cherche à explorer les conséquences sociales des progrès scientifiques et techniques, et à y préparer les esprits. L’histoire de la SF a fini par constituer un immense réservoir de mondes possibles, craints ou souhaités. Plus libre que la prospective, la SF spécule sur les découvertes et les innovations les plus radicales. Elle inspire d’ailleurs les projets des promoteurs du transhumanisme, qui dépassent de loin les possibilités réelles de la science actuelle. La SF joue donc plus qu’un rôle d’observatoire des temps futurs. Elle est aussi et surtout porteuse des peurs et des désirs du temps présent.

Les prédictions ou histoires imaginées des ouvrages de science-fiction se révèlent-ils assez correctes ou fantaisistes ?
Il existe tout un courant de la science-fiction qui met un point d’honneur à coller autant que faire se peut à une forme de réalisme scientifique. Des films comme 2001, l’odyssée de l’espace, ou plus récemment Interstellar, se sont ainsi illustrés par un respect poussé des lois de la physique. Il n’empêche, l’un comme l’autre brodent abondamment sur les origines cosmiques de l’humanité ou la possibilité du voyage dans le temps. Le critère de qualité d’une bonne histoire de SF tient en fait davantage à sa cohérence interne qu’à la pertinence de ses prédictions. Tout l’art consiste à convaincre le lecteur de suspendre son incrédulité le temps du récit. On peut se servir pour cela de faits scientifiques authentiques pour accréditer l’histoire jusqu’à introduire une pure invention (comme la découverte d’un artefact extraterrestre dans 2001, ou le passage à travers un trou noir dans Interstellar) qui va permettre de dérouler un scénario souvent très éloigné de notre monde réel. L’intérêt du lecteur (ou du spectateur) repose alors en grande part sur le plaisir qu’il va prendre à explorer les conséquences du « Et si… » posé par l’auteur.

« La science-fiction joue donc plus qu’un rôle d’observatoire des temps futurs. Elle est aussi et surtout porteuse des peurs et des désirs du temps présent.»

N’est-ce pas une façon détournée de parler des problèmes présents ?
Absolument. Ray Bradbury disait que la SF n’avait pas pou

r but de prédire l’avenir mais de le prévenir. Dès le XIXe siècle, des textes de fiction jouent le rôle de lanceurs d’alerte avant la lettre face aux risques technologiques, comme l’a montré Jean-Baptiste Fressoz dans son ouvrage L’Apocalypse joyeuse, une histoire du risque technologique (Seuil, 2012). Au XXe siècle, eugénisme et totalitarisme inspirent à Huxley et Orwell deux célèbres utopies, Le Meilleur des mondes et 1984. On a même forgé le terme de « dystopie » pour désigner ces très nombreux récits de SF qui dénoncent le caractère délétère et mortifère de sociétés futures non démocratiques ou livrées à un progrès technologique aveugle. Dans les années 1960 et 1970, la science-fiction s’est emparée de problématiques écologiques. Je pense au film Soleil vert qui, dans la lignée du rapport du club de Rome, anticipe les conséquences d’une démographie galopante. On pourrait également évoquer le film d’animation Wall-E. Depuis les années 1990, le réchauffement climatique et ses conséquences font en outre l’objet de nombreux récits. La SF s’est aussi largement ouverte aux sciences humaines et sociales. Elle est ainsi devenue pour beaucoup d’auteurs le champ de véritables expériences de pensée, pour interroger la notion de genre par exemple. Dernier roman de SF en date à être en prise directe avec notre actualité la plus immédiate, Le Pouvoir de Naomi Alderman (Calmann-Lévy, 2018) interroge les rapports de domination hommes/ femmes à travers une mutation de l’espèce humaine qui transformerait le sexe « faible » en sexe « fort ».

« La science-fiction n’a pas vocation à se substituer à la vulgarisation scientifique. Elle tient davantage d’un exercice de spéculation et d’extrapolation sur les conséquences des découvertes scientifiques et des innovations techniques.»

N’est-ce pas un moyen d’écrire sur les sciences sans se donner la peine de les avoir étudiées ?
Je ne crois pas. La SF n’a pas vocation à se substituer à la vulgarisation scientifique. Elle tient davantage d’un exercice de spéculation et d’extrapolation sur les conséquences des découvertes scientifiques et des innovations techniques. On a même pu dire qu’elle reprenait des mains d’une philosophie défaillante le projet de porter un regard critique sur notre modernité technologique. Pour cela, les écrivains se doivent d’acquérir une culture scientifique et technique suffisante pour mener à bien l’exercice de style imposé par la science-fiction. De la même façon, les lecteurs les plus susceptibles d’apprécier le genre sont ceux qui ont la capacité de s’approprier les notions scientifiques sur lesquelles se fondent les récits de SF. C’est sans doute la raison pour laquelle les lecteurs les plus férus du genre se recrutent parmi les futurs ingénieurs ou scientifiques. Isaac Asimov, à la fois auteur de SF, universitaire et vulgarisateur de renom, incarne à la perfection cette double identité, scientifique et critique. Ses histoires de robots, écrites dès les années 1940, sont considérées comme précurseurs des réflexions éthiques actuelles sur l’intelligence artificielle. J’ajouterai que l’une des raisons de l’audience somme toute modeste de la littérature de science-fiction tient peut-être à un déficit de culture scientifique et technique dans nos sociétés.

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Blade Runner, film culte de Ridley Scott, d’après l’œuvre de Philip K. Dick.

Est-ce surtout Star Wars ?
La SF ratisse large. Pour les puristes, Star Wars relève de la fantasy, un genre d’épopée merveilleuse digne des chansons de geste médiévales où on a remplacé les épées par des sabres lasers, les fiers destriers par des vaisseaux spatiaux et les philtres magiques par l’invocation d’une mystérieuse force. Mais pour monsieur tout-le-monde, la SF c’est d’abord les films à grand spectacle, aux effets spéciaux de plus en plus sophistiqués. Les rêves d’exploration lointaine, les prouesses techniques démesurées, les rencontres avec des espèces extraterrestres sont autant de thématiques liées à la SF qui appellent une illustration par l’image. De fait, la plupart des films de SF qui ont marqué leur époque se sont imposés comme des chocs esthétiques. Je pense à Blade Runner, vision d’un futur urbain à la fois sombre et coloré, qui ravit aussi bien l’œil que l’esprit, en s’emparant d’une question philosophique par excellence : qu’est-ce que l’Homme ? Le film est tiré d’un roman de Philip K. Dick, aujourd’hui considéré comme un des auteurs les plus marquants de la seconde moitié du XXe siècle, au-delà même du genre. Littérature pleine de bruit et de fureur qui cultive la fascination pour le grandiose, l’outrance, le spectaculaire, la SF est un extraordinaire laboratoire d’idées qui ose envisager tous les possibles, pour le meilleur comme pour le pire. Même s’ils n’ont pas acquis une notoriété aussi grande et un lectorat aussi large que les écrivains reconnus, les auteurs de SF exercent une influence majeure sur les imaginaires contemporains, surtout sans doute à travers les transpositions et adaptations de leurs œuvres dans les autres médias.

« L’une des raisons de l’audience somme toute modeste de la littérature de science-fiction tient peut-être à un déficit de culture scientifique et technique dans nos sociétés. »

Il n’y a pas que les livres, il y a aussi les BD, le cinéma, les jeux vidéo, les séries télé…
L’ambition de recréer tout un monde est au cœur de la démarche de nombreux auteurs de SF. On a même parlé de livres-univers, par exemple à propos de la saga Dune de Frank Herbert, où la religion, l’écologie, la politique, la génétique… sont minutieusement détaillées. L’œuvre a été adaptée pour le cinéma, la télévision et le jeu vidéo. Les univers de la SF, lorsqu’ils sont suffisamment riches et complexes, constituent en effet une source de prédilection pour les scénaristes de séries télé comme pour les concepteurs de jeux vidéo. Ces formes médiatiques, qui inscrivent le récit dans la durée et dans une multiplicité de développements, requièrent en effet un arrière-plan suffisamment solide et foisonnant pour qu’on ne s’y ennuie pas. Poussant jusqu’au bout la logique qui consiste à recréer un univers de toutes pièces, la SF a même investi le terrain de l’histoire pour la réécrire. Inventée au milieu du XIXe siècle par Charles Renouvier, « l’uchronie » est une histoire parallèle à la nôtre où un événement ou un facteur clé aurait pu faire basculer le destin. Ces mondes parallèles développés par les auteurs de SF ont aussi inspiré les jeux vidéo. De façon étonnante, la recherche historique s’est à son tour récemment emparée de l’outil forgé par Renouvier pour explorer et discuter, sous le nom d’histoire contrefactuelle, le poids de tel ou tel facteur sur la trame des événements. Il faudrait aussi évoquer les mangas, mais cela pourrait constituer un autre article.

Hugues Chabot est maître de conférences en histoire des sciences à l’université de Lyon

 

Cause commune n° 6 - juillet/août 2018