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Les femmes, belles et actives, enchantent les sites néolithiques de l’Afrique du Nord. Que nous apprennent-elles sur ces sociétés ?

Les apparences
Elles vont nues ou couvertes d’une peau de bête, vêtues, ici, d’une robe ou d’une jupe, longue ou courte, simple ou décorée, plissée ou fendue, là d’un pantalon moulant et d’un corsage, la tête parfois protégée par un chapeau conique, le buste orné d’un collier, le visage quelquefois couvert de peintures ou de tatouages (fig. 1).

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« Des auteurs romano-africains nous ont laissé une saisissante fresque de leur société, multipliant les reproches aux femmes sur leur toilette de ville, leur coiffure et leur maquillage. »

Au Ve siècle av. J.-C., elles portent un vêtement de dessous et une peau de chèvre, débarrassée de ses poils, bordée de franges et teinte en rouge, un anneau de cuivre à chaque jambe. Bracelets, anneaux de pied, bagues, pendants d’oreilles et débris de colliers ont été recueillis dans des dolmens ou des tumulus d’Algérie. Au IIIe siècle av. J.-C., elles n’hésitèrent pas à sacrifier leurs bijoux en métal précieux pour l’entretien des troupes en guerre contre Carthage. À cette époque, des stèles funéraires ou votives et, surtout, d’innombrables terres cuites nous restituent des images de femmes de modeste condition. La Carthaginoise apparaît vêtue d’une tunique longue, en laine ou en lin, simple ou ornée de broderies polychromes, ou d’un peplos, et drapée dans un himation, un châle ou un voile, selon son rang social ou sa fonction. Sa coiffure suivait la mode du moment : chevelure frisée et tirée en arrière puis retombant en grosses boucles encadrant le visage derrière les oreilles ou partagée par une raie médiane en deux masses ordonnées en mèches et retenues à l’arrière au moyen d’épingles en ivoire, os ou or, à têtes ouvragées, tandis qu’un voile est posé sur une sorte de couronne ; cheveux frisés retombant sur les épaules, retenus par un bandeau ou rassemblés en chignon sur le sommet du crâne. Les fouilles de la nécropole de Carthage ont permis la mise au jour de fioles en pâte de verre ou en bronze, avec leurs tiges, des boîtes à fard en plomb, en ivoire, des petits pots en terre cuite avec leurs couvercles, des cupules en albâtre et des valves creuses de coquilles. Le voile, une des caractéristiques du costume féminin dans la métropole punique, était réservé aux épouses et filles d’hommes libres : juché sur une tiare ou sur une stephane, il retombait sur les épaules ou en ondulations symétriques sur le devant du corps ; on n’a pas pu démontrer qu’il couvrait aussi le visage (fig. 2).

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« Juridiquement mineure à vie, la femme passait en se mariant de la tutelle de son père à celle de son époux ou de son beau-père (cum manu). »

Les nécropoles de cette cité ont livré aussi un grand nombre de pendentifs, de colliers, des porte-amulettes, des boucles d’oreilles, nezem pour le nez, des bagues à chaton mobile ou fixe et des bracelets, qui révèlent un goût très vif pour la parure. Peignes doubles, en ivoire ciselé à motifs orientaux et égyptiens, diadèmes, épingles et anneaux pour les cheveux en or et miroirs complétaient la panoplie des coquettes des temps puniques. Des auteurs romano-africains nous ont laissé une saisissante fresque de leur société, multipliant les reproches aux femmes sur leur toilette de ville, leur coiffure et leur maquillage : elles prennent soin de leur image, de leur peau et de leur corps, se teignent les cheveux au safran ou en noir pour masquer les cheveux blancs, les coiffent avec simplicité ou recherche, «... rougissent même de leur nation, regrettant qu’on ne les ait pas fait naître en Germanie ou en Gaule. Mauvais, très mauvais présage pour elles qu’une tête couleur de flam­me ! » Sous les Antonins, le tutulus rencontra un grand succès en Afrique : cheveux tressés en nattes qu’on enroulait sur le sommet du crâne pour former une espèce de tour ; les stèles funéraires montrent sa diffusion jusque dans les campagnes, au détriment des coiffures de tradition punique qui avaient survécu jusque-là. Avec les impératrices syriennes du IIIe siècle, on revint aux ondulations en « côtes de melon ». Toutes ces chevelures étaient en outre parfumées d’arômes importés d’Arabie, dissous dans l’huile ou dans des pommades. Les beaux vêtements, à la mode, étaient appréciés – soie, lin, pourpre –, drapés, aux agrafes serties de pierres précieuses, tuniques ajustées, décorées et couvertes de broderies. Pour sortir, la femme n’avait qu’à passer une autre tunique plus épaisse sur la première, ou à s’envelopper dans un châle. Après les coiffures élaborées, les tissus précieux, les étoffes chatoyantes ou décorées de figures, les bijoux, en or ou en argent, et les pierreries garantissaient le résultat. Pyxides en ivoire, scarabées en or et en ivoire, intailles et camées sont conservés dans des musées d’Algérie et de Tunisie. Nombre de miroirs d’époque romaine, en bronze ou en argent, y attestent que les élégantes tenaient à s’assurer elles-mêmes de l’effet obtenu.

Les représentations de l’amour et de la famille
Les images de couples sont fréquentes sur les parois sahariennes des périodes pastorale et caballine. Au nord, la station rupestre d’Aïn Naga (près de Djelfa) dans l’Atlas saharien abrite l’émouvant tableau Les Amoureux timides. Les termes amor et affectio apparaissent dès le Ier siècle dans les éloges funéraires gravés dans la pierre ou dans le bronze, expressions d’un amour réel et profond entre une femme et un homme dans la douleur causée par la perte de l’être aimé : l’épouse défunte y est dite carissima, dulcissima. Un amant anonyme de Sitifis (Sétif, Algérie) a élevé pour Arria Dativa un tombeau d’amour tumulus amoris. Dans l’Afrique romaine, comme à Rome ou en Italie, le concubinage, signalé par des mots comme contubernalis ou concubina, était courant et jouissait d’un respect égal à celui du mariage.

« Même si juridiquement elles devaient donner leur consentement, les filles, à Rome, étaient toujours mariées sans avoir été consultées, jeunes, souvent même avant qu’elles fussent pubères. »

Au Ve s. av. J.-C., les femmes berbères apparaissent à la fois privées de droits juridiques et sociaux et dotées d’une grande liberté sexuelle. Dans la famille constituée, l’homme, mari et père, est le chef, et la polygamie fréquente. Non pratiquée, semble-t-il, chez les Carthaginois, celle-ci est telle chez les Numides et chez les Maures que « chacun prend autant de femmes qu’il peut, en proportion de sa fortune : les uns dix, les autres davantage, les rois plus encore ». Certaines tribus berbères semblent avoir pratiqué la filiation utérine. Les inscriptions insistent beaucoup sur la longue durée des mariages ou, au contraire, sur leur extrême brièveté. N’ayant pas encore au IIe siècle le droit de se marier, les militaires devaient se contenter d’un concubinage légal qui se transformait à leur libération en mariage légitime accompagné de la citoyenneté romaine pour eux, pour leur compagne et pour leurs enfants, illégitimes jus­que­-là. Juridiquement mineure à vie, la femme passait en se mariant de la tutelle de son père à celle de son époux ou de son beau-père (cum manu) ; sous l’Empire se généralisa le contrat sine manu, l’épouse demeurant théoriquement sous la puissance de son père, avec en réalité une plus grande indépendance. En dépit des sanctions légales, rarement appliquées, l’adultère était courant dans la haute société romaine et, jusqu’aux lois de Constantin qui refrénèrent le concubinage et l’adultère, un citoyen romain pouvait avoir à la fois une femme légitime et une ou plusieurs concubines sans être taxé d’adultère, quand l’épouse adultère, prise en flagrant délit, risquait d’y perdre la vie. L’Église a consacré les liens du mariage entre esclaves, tout en les subordonnant à l’accord des propriétaires lorsque les futurs époux appartenaient à des maîtres différents. Condamnant les mariages mixtes entre chrétiens et païens, fréquents dans l’Afrique romaine, elle apporta à l’institution du mariage des correctifs et de nouvelles exigences, qu’elle eut du mal à faire respecter, comme l’indissolubilité, l’égalité des époux, la procréation et la fidélité réciproque.
Même si juridiquement elles devaient donner leur consentement, les filles, à Rome, étaient toujours mariées sans avoir été consultées, jeunes, souvent même avant qu’elles fussent pubères. Dans les limites des sources disponibles, on situe le mariage des filles dans les provinces africaines entre 15 et 17 ans. Lulia Lucilla, originaire de la région d’Ammaedara, a été mariée à 12 ans et 11 mois et meurt à 14 ans et 5 mois, après dix-huit mois de ma­riage. Le divorce était courant, au moins dans l’aristocratie, et ce n’était pas toujours le mari qui en prenait l’initiative car la femme, de plus en plus, avait le droit de choisir son mari et d’interrompre la vie commune lorsque celle-ci lui était devenue insupportable. Le veuvage pouvait fort bien n’être pas définitif, pour l’homme comme pour la femme, mais le remariage de la veuve était mal considéré, l’idéal étant de demeurer uniuira ou unicuba, « qui n’a été mariée qu’à un seul homme ».
Fonction primordiale de la femme romaine, l’enfantement a pu inspirer à cette dernière des attitudes de refus : la contraception ou l’avortement. Au lieu de pratiques abortives aux suites souvent fatales, qui ne cessèrent pas sous les empereurs chrétiens et malgré une application dé­sormais plus stricte de la pénalité, on jugeait plus prudent de prendre un mari stérile ou impuissant, ou de réduire un mari normal à l’impuissance. L’infanticide, légitime ou illégitime, ou l’expositio, c’est-à-dire l’abandon du nouveau-né dans un endroit public pour qu’il pût être recueilli par des particuliers ou des marchands d’esclaves, persistèrent dans la société chrétienne.

« Dans les limites des sources disponibles, on situe le mariage des filles dans les provinces africaines entre 15 et 17 ans. »

Le thème universel de la mère et l’enfant a inspiré maints tableaux gracieux aux peintres néolithiques du Tassili N’Ajjer : l’une est penchée sur un enfant, une autre le porte em­mailloté sur les avant-bras, une troisième, assise dans un abri végétal circulaire, élève son bébé dans les bras. Dans l’Afrique romaine, on ne compte plus les stèles de couples étroitement enlacés sous le regard du grand dieu de l’Afrique romaine, Saturne Genitor, celui à qui s’adressent les ménages, en particulier les couples stériles (fig. 3).

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À considérer la mortalité des jeunes mères, l’assistance du dieu de la fécondité n’était pas superflue. Malgré un taux élevé de mortalité de trop jeunes mères, l’épigraphie révèle, cependant, pour les Africaines, une longévité moyenne de 38 ans, de dix ans supérieure à celle constatée à Rome. Même si les Romains connaissaient les risques d’une grossesse prématurée et de l’accouchement chez la très jeune femme, ils ne s’en souciaient guère, leurs épouses étant faites pour affronter ces dangers. Les mères prolifiques, comme Claudia Fortunata dans la région d’Hippone, qui eut douze enfants, étaient déclarées incomparables, inégalables et inégalées dans les épitaphes rédigées par leurs maris. Dans la société chrétienne idéale, les femmes sont dûment soumises à l’autorité maritale, protégées contre elles-mêmes par l’accomplissement des devoirs de leur sexe, dont le principal est la maternité : « J’aggraverai le travail de ta grossesse ; tu enfanteras des fils dans la douleur » (Genèse : III, 16). Une fois le bébé examiné par le médecin ou la sage-femme, qui devaient déterminer s’il valait la peine qu’on l’élevât, c’était au pater familias, à qui il était ensuite présenté, d’officialiser son accueil dans la famille et de donner l’ordre de l’allaiter et de s’occuper de lui, à lui que revenait aussi la décision de le déclarer aux autorités municipales.
Malgré la présence active de nombre d’entre elles dans leur cité, les citoyennes ne semblent avoir jamais conquis de droits politiques, ni en Afrique ni à Rome. Quant à leurs droits à la spiritualité, au salut divin, dans une société devenue chrétienne, largement grâce à elles, elles ne devinrent pas les égales des hommes et n’eurent guère de responsabilités dans l’exercice du nouveau culte. Tertullien, l’un des plus illustres chrétiens d’Afrique, craignait les femmes, un « danger public », mais pensait qu’elles pouvaient atteindre à la sainteté au prix de leur féminité. Elles eurent donc droit au martyre.

Nacéra Benseddik est historienne. Elle est docteure d'État en histoire ancienne de l'université Paris-Sorbonne.

Cause commune n° 17 • mai/juin 2020