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Qu’est-ce que la philosophie de la praxis, autre nom du marxisme selon Gramsci ? S’agit-il d’une nouvelle conception du monde, rendant obsolète toute la philosophie du passé ? S’agit-il d’un discours théorique réservé à une élite d’intellectuels ? Pour Gramsci, la philosophie de la praxis doit savoir hériter de façon critique du passé, afin de devenir un grand mouvement de réforme populaire moderne.

Par Florian Gulli et Jean Quétier

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La philosophie de la praxis présuppose tout ce passé culturel, la Renaissance et la Réforme, la philosophie allemande et la Révolution française, le calvinisme et l'économie classique anglaise, le libéralisme laïque et l'historicisme qui est à la base de toute la conception moderne de la vie. La philosophie de la praxis est le couronnement de tout ce mouvement de réforme intellectuelle et morale, dialectisé dans l'opposition culture populaire et haute culture. Elle correspond à la connexion : Réforme protestante + Révolution française : c'est une philosophie qui est aussi une politique, et c’est une politique qui est aussi une philosophie. Elle traverse encore sa phase populaire : susciter un groupe d'intellectuels indépendants n'est pas chose facile, cela demande un long processus, avec actions et réactions, adhésions et dissolutions et nouvelles formations fort nombreuses et complexes : c’est la conception d'un groupe social subalterne, sans initiative historique, qui s'amplifie continuellement mais de façon disorganique et sans pouvoir dépasser un certain degré qualitatif qui est toujours en deçà de la possession de l'État, de l'exercice réel de l'hégémonie sur la société entière, qui seul permet un certain équilibre organique dans le développement du groupe intellectuel. La philosophie de la praxis est devenue elle aussi « préjugé » et « superstition » ; telle qu'elle est, elle représente l'aspect populaire de l'historicisme moderne, mais elle contient en elle un principe de dépassement de cet historicisme.

Antonio Gramsci, Cahiers de prison, cahier 16, § 9 (1933-1934), Gallimard, 1990, traduction de Françoise Bouillot et Gérard Granel, p. 211.


La philosophie de la praxis hérite des mouvements réformateurs du passé
« Philosophie de la praxis » désigne pour Gramsci le marxisme. L’expression permettait de déjouer la censure du directeur de la prison de Turi qui relisait chaque page des Cahiers. Mais l’expression désigne aussi la reformulation et l’actualisation par Gramsci du marxisme.
La philosophie de la praxis est d’abord le résultat, le couronnement, de toute une époque, de tout un mouvement de réforme intellectuelle et morale. Lorsque Kautsky en 1908 ou Lénine en 1913 se penchent sur les sources du marxisme, ils s’intéressent essentiellement au XIXe siècle, et identifient trois sources : la philosophie allemande, l’économie politique anglaise et le socialisme français. La généalogie proposée par Gramsci a davantage de profondeur historique. La philosophie de la praxis plonge ses racines plus en amont dans la modernité : dans la Renaissance italienne au XVe siècle et dans la Réforme au XVIe siècle.
La philosophie de la praxis n’hérite donc pas seulement d’élaborations philosophiques et théoriques. Elle hérite notamment, de façon plus inattendue, de la Réforme luthérienne et du calvinisme. Si la référence au protestantisme, dans la mesure où elle renvoie au domaine de la religion, peut paraître surprenante, elle doit être perçue dans sa signification historique : la Réforme protestante, c’est le libre examen et la remise en cause de l’autorité de l’Église catholique. Comme le disait déjà Engels dans La Guerre des paysans en Allemagne, la Réforme protestante fut en même temps le signe avant-coureur de l’avènement de la bourgeoisie, dont le rôle était alors assez largement progressiste, face au vieux système féodal hérité du Moyen Âge.

Philosophie et politique
Chacun des grands mouvements réformateurs de la modernité est constitué de deux moments en interaction : un moment de culture populaire où la nouvelle conception se diffuse dans les masses tout en étant réélaborée par elles et un autre moment de « haute culture » produite par un groupe d’intellectuels. Gramsci cite le philosophe italien Benedetto Croce (1866-1952) : « Le mouvement de la Renaissance est resté aristocratique […]. La Réforme en revanche eut bien une telle efficacité de pénétration populaire. » De même, la Révolution française, « grande réforme intellectuelle et morale du peuple français », « ne connut pas elle non plus une floraison immédiate de haute culture ». Mais on peut penser que la philosophie allemande de Kant à Marx en passant par Hegel, phase extrêmement riche et sophistiquée de l’histoire de la philosophie, est dialectiquement liée à l’événement révolutionnaire.
Cette généalogie permet d’éclairer la nature profondément politique de la philosophie de la praxis. Elle revendique « l’unité de la théorie et de la pratique ». S’il ne s’agit plus seulement d’interpréter le monde mais de le transformer, alors la philosophie doit devenir conception de masse, culture de masse. En quoi elle n’est pas dissociable de la politique : « C’est une philosophie qui est aussi une politique, et c’est une politique qui est aussi une philosophie. »
Il est hors de question, pour Gramsci, de définir la philosophie de la praxis comme la culture d’une élite politique restreinte chargée par l’histoire de conduire les masses ignorantes à la révolution. Nul endoctrinement ici, mais un rapport éducatif où les intellectuels sont eux-mêmes éduqués. Les philosophies qui n’entendent pas les passions et les sentiments populaires, celles qui ne dialoguent pas sans cesse avec la philosophie de l’homme du commun, ces philosophies ne sont que de « petites lubies individuelles » sans capacité transformatrice(1).

L’aspect populaire de l’historicisme moderne
C’est ce double ancrage du marxisme, à la fois dans la tradition de la haute culture et dans la conscience des classes subalternes, qui conduit Gramsci à voir dans la philosophie de la praxis « l’aspect populaire de l’historicisme moderne ». Le terme d’historicisme fait référence ici à un mode de pensée, qui a principalement été développé par la philosophie idéaliste et dont Benedetto Croce, héritier de Hegel, constitue en Italie l’un des plus éminents représentants. L’historicisme renvoie d’abord à l’affirmation selon laquelle rien n’échappe à l’histoire, y compris la philosophie elle-même. En cela, il n’est pas autre chose que la prise de conscience, par la philosophie, de son propre caractère historique. Gramsci considère que l’historicisme représente un des aspects centraux de la culture moderne, que le marxisme a vocation à s’approprier. Le défaut du marxisme qui se développe à la même époque en Union soviétique consiste justement dans le fait qu’il a tendance à se placer lui-même dans une position de surplomb par rapport à l’histoire et qu’il refuse d’admettre sa propre dépendance par rapport aux rapports sociaux de son temps. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’affirmation de Gramsci souvent citée d’après laquelle la philosophie de la praxis est « l’historicisme absolu » (cahier 11, § 27). Cependant, Gramsci considère que cette affirmation de l’unité fondamentale de la philosophie et de l’histoire conduit paradoxalement l’historicisme moderne, représenté notamment par Benedetto Croce, à négliger l’ancrage matériel de la philosophie et, ce faisant, à formuler une critique élitiste du marxisme vulgaire réduit au statut de « préjugé » ou de « superstition ». C’est ce qui conduit Gramsci à affirmer que « la position de Croce est celle de l’homme de la Renaissance à l’égard de la Réforme protestante » (cahier 10 [II], § 41), qui voyait dans la forme grossière et populaire prise par cette dernière la mort de la culture sans comprendre que c’est précisément d’elle que surgirait ensuite la philosophie allemande moderne, de Kant à Hegel. Gramsci considère quant à lui que cette phase encore insatisfaisante de la philosophie de la praxis doit bien plutôt elle-même être comprise d’un point de vue historique : elle constitue seulement une première étape inévitable qui a vocation à être dépassée. Son caractère à bien des égards réducteur s’explique par le fait qu’elle est « la conception d’un groupe social subalterne », autrement dit le prolétariat, qui ne peut pas développer du jour au lendemain tous les aspects de cette philosophie qui doit lui permettre, à terme, de parvenir à « l’exercice réel de l’hégémonie sur la société entière ». Ce développement n’est possible qu’à travers le long processus de « réforme intellectuelle et morale » que Gramsci appelle de ses vœux.

(1). Voir dans Cause commune, n°8, novembre-décembre 2018, le texte « Discours politique et sens commun ».


Gramsci, critique du marxisme soviétique
L’expression de « philosophie de la praxis » n’est pas une invention de Gramsci, il la reprend au philosophe marxiste italien Antonio Labriola (1843-1904). Elle permet notamment à Gramsci de s’inscrire en faux contre la conception réductrice qui se développe alors en Union soviétique. De nombreuses pages des Cahiers de prison sont ainsi consacrées à critiquer le manuel populaire de Nikolaï Boukharine (1888-1938) intitulé La Théorie du matérialisme historique (1921), qui tend à transformer le marxisme en un exposé rigide de lois de l’histoire conçues sur le modèle des sciences de la nature. La philosophie de la praxis développée par Gramsci entend au contraire faire toute sa place à ce qu’il nomme l’élément « éthico-politique », compris comme conversion de la nécessité en liberté.

Cause commune n° 10 • mars/avril 2019