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Le marxisme est-il une doctrine rigide, mécanique, réduisant le cours de l'histoire à une évolution économique sur laquelle les hommes n'ont aucune prise ? Gramsci n'entend pas les choses de cette oreille, et il considère que la révolution bolchevique, menée dans une Russie aux structures encore largement féodales, offre un sévère démenti à cette vision simplificatrice.

Dans le texte (Gramsci)

La révolution des bolcheviks est plus constituée d’idéologies que de faits (c’est pourquoi au fond peu nous importe d’en savoir plus que ce que nous savons). Elle est la révolution contre Le Capital de Karl Marx. Le Capital était, en Russie, le livre des bourgeois plus que des prolétaires. C’était la démonstration critique qu’il y avait en Russie une nécessité fatale à ce que se formât une bourgeoisie, à ce que s’inaugurât une civilisation de type occidental, avant que le prolétariat pût seulement penser à sa revanche, à ses revendications de classe, à sa révolution. Les faits ont dépassé les idéologies. Les faits ont fait éclater les schémas critiques à l’intérieur desquels l’histoire de la Russie aurait dû se dérouler, selon les canons du matérialisme historique. Les bolcheviks renient Karl Marx, ils affirment, en s’appuyant sur le témoignage de l’action développée, des conquêtes réalisées, que les canons du matérialisme historique ne sont pas aussi inflexibles qu’on aurait pu le penser et qu’on l’a effectivement pensé.
Et pourtant, il y a aussi une fatalité dans ces événements et si les bolcheviks renient certaines affirmations du Capital, ils ne sont pas « marxistes », voilà tout, ils n’ont pas compilé dans les œuvres du maître une doctrine extérieure faite d’affirmations dogmatiques et indiscutables. Ils vivent la pensée marxiste, celle qui ne meurt jamais, qui est le prolongement de la pensée idéaliste italienne et allemande et qui, chez Marx, avait été contaminée par des incrustations positivistes et naturalistes. Et cette pensée pose toujours comme principal facteur de l’histoire, non pas les faits économiques bruts, mais l’homme, mais la société des hommes qui se rassemblent entre eux, se comprennent entre eux, développent à travers ces contacts (civilisation) une volonté sociale, collective, et comprennent les faits économiques, les jugent, les adaptent à leur volonté, jusqu’à ce que celle-ci devienne le moteur de l’économie, formatrice de la réalité objective, qui vit, se meut et acquiert des caractères de matière tellurique en ébullition, qui peut être canalisée là où il plaît à la volonté, comme il plaît à la volonté.

Éditorial de l'édition milanaise
de l'Avanti ! du 24 novembre 1917,
Antonio Gramsci,
Textes, Éditions sociales, 1983, p. 44.

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La révolution contre Le Capital

Contre le marxisme dogmatique
Lorsque éclate la révolution russe, le mouvement ouvrier se réclamant du marxisme est déjà profondément divisé. Le soutien massif des socialistes européens à la guerre en 1914 a signé, pour Lénine et ses partisans, la faillite de la Deuxième Internationale. En effet, le mouvement social-démocrate avait adopté une stratégie qu’on pourrait qualifier d’attentiste : il s’agissait d’attendre que le capitalisme s’effondre sous le poids de ses propres contradictions. On retrouve par exemple cette idée chez un de ses principaux théoriciens, Karl Kautsky, qui écrit en 1892 dans Le Programme socialiste que « l’irrésistible évolution économique conduit nécessairement à la banqueroute du mode de production capitaliste ». Il en tire les conséquences politiques dans son Catéchisme social-démocrate de 1893 : « Le parti socialiste est un parti révolutionnaire ; il n’est pas un parti qui fait des révolutions. Nous savons que notre but ne peut être atteint que par une révolution, mais nous savons aussi qu’il ne dépend pas de nous de faire cette révolution, ni de nos adversaires de l’empêcher. » De ce point de vue, les tentatives précipitées de renversement du capitalisme ne peuvent être considérées que comme des marques d’immaturité du mouvement ouvrier.
En Russie, cette question prend une forme bien particulière : le capitalisme n’y est encore que très peu développé et les structures féodales y sont encore très présentes. Le schéma marxiste classique voudrait que l’on passe d’abord par une phase de développement du capitalisme avant de pouvoir envisager une transition vers le communisme. Marx avait déjà entrevu le problème et s’était d’ailleurs lui-même écarté de cette grille de lecture trop rigide1, mais certains marxistes considéraient, comme le dit Gramsci, qu’il y avait « en Russie une nécessité fatale à ce que se formât une bourgeoisie, à ce que s’inaugurât une civilisation de type occidental, avant que le prolétariat pût seulement penser à sa revanche ». C’est par exemple le cas de Georges Plekhanov (1856-1918), l’un des premiers marxistes russes, qui écrit quelques jours après la révolution d’Octobre une Lettre ouverte aux ouvriers de Petrograd, dans laquelle il affirme, se réclamant de l’autorité d’Engels, qu’il n’y a pas de plus grand malheur pour la classe ouvrière que d’accéder au pouvoir trop tôt…
Pour Gramsci, cette vision réductrice profite surtout à la bourgeoisie, dont l’ascension en Russie est présentée comme inévitable. Voilà pourquoi il écrit : « Le Capital était, en Russie, le livre des bourgeois plus que des prolétaires. » Lorsque Gramsci affirme que les bolcheviks, prenant le contre-pied de cette perspective fataliste, « renient Karl Marx », il veut surtout dire qu’ils se défont d’une vision canonique et dogmatique du matérialisme historique. Le Karl Marx qu’ils renient est un Karl Marx déformé par le positivisme et le naturalisme, c’est-à-dire par une approche qui considère que l’histoire peut être appréhendée de la même manière que la physique ou la biologie.

Vivre la pensée marxiste
Aux yeux de Gramsci, le grand mérite des bolcheviks, et de Lénine en particulier, est d’avoir rompu avec la conception de l’histoire propre à la Deuxième Internationale. L’histoire ne se réduit pas aux seuls faits économiques bruts, le capitalisme ne s’effondre pas de lui-même et le parti n’a pas à attendre passivement le cataclysme final.
Pour le jeune Gramsci – il a 26 ans lorsqu’il écrit ce texte – le principal facteur de l’histoire réside dans la « volonté collective ». Elle est « le moteur de l’économie », elle est « formatrice de la réalité objective ». L’histoire n’est donc pas un développement objectif face auquel l’homme est condamné à rester passif. Manière pour Gramsci de saluer l’insurrection victorieuse des bolcheviks décidée après que ces derniers sont devenus majoritaires dans les principaux soviets du pays. L’attentisme, le refus de la prise du pouvoir auraient signifié la continuation de la guerre et du massacre de la population russe et la possibilité d’une reprise en main du pays par l’aristocratie militaire récemment écartée.
L’insistance sur le thème de la volonté collective renvoie à une étape déterminée de l’itinéraire intellectuel de Gramsci. À ce moment, bien que déjà lecteur de Marx, il est plutôt tourné vers deux philosophes italiens influencés par Hegel (1770-1831) : Benedetto Croce (1866-1952) et Giovanni Gentile (1875-1944). Le philosophe français Henri Bergson (1859-1941) fait aussi partie de ses lectures. Ces auteurs idéalistes permettent de rompre avec une interprétation positiviste de l’histoire très présente alors dans les milieux socialistes et faisant de la révolution le résultat inéluctable du développement historique.
Plus tard, Gramsci relativisera ce volontarisme de jeunesse. On peut lire par exemple dans le Cahier 13 : « L’erreur dans laquelle on tombe souvent dans les analyses historico-politiques consiste à ne pas savoir trouver le juste rapport entre ce qui est organique et ce qui est occasionnel : on en arrive ainsi, ou bien à présenter comme immédiatement agissantes des causes qui n’opèrent au contraire que médiatement, ou bien à affirmer que les causes immédiates sont les seules causes efficientes ; [...] dans un cas, on surestime les causes mécaniques, dans l’autre, on exalte l’élément volontariste et individuel. »
Nul doute que cet éditorial de 1917 exalte l’élément volontariste. C’est oublier tout ce que la révolution russe doit aux circonstances historiques et d’abord à cette guerre mondiale qui fait trembler tout l’édifice social. Néanmoins, cet excès de volontarisme et d’idéalisme dans l’appréciation des événements était, à ce moment, la condition pour rompre avec les schémas de pensée de la IIe Internationale et pour accueillir positivement la révolution d’Octobre.

Cause commune n° 2 - novembre/décembre 2017