Le numérique est porteur de nombreux espoirs pour renouveler les formes
de participation politique. Tour d’horizon de travaux de chercheurs spécialisés qui rendent compte des différents arguments avancés pour questionner cette supposée « révolution numérique » de la participation politique.
Le numérique est porteur de nombreux espoirs en termes de renouvellement des formes de participation politique. Internet pourrait donner les moyens à tous les citoyens de s’exprimer sans frontière temporelle, ni spatiale et tendrait à rompre la barrière classique entre gouvernants et gouvernés. Dans le même temps, ces espoirs sont alimentés par la diffusion rapide des outils technologiques. En 1995, la France comptait moins d’un million d’internautes alors qu’en 2011, soit seize ans plus tard, plus de 75 % des Français disposaient d’un accès à Internet à leur domicile. Les pratiques numériques se sont largement diffusées, en estompant progressivement la « fracture numérique ».[…] La démocratisation de plus en plus large de ces technologies permet-elle de révolutionner la participation politique ? Certaines analyses « à chaud » du « printemps arabe » n’ont pas hésité à parler de « révolution Facebook » ou de « révolution Twitter », faisant de l’essor des réseaux sociaux la cause principale du déclenchement de tels mouvements contestataires. D’autres, au contraire, ont affirmé qu’Internet n’avait joué aucun rôle. Ces conclusions caricaturales soulignent la nécessité de déconstruire certains présupposés qui entourent le numérique. L’idée de ce texte est de faire connaître les travaux de chercheurs spécialisés sur le numérique et la démocratie à un plus large public. Il s’agit donc de rendre compte des différents arguments avancés pour questionner cette supposée « révolution numérique » de la participation politique.
Les TIC : une solution à la « crise de la représentation » ?
Croissance de l’abstention, discrédit progressif des partis politiques, déclin du nombre d’adhérents, montée en puissance du sentiment d’incompréhension chez les électeurs, baisse sensible de la légitimité issue de l’élection : plusieurs éléments semblent révéler une désaffection à l’égard des formes classiques d’engagement et de participation politiques. Les technologies de l’information et de la communication (TIC) ont souvent été appréhendées comme une solution à la « crise de la représentation ».
« Le numérique modifie les façons de s’informer, de se mobiliser, de faire corps, de co-construire du collectif. Mais dans le même temps, il reproduit les inégalités sociales et n’amène pas de véritable révolution citoyenne. »
À l’origine, le réseau des réseaux est pensé comme un espace alternatif, favorable au développement d’actions individuelles ou collectives en dehors des formes institutionnalisées et du regard de l’État. Internet est alors perçu comme un outil pour penser autrement l’action politique et reconfigurer les pratiques politiques. Ce volet de recherche s’est d’ailleurs largement développé depuis une dizaine d’années autour de la notion d’empowerment [autonomisation] des citoyens ou plus récemment, celui de community organizing [organisation collaborative]. Lincoln Dahlberg parle ainsi d’une démocratie « des contre-publics », fondée sur la formation via l’usage du numérique, de groupes plus ou moins formalisés, contestataires de la démocratie représentative et plus largement des pouvoirs institués. Les mouvements sociaux et les protestations collectives s’organisent aussi de plus en plus sur les réseaux sociaux, en même temps qu’ils s’expriment hors ligne et dans les média traditionnels. […] Par ailleurs, le caractère virtuel des propos tenus sur la toile apporterait une plus grande liberté dans les prises de position des internautes et permettrait ainsi de faciliter la prise de parole en ligne, comparé aux débats publics hors ligne. […] L’information politique est aussi facilement accessible et très diversifiée sur Internet ce qui permettrait, selon certains chercheurs, d’amener des internautes à s’intéresser à la politique, voire de les pousser à participer à des discussions politiques en ligne.
Le numérique : lieu de reproduction des inégalités sociales ?
L’ouvrage de Michael Margolis et David Resnick, au titre significatif, Politics as usual. The Cyberspace Revolution a offert, en l’an 2000, une visibilité internationale au versant critique. Ils défendent l’idée que sont actifs en ligne ceux qui l’étaient déjà hors ligne. Les tenants de cette vision pessimiste affirment que seuls les individus qui sont déjà intéressés par la politique vont savoir se diriger vers des contenus politiques en ligne et ainsi démultiplier leurs sources d’information. […] La richesse de l’information en ligne s’avère, elle aussi, remise en question : on serait enfermé dans une « bulle filtrante » qui renforcerait la « balkanisation » de l’espace public. Les fameux algorithmes de Facebook ont par exemple tendance à maximiser la polarisation des opinions, au lieu de leur proposer des points de vue alternatifs, en affichant sur les fils d’actualité des utilisateurs des articles partagés par leur cercle de connaissances, donc souvent aux vues politiques similaires.
Ces controverses ont fait émerger la thèse de la différenciation qui avance l’idée que les usages participatifs en ligne varient en fonction de plusieurs facteurs tels que les caractéristiques sociodémographiques de l’usager, les cadrages des dispositifs techniques, etc. Les travaux récents de Jennifer Oser et al. montrent que la toile attire les jeunes, mais que ces derniers ne constituent pas totalement de « nouveaux publics », au sens où ils possèdent un profil sociodémographique spécifique. En France, l’enquête réalisée en 2009 par le groupe de recherche M@rsouin souligne que le niveau d’études est un élément déterminant en matière de degré d’information : 69 % des personnes interrogées (échantillon représentatif de la population bretonne) ont déjà recherché de l’information sur des sites administratifs, avec un hiatus de trente-cinq points enregistrés entre les titulaires d’un diplôme universitaire et ceux n’en possédant pas. Plus récemment, les travaux de Rémy Rieffel alimentent cette thèse, en considérant Internet comme « un nouveau répertoire d’actions collectives », tout en indiquant dans le même temps qu’il est le « symbole d’une réappropriation du débat public par les citoyens les plus politisés ».
La nécessité d’amorcer une réelle éducation au numérique
Autrement dit, le numérique modifie les façons de s’informer, de se mobiliser, de faire corps, de co-construire du collectif. Mais dans le même temps, il reproduit les inégalités sociales et n’amène pas de véritable révolution citoyenne. Tant qu’une réelle éducation au numérique n’est pas amorcée pour toutes et tous, il sera difficile de faire croire que le numérique fera basculer les barrières classiques. Apprendre à croiser les sources d’information, à ne pas croire que le nombre de partages d’un poste le légitime, à dépasser les bulles informationnelles, à s’autoriser à s’exprimer en ligne, à ne pas envisager la toile comme un défouloir… Pour que la transformation prenne de l’ampleur et que le changement se transforme en révolution, il est nécessaire que les citoyens puissent s’emparer de ses outils et comprendre les potentialités réelles du numérique : comment il fonctionne, les possibles qu’il ouvre et les contraintes qu’il impose. Il ne faut pas oublier que les technologies numériques restent des instruments de pouvoir, en permettant à̀ un concepteur d’orienter les usages de l’utilisateur. l
Anaïs Theviot est politiste. Elle est maître de conférences à l’université catholique de l’Ouest.
Cause commune n° 3 - janvier/février 2018