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Les buts, le fonctionnement, l’intérêt des académies sont peu connus du public. Un secrétaire perpétuel s’explique.

Entretien avec Étienne Ghys

On dit souvent que l’Académie des sciences était utile jusqu’au XIXe siècle, mais qu’aujourd’hui elle ne sert plus à rien...
Voilà une entrée en matière un peu directe. Ce n’est pas complètement faux, mais pas non plus complètement vrai ! L’utilité de l’Académie des sciences au XIXe siècle est indéniable. À cette époque, presque toutes les découvertes scientifiques françaises passaient par elle. On peut même dire qu’au XVIIIe siècle l’académie était une espèce d’institut de recherche, dans lequel on produisait de nouveaux résultats, un peu comme le CNRS aujourd’hui.

« Je vois autour de moi un grand nombre de mes confrères retraités, dont les neurones fonctionnent comme ceux des jeunes et qui, de plus, ont une expérience extrêmement riche et très utile à la communauté. »

Cela dit, ce tableau de l’académie du passé est trompeur. Les membres de l’académie étaient tous parisiens et peu nombreux. C’était une petite caste qui concentrait tout le pouvoir scientifique en France. Aujourd’hui, on dirait que l’académie du passé était constituée de mandarins. On cite souvent les académiciens extraordinaires qui ont fait la « gloire de la science française », mais il faut ajouter que la majorité d’entre eux sont tombés dans l’oubli. Réciproquement, on ne compte plus les scientifiques de grande valeur qui n’ont pas été élus alors qu’ils auraient dû l’être.

L’académie aujourd’hui est-elle une maison de retraite ?
C’est un peu vrai. Un article publié il y a une vingtaine d’années plaisantait en comparant deux courbes. La première représentait l’âge moyen d’élection d’un académicien, depuis 1666 jusqu’à 2000. La seconde représentait l’âge moyen du décès. Les deux courbes sont croissantes mais, en extrapolant, on pouvait voir qu’elles allaient se croiser vers 2020… À partir de là, on commencerait à élire des morts ! Mais c’est une plaisanterie. L’académie tente de rajeunir ses membres. La difficulté est qu’un académicien est élu à vie et que, grâce aux progrès de la médecine, l’espérance de vie augmente pour tout le monde, et en particulier pour les académiciens. La plupart des académies ont un nombre fixe de membres. Pour la nôtre, nous avons un nombre fixe de membres âgés de moins de 75 ans. Cela ne veut pas dire qu’au-delà de 75 ans, on perd son titre d’académicien, mais on sort de « l’effectif de référence », ce qui entraîne par exemple qu’on perd son droit de vote lors des élections. D’autre part, nos statuts imposent qu’au moins la moitié de nos nouveaux membres élus doit être constituée de scientifiques de moins de 55 ans. Mais ces « jeunes » académiciens seront vieux un jour ! Aujourd’hui, la moyenne d’âge des académiciens est de 65 ans : à peu près une moitié d’entre eux sont en retraite. ­Pro­bablement parce que je travaille dans cette « maison de retraite » et que je serai bientôt moi-même à la retraite, je dois m’insurger contre le jeunisme ! Je vois autour de moi un grand nombre de mes confrères retraités, dont les neurones fonctionnent comme ceux des jeunes et qui, de plus, ont une expérience extrêmement riche et très utile à la communauté.

« Nous nous inscrivons dans le grand mouvement de la science ouverte, réclamé par beaucoup de scientifiques : la science accessible à tous, partout sur la planète. »

L’académie ne sert à rien ?
Évidemment, je ne peux pas être d’accord. Il est clair que son rôle a changé depuis le XIXe siècle. La science a tellement explosé, ne serait-ce qu’en nombre de chercheurs, qu’il n’est plus question de dire que l’académie résume toute la science française. Tout au plus, on peut dire que les académiciens sont une émanation de la science et qu’ils en sont en quelque sorte des ambassadeurs. L’académie exerce cinq missions fondamentales : encourager la vie scientifique, promouvoir l’enseignement des sciences, transmettre les connaissances, favoriser les collaborations internationales et assurer un rôle d’expertise et de conseil. Comme tu vois, il n’est pas écrit que nous produisons de la science comme par le passé, mais nous l’encourageons. Donc, nous ne servons pas tout à fait à rien !

« La plupart des décisions sont prises de manière collégiale, à travers un certain nombre de structures.  »

L’Académie des sciences publie-t-elle des mémoires, des rapports, des ouvrages, organise-t-elle des conférences publiques ?
Oui, pour toutes ces questions ! Oui, nous publions beaucoup. Il n’est pas utile que je détaille tout cela ici, mais je peux dire quelques mots sur les Comptes rendus de l’Académie des sciences fondés en 1835 par mon illustre prédécesseur François Arago. C’est lui qui a proposé d’ouvrir notre académie sur le monde extérieur, qu’on appellerait aujourd’hui le grand public, en rompant avec l’idée d’un cercle fermé de savants qui ne discutent qu’entre eux. Je rappelle qu’Arago a enseigné pendant de nombreuses années un « Cours d’astronomie populaire » qui est un exemple remarquable de vulgarisation scientifique. Il a donc fondé une revue à l’académie qui avait l’ambition initiale de rendre compte des nouveautés scientifiques auprès du public. Cette revue vénérable a connu des heures de gloire tout au long du XIXe siècle et pendant une bonne moitié du XXe, avant de s’effacer devant l’explosion du nombre de revues scientifiques. Depuis janvier 2020, les Comptes rendus sont devenus une revue « diamant », c’est-à-dire complètement gratuite, à la fois pour les lecteurs et pour les auteurs. Nous nous inscrivons dans le grand mouvement de la science ouverte, réclamé par beaucoup de scientifiques : la science accessible à tous, partout sur la planète. C’est un changement majeur et j’espère que cela redonnera un nouveau départ à la revue, dans l’esprit d’Arago.

Quelles sont les tâches concrètes d’un secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences ?
Je me considère un peu comme le directeur d’un grand laboratoire dont je dois organiser la vie scientifique. Il s’agit par exemple de décider des colloques que nous organisons ou des prix que nous attribuons. La plupart des décisions sont prises de manière collégiale, à travers un certain nombre de structures. Nous avons d’abord un bureau qui regroupe deux secrétaires perpétuels, un président et un vice-président, et trois délégués. Par ailleurs, notre académie est décomposée en neuf sections, correspondant à neuf thématiques générales, chacune possédant un délégué. Nous avons un « comité restreint » qui regroupe une vingtaine de confrères et qui prend un certain nombre de décisions. Enfin, l’assemblée générale, que nous appelons « comité secret » prend toutes les décisions formelles. Bien entendu, les secrétaires perpétuels ont aussi des responsabilités de nature administrative et financière.

Est-ce un bon poste d’observation sur l’état de la science ?
En ce qui me concerne, ce poste me permet de côtoyer des scientifiques de toutes les disciplines, ainsi qu’un certain nombre de responsables au niveau de l’État. Je pense en effet que c’est un bon poste d’observation, mais j’espère que c’est aussi un moyen d’action. J’ajoute que ce poste permet aussi d’établir des contacts fructueux avec les autres académies de l’Institut de France.

Deux secrétaires perpétuels, est-ce un bon chiffre, au vu de l’étendue des sciences ?
L’unité de la science est importante pour moi et je n’aime pas trop son éclatement en une multitude de sous-disciplines qui n’interagissent pas. Bien sûr, au XXIe siècle, il n’est plus possible pour un individu de maîtriser l’ensemble des sciences. L’Académie des sciences est l’une des rares structures dans lesquelles toutes les sciences (dites « dures ») cohabitent en bonne harmonie. Depuis très longtemps, il y a deux secrétaires perpétuels, un(e) pour ce que nous appelons la deuxième division (chimie et biologie) et un (moi en l’occurrence) pour la première division : les mathématiques, la mécanique et l’informatique, la physique, et les sciences de la Terre et de l’Univers. Comme je l’ai expliqué plus haut, nous avons beaucoup de comités, dont certains sont thématiques, à des échelles différentes. Il ne me semble pas mauvais que deux personnes puissent avoir une vue d’ensemble sur la science. J’ajoute que, comme je l’ai dit plus haut, les deux secrétaires perpétuels ne sont pas seuls à décider. Heureusement !

« Nous avons élu autant de femmes que d’hommes dans nos dernières élections. Nous progressons lentement. »

La parité n’est guère respectée au sein de l’académie, que peut-on faire pour y remédier ?
Pour répondre honnêtement à cette question, je ne sais pas, même si nous y avons beaucoup réfléchi. L’immense majorité de mes confrères, et la quasi-totalité de mes consœurs, sont contre l’idée d’établir des quotas. Mais il y a parfois de bonnes nouvelles : par exemple, nous avons élu autant de femmes que d’hommes lors de nos dernières élections. Nous progressons lentement. Le fait que nos académiciens ont « un certain âge » au moment de leur élection complique le problème puisque la parité est moins bien respectée parmi les générations de scientifiques « seniors ».

Quels liens y a-t-il avec les académies dites de province, avec l’Académie des technologies et avec les académies d’autres pays ?
Nous avons des liens assez étroits et réguliers avec les académies des technologies et de médecine, sous la forme de réunions communes. Les liens sont également solides avec un grand nombre d’académies étrangères. En ce qui concerne les académies « de province », nous pourrions faire des progrès. Depuis peu, nous organisons une ou deux fois par an des journées en province, ce qui nous permet de consolider les liens.

La place de l’Académie des sciences au sein de l’Institut de France (Académie française, des beaux-arts, des inscriptions, des sciences morales et politiques) est-elle de pure forme ou y a-t-il des interactions ?
Jadis les interactions étaient très riches. Lorsque l’institut a été créé, en 1795, les diverses académies n’existaient pas vraiment en tant que telles mais étaient des « classes » à l’intérieur de l’institut. Aujourd’hui, les cinq académies et l’institut sont fiers de leur autonomie et les interactions sont peu nombreuses. Mais la situation change très vite. Nous disposons maintenant d’un magnifique auditorium dans lequel nous pouvons organiser des activités communes. Par exemple, cette année, six séries de Conférences de l’institut  ont été inaugurées, à destination du grand public. Hélas, j’ai dû interrompre mes « Douze leçons de géométrie populaire » à cause de l’épidémie.

Tu n’as jamais été membre du PCF. Ce parti est souvent considéré comme favorable aux sciences, certains disent même « scientiste ». Sans évidemment aller jusqu’à lui recommander une « ligne », comment ressens-tu son action à propos des sciences et quelles questions aimerais-tu lui poser ?
Je n’ai ni recommandation ni question sur ce thème, d’autant plus que le PCF a peu de moyens. En ce qui me concerne, j’aimerais qu’il y ait beaucoup plus d’actions de « science populaire ».

Étienne Ghys, est mathématicien. Il est secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences.

Propos recueillis par Pierre Crépel

Cause commune n° 17 • mai/juin 2020