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Comment une classe parvient-elle à être dominante ? Pour Gramsci, la domination d'une classe est un équilibre d'hégémonie et de coercition. En d'autres termes, si la menace de la contrainte est un ingrédient essentiel du pouvoir d’État, ce dernier suppose aussi le consentement de ceux qui sont dominés. La production de ce consentement, la lutte pour l'hégémonie, est l'affaire des intellectuels du groupe dominant.

Le rapport entre les intellectuels et le monde de la production n'est pas immédiat, comme cela se produit pour les groupes sociaux fondamentaux, mais il est « médiat », à des degrés divers, par l'intermédiaire de toute la trame sociale, du complexe des superstructures, dont précisément les intellectuels sont les « fonctionnaires ». On pourrait mesurer le caractère « organique » des diverses couches d'intellectuels, leur liaison plus ou moins étroite avec un groupe social fondamental en établissant une échelle des fonctions et des superstructures de bas en haut (à partir de la base structurelle). On peut, pour le moment, établir deux grands « étages » dans les superstructures, celui que l'on peut appeler l'étage de la « société civile », c'est-à-dire de l'ensemble des organismes vulgairement dits « privés », et celui de la « société politique » ou de l'État ; ils correspondent à la fonction d' « hégémonie » que le groupe dominant exerce sur toute la société, et à la fonction de « domination directe » ou de commandement qui s'exprime dans l'État et dans le gouvernement « juridique ». Ce sont là précisément des fonctions d'organisation et de connexion. Les intellectuels sont les « commis » du groupe dominant pour l'exercice des fonctions subalternes de l'hégémonie sociale et du gouvernement politique, c'est-à-dire : 1. de l'accord « spontané » donné par les grandes masses de la population à l'orientation imprimée à la vie sociale par le groupe fondamental dominant, accord qui naît « historiquement » du prestige qu'a le groupe dominant (et de la confiance qu'il inspire) du fait de sa fonction dans le monde de la production ; 2. de l'appareil de coercition d'État qui assure « légalement » la discipline des groupes qui refusent leur « accord » tant actif que passif ; mais cet appareil est constitué pour l'ensemble de la société en prévision des moments de crise dans le commandement et dans la direction, lorsque l'accord spontané vient à faire défaut. Cette façon de poser le problème a pour résultat une très grande extension du concept d'intellectuel, mais c'est la seule grande façon d'arriver à une approximation concrète de la réalité.

Antonio Gramsci, Cahiers de prison, tome III, cahier 12 (1932), §1, Gallimard, 1978, traduction de Paolo Fulchignoni, Gérard Granel, Nino Negri, page 314.

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La très grande extension du concept d’intellectuel
Qu’est-ce qu’un intellectuel ? Gramsci ne le définit pas par opposition au travailleur manuel pour cette raison qu’« il n’existe pas d’activité humaine dont on puisse exclure tout à fait l’intervention intellectuelle ». Tous les hommes en ce sens sont intellectuels. Tous cependant n’exercent pas la fonction d’intellectuels. Gramsci ne réduit pas non plus le concept d’intellectuel aux seuls « grands intellectuels », qui créent concepts et théories. Sa définition est beaucoup plus large : à côté de ces « grands intellectuels », on trouve les notaires, les cadres de l’industrie, les ingénieurs, les ecclésiastiques, les instituteurs, les officiers dans l’armée et la police, etc.
Pour comprendre la fonction d’« intellectuel », il faut partir du « monde de la production économique ». Une classe sociale se crée un ou plusieurs groupes d’intellectuels. C’est pour désigner cette relation que Gramsci écrit : « Les intellectuels sont les “commis” du groupe dominant. » Ce qui écorne quelque peu l’image que l’intellectuel a tendance à se faire de lui-même : une personnalité indépendante de tout groupe social et au-dessus de la mêlée des intérêts en conflit.
« L’entrepreneur capitaliste engendre en même temps que lui-même le technicien d’industrie, le savant en économie politique, l’organisateur d’une culture nouvelle, d’un droit nouveau, etc. » Ce qui fait d’eux des intellectuels, c’est leur fonction sociale : produire du savoir, éduquer et organiser. La fonction de l’entrepreneur capitaliste renvoie à la base économique : être propriétaire des moyens de production et acheter la force de travail. Celle des intellectuels renvoie à la superstructure. Les intellectuels sont les « fonctionnaires » des superstructures. C’est là qu’ils exercent leur fonction. Mais qu’en est-il de ces superstructures ?

Le complexe des superstructures
Gramsci affirme qu’il existe deux grands étages au sein des superstructures. Il complexifie l’articulation marxiste traditionnelle entre base et superstructures. Celle-ci avait notamment été exposée par Marx, de façon synthétique, dans l’avant-propos de la Contribution à la Critique de l’économie politique de 1859, dans lequel il affirmait que les rapports de production constituaient « la structure économique de la société, la base réelle sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées ». Lue de façon rapide, cette phrase pouvait laisser penser que la détermination de la superstructure politique par la structure économique supposait également une séparation de ces deux sphères : d’un côté, la société civile, lieu de la production, de l’autre l’État, instrument de coercition.
Pour Gramsci, la société civile est distinguée de la base économique (rapports de production et d’échanges). Elle relève désormais de la superstructure. De quoi est-elle composée ? Des organisations qui ne relèvent ni de la base économique (les entreprises) ni de l’État comme pouvoir de coercition, second étage de la superstructure. On y trouve les organisations religieuses (la puissante Église catholique dans l’Italie de Gramsci), les partis, les syndicats, les associations, les maisons d’édition, les journaux, etc. C’est dans la société civile que se joue, en régime libéral, la lutte pour l’hégémonie. Au-dessus de la société civile se trouve l’État ou « société politique » qui dirige au moyen de la coercition ou de la menace de coercition.
Ainsi, dans le paragraphe 88 du cahier 6, Gramsci propose une équation surprenante : « État = société politique + société civile, c’est-à-dire hégémonie cuirassée de coercition. » Le concept d’État est élargi, « l’État au sens intégral », jusqu’à inclure la société civile, donc, paradoxalement, des organisations privées. L’État intégral n’est plus réductible à la coercition et à l’administration. Il est éducateur et formateur. Cette définition un peu inhabituelle de l’État permet à Gramsci de récuser la thèse libérale d’une neutralité politique de la société civile. C’est toute la vie sociale qui reçoit ainsi une coloration politique.
Si la superstructure comporte deux étages, c’est parce que la coercition, qu’il nomme également « domination directe », est inséparable de l’hégémonie qui va conférer à cette coercition une légitimité, autrement dit qui va la faire accepter. En introduisant la distinction entre hégémonie et coercition, Gramsci entend mettre en évidence le fait que domination n’est pas un simple synonyme de direction : une domination politique qui ne s’appuierait pas sur un consentement au sein de la société civile – lequel constitue au fond tout l’enjeu de la lutte pour l’hégémonie – serait vouée à l’échec.

Fonctions des intellectuels de la classe dominante
C’est à partir de cette distinction que Gramsci peut mettre en évidence les deux tâches principales qui incombent aux intellectuels du « groupe dominant » : organiser l’hégémonie, légitimer la coercition. Si Gramsci présente leurs fonctions comme « subalternes », cela ne veut pas dire pour autant qu’il s’agisse de fonctions sans importance. Cela veut simplement dire que les intellectuels du groupe dominant n’exercent pas eux-mêmes la direction et la domination, mais qu’ils en sont les indispensables auxiliaires.
La fonction des intellectuels est donc de deux ordres, elle ne se réduit pas à la lutte pour l’hégémonie. Assurer l’hégémonie du groupe dominant, c’est assurer l’accord « spontané » – dont on voit bien qu’il n’a de spontané que l’apparence, puisqu’il s’agit précisément de le produire, raison pour laquelle, d’ailleurs, Gramsci met l’adjectif entre guillemets – des masses à l’orientation imprimée par ce groupe. À cette occasion, Gramsci insiste sur le « prestige » dont ce groupe a besoin et qui émane de sa fonction dans le monde économique. Autrement dit, c’est par exemple la compétence et le talent supposés du patronat, vantés dans la presse et dans les autres canaux de diffusion, qui vont permettre de faire accepter une politique au service du capital. La deuxième fonction des commis du groupe dominant concerne cette fois l’État comme « appareil de coercition », et si les intellectuels ont un rôle à jouer sur ce terrain, ce n’est pas parce qu’ils exercent directement cette coercition, mais parce qu’ils participent à son organisation et lui confèrent une légitimité sur le plan juridique. Autrement dit, la fonction des intellectuels n’est pas seulement de faire consentir à une politique, mais aussi de discréditer ceux qui voudraient s’y soustraire et, ce faisant, de faire accepter par le plus grand nombre la répression que l’État exerce sur les réfractaires.

Ce que l’hégémonie n’est pas
Il faut se garder d’une lecture idéaliste de Gramsci. Jamais il n’envisage l’idéologie comme une puissance de mystification ou de manipulation des masses, capable de les convaincre de la légitimité d’une domination pourtant contraire à leurs intérêts. L’exercice de l’hégémonie n’est pas seulement un travail idéologique de persuasion. La parole n’est pas suffisante. Pour Gramsci, par exemple, le consentement des masses aux États-Unis ne découle pas seulement des arguments et des slogans de la classe dominante. Il est aussi lié à la politique des « hauts salaires », d’abord mise en œuvre dans les usines Ford, à laquelle Gramsci consacre de nombreuses pages. Il écrit que, là-bas, « l’hégémonie prend naissance dans l’usine et n’a besoin pour s’exercer que d’un minimum d’intermédiaires professionnels de la politique et de l’idéologie ». L’hégémonie est en partie assurée par l’élévation du niveau de vie de la population. Pas d’hégémonie, donc, sans satisfaction partielle des intérêts des groupes subordonnés. « Le fait de l’hégémonie, écrit Gramsci, suppose indubitablement qu’on tienne compte des intérêts et des tendances des groupes sur lesquels l’hégémonie sera exercée, qu’il se forme un certain équilibre de compromis, c’est-à-dire que le groupe dirigeant fasse des sacrifices d’ordre économique-corporatif. »
Il faut ajouter à cela que jamais une classe ne peut se passer de la force pour diriger. L’État est toujours un équilibre entre hégémonie et coercition. La contrainte ou la menace de la contrainte est une dimension constitutive du pouvoir. Gramsci ne réduit donc jamais la politique à la lutte idéologique. Le discours, l’idéologie, est un élément de la domination sociale, mais un élément parmi d’autres. Il ne constitue même pas le tout de l’hégémonie qui ne s’exerce qu’en s’adressant aussi aux intérêts des autres classes.

Florian Gulli et Jean Quétier


Hégémonie et alliance de classes

Jusqu'en 1926, l'hégémonie désigne chez Gramsci la stratégie du prolétariat. Gramsci écrit dans le journal L’Ordine nuovo : « Le bolchevisme est le premier dans l'histoire internationale de la lutte des classes à avoir développé l'idée d'hégémonie du prolétariat. » Le terme joue en effet un rôle important dans les interventions de Lénine depuis Deux tactiques de la social-démocratie (1905) ; il dit la nécessité stratégique de l'alliance de la classe ouvrière et de la paysannerie. Le mot est par ailleurs d'usage courant dans l'Internationale communiste au cours des années 1920 ; on le retrouve chez Zinoviev, Boukharine, Staline, etc. À partir des Cahiers de prison, le concept évolue toutefois pour désigner les pratiques de la classe dominante et les structures de l’État.