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Les chercheurs qui travaillent sur la Grèce sont trop souvent obsédés par le « miracle grec » et ses avatars. Cette thèse ne résiste pas à une analyse approfondie de la formation des États dans différents pays du monde.

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Un accord étonnant se fait en ce moment pour célébrer l’héritage de la Grèce. La candidate défaite à la présidentielle célèbre l’Europe d’Homère et de Charlemagne, tandis que le président de la République discourt à Athènes sur la Pnyx, lieu des assemblées du peuple de la démocratie athénienne, en y localisant rien moins que la naissance de l’État. Ces revendications, relectures, déformations des références à la Grèce antique sont bien vieilles – aussi vieilles que les États européens modernes, en tout cas. C’est un objet d’étude pour les historiens de l’époque contemporaine, tant il est vrai que chaque époque, et chaque parti, se construit son propre passé. Mais la vigueur de ces références n’en est pas moins surprenante, surtout aujour­d’hui, dans un monde où la culture classique, les langues et littératures grecques et latines, a perdu son rôle de définition des élites sociales et politiques et se voit réduite à un rôle très modeste. Ce qui surprend le plus est sans doute ce qu’elles partagent : le dénominateur commun de toutes ces références, c’est le « miracle grec », l’exception absolue de ces cités antiques qui, les premières, virent, dit-on, s’épanouir la liberté et la démocratie. Le miracle grec connut bien des variantes. Mais il est toujours là. Qu’en penser aujourd’hui ?

« Il n’y a pas de miracles en histoire. »

La cité grecque, exceptionnelle ?
Dans les années 1980, une révolution eut lieu dans l’étude des origines de la cité grecque. On ne cherche jamais les origines que de ce qu’on connaît et définit clairement. Tant que la cité grecque était définie comme une structure institutionnelle, dans le cadre d’une histoire politique et juridique, c’est à l’apparition de ces institutions qu’on s’attachait. Les textes anciens mentionnaient en effet la disparition des royautés, l’œuvre de législateurs, la définition des pouvoirs de l’assemblée, du conseil et des magistrats à Sparte ou Athènes. Mais ces textes étaient souvent sujets à caution : ils sont pour la plupart postérieurs de plusieurs siècles aux événements qu’ils rapportent. L’apparition de la cité est le plus souvent située à l’époque archaïque (environ 750-500 avant notre ère) qui a livré peu de textes.

« La force du miracle grec repose sans doute sur l’importance des sources littéraires en grec, de la pensée politique développée par la suite, et aussi en partie sur la force du mot démocratie, dont on oublie trop vite qu’il désigne à Athènes un système impérialiste et esclavagiste. »

C’est donc vers l’archéologie et les vestiges matériels que se tournent plusieurs études dans les années 1980. Elles tendent non plus à suivre des développements proprement politiques mais à définir ce qui fait le politique lui-même ; il ne s’agit plus de comprendre des changements institutionnels mais de voir d’où vient le politique en tant qu’espace à part. Les réponses sont diverses, mais délimitent toutes des pratiques partagées, d’ordre culturel : repas en commun, sacrifices suivis de partage de la viande, participation aux cultes, tout cela forme un ensemble réglé par l’idée de partage égal entre les membres de la communauté, qui offre la matrice du politique (François de Polignac, La Naissance de la cité grecque, La Découverte 1984, et Pauline Schmitt-Pantel, 1991).

« Dans les années 1980, une révolution eut lieu dans l’étude des origines de la cité grecque. »

C’est cette perspective d’anthropologie historique qui a dominé les études depuis trente ans, aussi bien en France que dans le monde anglo-saxon ; on n’en compte plus les déclinaisons. Dans les années 1990, un certain renouveau de l’histoire économique se fit jour, mais sans atteindre ce domaine de l’origine des cités et du politique. Ce n’est que très récemment que certains travaux tentèrent de relire par cette approche la supposée exception grecque. Marqués par les travaux de l’école dite néo-institutionnaliste, plusieurs chercheurs ont souligné le lien entre cité et marché. L’égalité politique et juridique des membres du corps civique serait équivalente à l’égalité économique des acteurs du marché. Cette idée générale a trouvé une application très cohérente et systématique dans un livre de l’historien libéral américain Josiah Ober (L’énigme grecque, La Découverte, 2017). Ce spécialiste de la démocratie athénienne pense pouvoir établir que l’apparition et le développement d’institutions démocratiques est lié à une croissance économique remarquable, et que le lien entre les deux est précisément le marché, qui fonctionne très bien en démocratie et finalement la consolide en retour.

Retour à l’économie
Ces deux perspectives sont également critiquables. Il n’est sans doute pas à exclure que des pratiques cultuelles collectives aient pu servir de ciment à des cités en formation. Mais ce ne sont pas ces pratiques qui ont pu répondre à la crise de l’endettement privé, à la concentration des terres, et en définitive aux questions fondamentales de délimitation du corps civique (les esclaves, les étrangers, les artisans sont-ils citoyens ?) et d’attribution de la terre et de ses produits (lotissements, répartition de la main-d’œuvre). Quant à la théorie d’Ober, elle pèche par presque tous les côtés : les données quantitatives sur lesquelles il établit l’idée d’une croissance économique sont fragiles, même si l’hypothèse peut avoir une certaine réalité ; surtout, les disjonctions chronologiques sont frappantes : la croissance commence vers 800, dans des communautés qui n’ont peu sinon rien à voir avec l’Athènes du Ve siècle ; les réformes démocratiques se situent à la fin du VIe siècle ; et surtout, dire que la plupart des cités grecques sont des démocraties est tout simplement faux avant la fin du IVe siècle, époque à laquelle l’essentiel de la croissance est acquis.
La simple vérité est que les chercheurs qui travaillent sur la Grèce sont trop souvent obsédés par le miracle grec et ses avatars. Tout le monde sait et admet – à la suite, il faut le noter, d’Aristote lui-même – que les Grecs ne furent pas seuls à vivre en cités, mais que ce fut aussi le cas des Étrusques en Italie, des Phéniciens et Carthaginois dans toute la Méditerranée, et de bien d’autres. Malgré tout, quand il s’agit des questions essentielles – l’origine des cités, la formation du politique –, on revient à bride abattue se concentrer sur un espace restreint, celui des cités grecques du bassin égéen, et éventuellement de quelques-unes des colonies qui en sont issues. C’est là que se situe le problème fondamental. La force du miracle grec repose sans doute sur l’importance des sources littéraires en grec, de la pensée politique développée par la suite, et aussi en partie sur la force du mot démocratie, dont on oublie trop vite qu’il désigne à Athènes un système impérialiste et esclavagiste.
Pour le reste, ces diverses versions du miracle grec sont bien de leur temps : dans les années 1980, une partie du monde intellectuel, à gauche en particulier, se demande ce qui fait communauté, ce qui fonde le vivre-ensemble, pour utiliser le langage courant – et donne à cette question des réponses d’ordre culturel ; dans les années 2000, on insiste sur les liens entre marché libre et démocratie. C’est au fond assez attendu. Ce genre de métamorphoses de l’exception grecque est un phénomène ancien, illustré déjà par certains aspects des travaux de l’école dite de Paris, autour de Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet.

Que faire ? Il faut sortir du miracle grec. Pour cela, on dispose aujourd’hui d’assez de données dans l’ensemble du monde méditerranéen et proche-oriental. Il est remarquable que les phénomènes isolés par Ober puissent être généralisés sans aucun problème à l’échelle méditerranéenne. Le début du premier millénaire avant notre ère vit une croissance urbaine notable dans certaines régions comme l’Étrurie et l’Ionie ; elle fut suivie par l’urbanisation de la Grèce égéenne, de l’Andalousie, de l’Anatolie entre 800 et 600. Cette croissance démographique et urbaine a des conséquences à la fois économiques et politiques : l’artisanat spécialisé prend des formes nouvelles, l’approvisionnement des villes devient un problème agricole, la forme nouvelle de la ville réserve souvent des espaces politiques. Ce moment-là est considéré comme une épiphanie lorsque se définissent les premières agorai (places d’assemblée) grecques, comme à Megara Hyblaea en Sicile vers 700. C’est cependant un fait qu’il faut remettre en série : des places semblables sont dé­sormais connues à Latmos et Av ar Tepesi en Asie mineure, tandis que Carthage a un plan orthogonal, souvent lié à de telles places, dès 700.

« L’origine du politique est économique. Mais ce qui est important, c’est que ces processus économiques ne sont pas typiquement grecs : comment pourraient-ils d’ailleurs être liés à une culture plutôt qu’à une autre ? »

Le monde méditerranéen avance d’un même pas entre 1 200 et 400 avant notre ère. Il y a certes de fortes différences régionales, mais elles ne correspondent pas aux vieilles frontières héritées : les régions avancées sont l’Étrurie, la Phénicie et l’Ionie, ce qui ne s’explique en aucun cas par des questions d’identité ethnique ou de culture. Dans cette histoire commune, un moment prend un relief particulier. Entre la fin du VIIe siècle et le début du Ve, en divers endroits, éclate une crise de la dette dont le souvenir nous est parvenu. Le nœud du problème est la réduction en esclavage pour dettes de membres du corps civique. Il s’agit clairement d’une initiative des plus riches pour se procurer de la main-d’œuvre à exploiter sur place ou exporter. L’instrument en est la monnaie, non pas la monnaie frappée mais une monnaie de métal pesé, dont l’importance ne fait que commencer à apparaître aujourd’hui. Les communautés réagissent en interdisant la réduction des citoyens en esclavage, en protégeant la cellule domestique paysanne par l’inaliénabilité de certaines terres, en organisant des sources de main-d’œuvre alternatives (esclavage des étrangers ou soumission et asservissement sur place de communautés voisines). Elles réorganisent l’ensemble du système de production et d’allocation des biens agricoles, et le point d’orgue de cette réorganisation est la création de marchés délimités et surveillés, qui servent à contrôler les biens échangés et à prélever les taxes sur les échanges. Cela est vrai en Grèce, mais aussi à Rome à la même époque, et on peut supposer que ce fut le cas ailleurs.

La Méditerranée et au-delà
L’économie de la Méditerranée archaïque n’est pas une économie primitive incapable de jouer un rôle dans la formation des cités – ce qu’on croyait dans les années 1980. Ce n’est pas non plus l’histoire des bienfaits du marché libre – ce qu’on prétend parfois aujourd’hui. C’est le lieu où se nouent les questions essentielles, celles des droits sur la production, la main-d’œuvre et les biens produits, qui font que les communautés se doivent de construire un droit, des marchés encadrés et un espace politique. L’origine du politique est économique. Mais ce qui est important, c’est que ces processus économiques ne sont pas typiquement grecs : comment pourraient-ils d’ailleurs être liés à une culture plutôt qu’à une autre ? Le lieu de formation des cités-États antiques est l’ensemble de la Méditerranée. Ce n’est d’ailleurs pas le seul. L’Inde du nord, la Chine du nord voient au même moment se former des États au milieu d’évolutions semblables – monétarisation, urbanisation, intensification agricole, introduction de nouveaux types de travail contraint. Il y a là de quoi écrire une histoire qui sortira du cercle vicieux de l’exception grecque. Il n’y a pas de miracles en histoire. l

Julien Zurbach est historien. Il est maître de conférence à l'Ecole normale supérieure de Paris.

Cause commune n° 5 - mai/juin 2018