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L’ancien meurt et le nouveau ne peut pas naître
La crise moderne est une « crise organique », c'est-à-dire une crise qui fait trembler la société jusque dans ses profondeurs. La crise s'accompagne de nombreux « phénomènes morbides » – cynisme, matérialisme, indifférence morale, etc., qui pourraient faire désespérer de la possibilité de la révolution. Pour Gramsci, ces phénomènes historiques inquiétants sont des effets de la crise et pourraient même paradoxalement contribuer à rendre les masses plus réceptives au communisme.

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La crise organique

La crise que traverse l’Europe dans l’après-guerre est une crise « organique », c’est-à-dire une crise qui ébranle les bases profondes de l’ordre social, ses rapports de domination. Une telle crise n’est jamais un événement ponctuel, elle est un développement, une longue période

historique. La France, au cours de la séquence révolutionnaire qui va de la prise de la Bastille à Thermidor, traverse une crise organique. De même, pour Gramsci, l’après-guerre en Europe : vague révolutionnaire, réaction fasciste, crise de 1929, etc. L’enjeu de la crise organique est l’éventuelle « formation d’une nouvelle culture », le passage à un nouvel ordre social.

« La crise consiste [...] dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître. » L’ancien qui se meurt est la vieille civilisation bourgeoise. Elle se meurt parce que les grandes masses n’y croient plus. La crise est « crise d’autorité » : la classe dominante n’est plus dirigeante, c’est-à-dire qu’elle n’a plus de force d’attraction, qu’elle n’est plus en mesure de créer du consentement. Privée d’autorité, il ne lui reste que la force pour se faire obéir. Gramsci parle de « rupture entre les masses populaires et l’idéologie dominante ». Comment expliquer cette rupture ? Elle vient du fait que « la classe dirigeante a essuyé un échec dans l’une de ses grandes entreprises politiques, pour laquelle elle avait demandé ou imposé par la force le consentement des grandes masses (comme dans le cas de la guerre) » (Cahier 13). La guerre avait été annoncée patriotique et de courte durée ; elle s’avéra impérialiste, longue et coûteuse en vies humaines.

Mais il y a un second facteur expliquant cette rupture, c’est la montée en puissance de forces nouvelles, le « nouveau » désignant la société communiste en gestation. Elle « ne peut pas naître » du fait des « obstacles mécaniques » dressés sur son passage par la classe dominante aux abois. La répression se déchaîne contre le nouveau : en Italie, les partis révolutionnaires sont persécutés et bientôt interdits, les dirigeants sont incarcérés, de nombreux militants politiques et syndicaux sont arrêtés, voire assassinés, par les fascistes. Il faut ajouter à ces obstacles externes les faiblesses internes du mouvement révolutionnaire empêchant le « nouvel ordre » d’éclore : défauts d’organisation, division, faiblesse théorique, isolement des ouvriers, etc.

 

Phénomènes morbides

La crise est donc « interrègne ». La bourgeoisie ne règne plus et ne sait plus s’imposer que par la coercition. Le prolétariat ne règne pas encore. La crise, période de transition, s’accompagne pour Gramsci, de « phénomènes morbides variés ». Un phénomène historique est qualifié de morbide lorsqu’il freine l’apparition d’un nouveau type de société.

Le fascisme est l’un d’entre eux. Dans le chaos suscité par la guerre, face à la montée du communisme, la bourgeoisie traditionnelle opte pour le fascisme, renonçant par là à ses élaborations culturelles les plus hautes : le libéralisme, les droits individuels et la démocratie parlementaire. Le caractère « morbide » du fascisme vient de ce qu’il s’oppose à un cours de l’histoire présumé « normal », voulant qu’à la civilisation bourgeoise succède une civilisation de type supérieur.

Gramsci aborde ensuite la « question des jeunes » déjà évoquée dans le premier cahier de prison (§127). La situation de la jeunesse est un symptôme de « l’interrègne ». Elle contient en elle de nombreux « phénomènes morbides » charriés par la crise. « Crise d’autorité » : la jeunesse est « en état de rébellion permanente » contre la « vieille génération », rébellion bien plus profonde que les habituels conflits inhérents à tout processus éducatif. « Vague de matérialisme », « indifférence morale » : les jeunes, aux yeux des éducateurs, semblent ne plus croire en rien, ne plus avoir de valeurs ; ils n’ont plus goût pour l’étude et ne sont motivés que par l’espoir du gain. « Mysticisme » : la jeunesse fuit la réalité pour se réfugier dans des illusions réconfortantes, faute de pouvoir supprimer la crise dans la réalité, elle supprime la réalité elle-même.

Gramsci propose une analyse matérialiste de ces « phénomènes morbides », les reliant à la lutte des classes et à la crise de la structure sociale. La tentation – idéaliste – est grande en effet de voir dans ces phénomènes autant de causes de la crise. La crise serait là parce que la société serait devenue « matérialiste » ou « cynique », parce que la nouvelle génération n’aurait plus de valeurs, etc.

En réalité, ces phénomènes sont eux-mêmes des effets de la crise. Ils naissent de l’effort désespéré de la classe dominante pour empêcher l’apparition d’un nouvel ordre social. La vieille classe dirigeante « refuse ainsi une solution historique normale » à la crise. En étouffant le nouveau, elle ne résout pas les problèmes, mais les exacerbe. Les pathologies sociales ne viennent pas de la prise de distance d’avec la tradition mais du refus de laisser advenir « une solution historique normale » à la crise. Ainsi par exemple, la rébellion contre la vieille génération et le refus général de l’autorité, analysés d’un point de vue de classe, résultent de l’effort de la bourgeoisie pour empêcher la jeunesse de passer « de la direction des “vieilles” générations d’une classe à la direction des “vieilles” générations d’une autre classe », le prolétariat et ses organisations politiques. En s’opposant à ce passage, en réprimant violemment ceux qui pourraient diriger, la classe dominante produit la crise de l’autorité qu’elle déplore ensuite.

 

Une occasion pour l’expansion du matérialisme historique

Le jugement porté sur la crise moderne et ses conséquences doit donc être nuancé. La crise est un moment où les choses peuvent basculer d’un côté ou de l’autre, du côté de la « restauration de l’ancien », c’est-à-dire du pouvoir de la classe dominante, ou au contraire du côté du nouveau, du côté de la révolution. Mais, pour Gramsci, les deux issues ne sont pas aussi probables l’une que l’autre. La « restauration de l’ancien » est toujours possible mais Gramsci la considère comme très improbable. Au contraire, la crise moderne apparaît bien plus favorable à une « expansion inouïe du matérialisme historique », c’est-à-dire du marxisme.

Pour Gramsci, cela s’explique notamment par les effets économiques de la crise, et plus particulièrement par les conséquences idéologiques du développement de la pauvreté. En effet, l’extension de la misère de masse qui accompagne la crise moderne fragilise les idéologies anciennes, dont le cœur n’est pas la production matérielle. Gramsci évoque par exemple l’érosion progressive du pouvoir de l’Église catholique, dont le dogme parvient de moins en moins à susciter l’adhésion des masses. La réalité froide du capitalisme, les rapports de prédation qu’il implique, l’appât du gain qu’il présuppose apparaissent à la longue difficilement compatibles avec un discours religieux fondé en grande partie sur des valeurs de renoncement et d’abnégation.

De ce point de vue, le scepticisme généralisé que provoque la crise moderne n’est pas un phénomène entièrement négatif. Il contribue aussi à briser les illusions sur lesquelles s’appuyaient les formes traditionnelles de domination. Aussi étonnant que cela puisse paraître, la dimension « cynique » de la société capitaliste a également ses avantages. Pour Gramsci, elle a pour effet de réduire les « superstructures les plus élevées à celles qui adhèrent le plus à la structure ». Ce que Gramsci nomme la structure correspond, dans le vocabulaire classique du marxisme, à la sphère de la production économique, tandis que ce qu’il nomme superstructures correspond aux sphères juridiques, politiques et idéologiques qui en émanent. Mais ce n’est pas parce que les superstructures sont déterminées par la structure que cette détermination est immédiatement visible. Les superstructures peuvent tout à fait apparaître comme indépendantes de la structure. Or, pour Gramsci, le propre de la crise moderne est justement de mettre en évidence, dans une lumière crue, le lien entre structure et superstructures. Les idéologies qui se développent et qui résistent sont explicitement liées aux rapports de classe.

Pour le pire, mais aussi pour le meilleur, car le marxisme entend également mettre en évidence le rôle déterminant de la production économique dans les rapports sociaux en général. Il se retrouve donc indirectement renforcé par le cynisme capitaliste, dans la mesure où son discours se trouve confirmé dans les faits. C’est en cela que, pour Gramsci, la crise moderne rend possible et favorise la « formation d’une nouvelle culture », c’est-à-dire la pénétration des conceptions marxistes au sein de la grande masse du peuple.

 

L'Europe en crise au lendemain de la guerre

Gramsci voit dans son époque une époque de « crise », crise qui touche l'Italie, mais en réalité toute l'Europe depuis le déclenchement de la Première guerre mondiale. En 1915, Lénine écrivait de façon significative : « Tous les gouvernements vivent sur un volcan ». Les classes dirigeantes vacillent, les empires s'effondrent, de l'Allemagne à la Russie. L'Italie connaît d'abord deux années de forte agitation révolutionnaire (1919-1920), puis le retour de bâton de la réaction et l'arrivée au pouvoir des fascistes. Persécuté par le pouvoir mussolinien, Gramsci rédige ce texte depuis sa prison.

L’aspect de la crise moderne que l’on déplore comme une « vague de matérialisme » est lié à ce que l’on appelle « crise d’autorité ». Si la classe dominante a perdu le consentement, c’est-à-dire si elle n’est plus « dirigeante », mais uniquement « dominante », et seulement détentrice d’une pure force de coercition, cela signifie précisément que les grandes masses se sont détachées des idéologies traditionnelles, qu’elles ne croient plus à ce en quoi elles croyaient auparavant, etc. La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés.

Il faut relier à ce paragraphe quelques observations déjà faites sur la « question des jeunes ». Celle-ci est déterminée par la « crise d’autorité » des vieilles générations dirigeantes et par les obstacles mécaniques opposés à ceux qui pourraient diriger pour les empêcher de mener à bien leur mission. Le problème est le suivant : une rupture entre les masses populaires et l’idéologie dominante aussi grave que celle qui s’est produite après la guerre peut-elle être « guérie » par le pur exercice de la force qui empêche les nouvelles idéologies de s’imposer ? L’interrègne, la crise à laquelle on refuse ainsi une solution historique normale se résoudra-

t-elle nécessairement en faveur d’une restauration de l’ancien ? Étant donné le caractère des idéologies, c’est à exclure, mais non dans un sens absolu. […] Ceci permet également de conclure que se forment les conditions les plus favorables pour une expansion inouïe du matérialisme historique. C’est la pauvreté initiale elle-même, que le matérialisme historique ne peut pas ne pas avoir comme théorie diffuse de masse, qui renforcera son expansion. La mort des vieilles idéologies prend la forme d’un scepticisme envers toutes les théories et toutes les formules générales, et d’une application au pur fait économique (gain, etc.) et à la politique non seulement réaliste de fait (comme toujours), mais cynique dans ses manifestations immédiates [...]. Mais cette réduction à l’économie et à la politique signifie justement réduction des superstructures les plus élevées à celles qui adhèrent le plus à la structure, c’est-à-dire possibilité [et nécessité] de la formation d’une nouvelle culture.

Antonio GRAMSCI, Cahiers de prison, Tome I, Cahier 3 (1930), §34, Paris, Gallimard, 1996, p. 282 sq. Traduction de Monique Aymard et Françoise Bouillot.