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De la science des matériaux, un peu de pharmacie, des nanoparticules, un peu de pastis, et même un peu de politique. Entretien avec Thomas Quérette.

Qu’est-ce donc que la science des matériaux : de la physique, de la chimie, de la technique ?
Toutes ces disciplines s’intéressent aux matériaux, sans utiliser les mêmes outils, elles ne répondent pas aux mêmes problèmes, mais toutes participent à mieux comprendre comment les matériaux se comportent. Tout d’abord, qu’est-ce qu’on appelle des matériaux ? Ce sont les matières
− métaux, céramiques (comme le verre) ou encore polymères (dont sont faits les plastiques) − qu’on utilise pour réaliser des objets, au sens large. La science des matériaux s’attache à décrire les propriétés de la matière afin d’en améliorer la mise en forme.
En pratique, ces propriétés sont multiples : résistance mécanique, densité, brillance, porosité, tout y passe. L’enjeu peut être de concevoir des voitures moins lourdes et donc plus économes en carburant, des peintures qui ne s’écaillent pas, des bâtiments plus isolants thermiquement, des films alimentaires conservant mieux les aliments, etc.
La chimie décrit les réarrangements des atomes et des molécules, la physique fait le lien entre ce qui se passe à cette échelle microscopique (allant de l’angström [1/10 000 000 mm] à quelques centaines de nanomètres [1/10 000 mm]) et ce que nous observons à l’échelle macroscopique (au-delà du micron [1/1 000 mm]). Schématiquement, les connaissances théoriques acquises en laboratoire sont utilisées en pratique en industrie où est développée la technique.

« À partir du XIXe siècle on devient capable de relier les propriétés physiques des matériaux à la structure des atomes qui les composent. »

Ne faisait-on pas déjà de la « science des matériaux » chez les Romains ?
Les Romains s’intéressaient aux matériaux, mais leur approche était beaucoup plus empirique. Ils ont exploité par exemple les propriétés des roches volcaniques pour construire des bâtiments assez solides pour résister aux éléments, des millénaires durant. Seulement, ils n’étaient pas encore capables d’expliquer pourquoi ces roches avaient de telles propriétés. Il faut attendre plusieurs siècles avant que de nombreux concepts clés soient découverts. C’est à partir du XIXe siècle qu’on devient capable de relier les propriétés physiques des matériaux à la structure des atomes qui les composent. La science des matériaux naît alors.

Venons-en à ton sujet de thèse, je n’ose pas en donner le titre de peur de faire fuir les lecteurs. Quel est l’objectif ?
Une des applications de mon sujet de thèse touche le domaine pharmaceutique. Il s’agit d’améliorer l’efficacité thérapeutique d’un principe actif.
Concrètement, lorsqu’on administre un médicament, celui-ci est le plus souvent distribué indifféremment dans tout l’organisme du patient via le système sanguin. L’idée est donc d’encapsuler le principe actif dans un matériau capable de le conserver intact jusqu’à son arrivée près de l’organe à traiter. On peut ainsi réduire les doses administrées et éviter des effets secondaires indésirables. Le choix du matériau d’encapsulation est crucial, il doit être capable d’emprisonner le principe actif tout en étant assimilable par le corps humain. Les capsules que je formule mesurent une centaine de nanomètres (1/10 000 mm) de diamètre : elles doivent être assez petites pour traverser aisément les plus petits capillaires sanguins. Compatibles avec le plasma sanguin, elles devront se dégrader une fois leur tâche accomplie avant d’être éliminées sans danger (par les urines et les selles).
Pour mieux comprendre comment la capsule libère le principe actif seulement aux alentours de l’organe qu’on cible, prenons un cas concret : une tumeur cancéreuse. Il s’agit d’un groupe de cellules malades qui se reproduisent frénétiquement, ce qui demande de grandes quantités d’énergie. Un des carburants pour produire cette énergie est l’oxygène, mais lorsque celui-ci vient à manquer, la cellule n’a d’autre choix que de se tourner vers une autre ressource : le glucose. L’énergie est alors produite par fermentation, un processus dégageant de la chaleur (augmentation de la température) et acidifiant le milieu (diminution du pH).

« Le matériau d’encapsulation doit être capable d’emprisonner le principe actif tout en étant assimilable par le corps humain. »

L’idée est alors de formuler des capsules dont le matériau est stimulable en température et/ou en pH. Elles seront capables de ne libérer le principe actif qu’au voisinage de la tumeur. La chimiothérapie sera donc seulement locale, épargnant le reste des cellules saines. On voit bien le bénéfice pour le patient. Dans le cadre de ma thèse, ce matériau est un polymère : le polyuréthane.

De quoi s’agit-il ?
Un polymère est une longue molécule qui résulte de la combinaison de nombreuses molécules plus petites sous la forme d’un motif chimique répété un grand nombre de fois. Tous les plastiques sont des polymères (mais la réciproque est fausse).
Le polyuréthane est la sixième classe de plastiques utilisée dans le monde ; elle est très vaste. Les polyuréthanes sont une répétition d’une fonction que l’on appelle… « uréthane ». Seulement, cette longue chaîne peut aussi comporter d’autres groupements chimiques, attribuant d’autres propriétés au plastique. On en revient à la définition de la science des matériaux. Parmi les applications du polyuréthane, on trouve les mousses des matelas, les vernis, les revêtements, etc.
Certains polyuréthanes possèdent toutes les qualités qu’on a évoquées − biocompatibilité, biodégradabilité, fonctions stimulables –, ce qui en fait des candidats potentiels pour une application en tant que nanocapsules.

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La première partie de ma thèse revient donc à synthétiser un polyuréthane respectant ce cahier des charges. La seconde partie consiste quant à elle à préparer des nanocapsules à partir du polymère. La technique la plus adaptée dans mon cas de figure s’appelle la nanoprécipitation.

Nano, nano : « nanoparticules », « nanoprécipitation »…
C’est vrai que le terme « nano » a été victime de son succès. Au sens strict, il se rattache à tout ce qui se passe au-delà d’un nanomètre (1/1 000 000 mm) et au-dessous d’un micron (1/1000 mm). Mais il traduit la volonté de comprendre l’infiniment petit, ce qui est rendu possible grâce à de nouvelles technologies toujours plus avancées (en microscopie notamment).

« Un médicament est distribué indifféremment dans tout l’organisme du patient via le système sanguin. »

Dans mon cas, la question est la suivante : comment formuler des objets au moins mille fois plus petits que l’épaisseur d’un cheveu à partir d’une pâte de polymère ? La nanoprécipitation est apparue comme la solution la plus élégante à ce problème.
Pour expliquer cette méthode, j’utilise souvent une analogie avec un exemple bien familier : le pastis. Lorsqu’on verse de l’eau dans le pastis, la solution qui était jusque-là transparente orangée se trouble et blanchit dans le verre. Le pastis est une solution d’éthanol (l’alcool dans le langage courant) et d’anéthol (molécule qui lui donne son goût anisé). Ces deux composés sont complètement miscibles (le mélange est un liquide homogène). Lors de l’ajout d’eau, l’éthanol se diffuse dans l’eau dans laquelle il est aussi miscible. Les molécules d’anéthol, non miscibles à l’eau, n’ont d’autre choix que de se regrouper en gout­te­lettes dispersées dans le mélange. Les gouttes forment dans le verre une émulsion de taille nanométrique (que l’on a alors appelée à tort « microémulsion »), donnant la couleur laiteuse au pastis. Cette émulsion a l’avantage d’être très stable : on ne verra jamais le pastis se « démixer » une fois versé.
Pour revenir à mon sujet de thèse, je remplace l’anéthol liquide par mon polyuréthane solide et j’obtiens des nanoparticules en lieu et place des nano-gouttes. Le tour est joué… ou presque. Une fois la suspension préparée, il faut encore se débarrasser du solvant organique (qui n’est autre que l’éthanol), s’assurer que la formulation réagit aux changements de température et de pH comme prévu, prévoir des études in vitro d’encapsulation et de libération d’une molécule médicamenteuse type, des études in vivo et enfin des tests cliniques sur des cellules-souches puis des rats.

Ce que tu fais est-il seulement utile pour les médicaments et les cosmétiques ?
Non, c’est une application parmi d’autres. Le sujet est transversal, il fait appel à plusieurs compétences et intéresse divers domaines de recherche. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai choisi ce sujet. On touche un peu à tout. Le financement de ma thèse est délivré par le ministère, j’ai plus de libertés que dans le cadre d’une thèse CIFRE (Convention industrielle de formation par la recherche), partenariat entre un laboratoire public et une ou plusieurs entreprises. Généralement (mais pas toujours), les thèses CIFRE cherchent seulement à répondre à un problème précis.
Mes travaux recouvrent plusieurs thématiques, ils pourront être utiles à des unités de recherches différentes : certains s’attacheront à rendre la synthèse du polyuréthane moins toxique, d’autres auront mis au point un nouvel agent thérapeutique à encapsuler et seront à la recherche d’un polymère adapté. Tous pourront y trouver leur compte, et la réciproque est vraie, car je m’appuie sur nombre de travaux variés antérieurs aux miens. C’est ainsi que fonctionne la recherche.

Tu as fait une école d’ingénieurs et un master, alors quels sont tes projets après la thèse ?
Seul mon diplôme de master (ingénierie des systèmes polymères) était nécessaire pour mon recrutement en thèse. Si je suis passé par une école d’ingénieurs en chimie (École nationale supérieure de chimie de Lille), c’était en vue d’avoir les connaissances transversales pour accéder à un poste en recherche et développement dans le privé (start-up, PME ou grande entreprise). L’avantage de l’école d’ingénieurs comparée à l’université est que l’on y construit un solide réseau, ce qui facilite l’accès à un emploi. La thèse est un plus car elle apporte un degré de spécialisation supplémentaire mais je ne souhaite pas poursuivre l’expérience en devenant enseignant chercheur.
Mon aspiration est de changer assez souvent de thématique, je ne travaillerai probablement pas dans les nanoparticules de polymère toute ma vie. C’est d’ailleurs ce que j’ai fait avant d’entamer mon doctorat : stages dans le monde de la parfumerie, les formulations d’additifs pour essence voiture, en passant par des études beaucoup plus fondamentales (en « catalyse organométallique »).

« Comment formuler des objets au moins mille fois plus petits que l’épaisseur d’un cheveu à partir d’une pâte de polymère ? »

Y a-t-il un lien avec un engagement sociopolitique ?
A priori, il n’y a rien de politique dans mon travail, c’est plus sur mon temps libre que je me suis engagé. Fils d’artisans, j’étais plutôt doué à l’école, les conseillers d’orientation se sont donc empressés de tracer pour moi un avenir dans les sciences : filière S, classes prépas, école d’ingénieurs. J’aimais apprendre et j’étais à l’aise avec les concepts abstraits, j’y trouvais donc mon compte.
Cela fait peu de temps (quelques années) que je me suis mis à penser en dehors du cadre dans lequel on m’avait appris. Tout a commencé… sur Youtube. D’un naturel curieux, j’étais friand de vidéos de vulgarisation, d’abord autour des sciences dures, puis autour des sciences sociales. Il me fallait faire le tri et ne garder que les informations les plus pertinentes, c’est là où la rigueur et l’esprit critique qu’on m’avait enseignés furent précieux. La journée j’apprenais la chimie, le soir l’économie, la philosophie, l’histoire et la sociologie. Les contenus vidéos, de plus en plus politiquement situés voire engagés, proposaient des lectures pour aller plus loin. J’ai dû déconstruire mes préconceptions du monde pour pouvoir l’observer d’un œil neuf. Mais je suis encore loin d’être tout à fait émancipé. Et puis, l’émancipation, c’est un processus, pas un état, il faut rester vigilant toute sa vie. En plus des contenus vidéos et des lectures, je recherchais les formations organisées par des associations d’éducation populaire – la FI, le PCF, l’UPOP (université populaire) entre autres − comme celle de Cause commune à Lyon le 13 janvier. À 25 ans, j’apprends à mieux comprendre le monde dans lequel je vis pour mieux changer ce qui ne va pas.

Thomas Quérette est doctorant en physicochimie des matériaux polymères à l’Institut national des sciences appliquées de Lyon.

Propos recueillis par Pierre Crépel.


Cause commune n° 4 - mars/avril 2018