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La stratégie de prise de pouvoir par la force employée par les bolcheviks en octobre 1917 est-elle exportable en tout lieu et à n’importe quelle époque ? Gramsci est convaincu du contraire. Lorsque la société civile est fortement structurée, comme c’est déjà le cas en Europe occidentale au moment où il écrit, il est nécessaire de passer d’une « guerre de mouvement » à une « guerre de position », c’est-à-dire à une lutte à l’extérieur mais aussi à l’intérieur des institutions, visant à modifier progressivement les rapports de force en forgeant des alliances de classes.

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Antonio Gramsci, Cahiers de prison, tome II, cahier 6 (1930-1932), §138, Gallimard, 1996, traduction de Monique Aymard et Paolo Fulchignoni.

Passé et présent. Passage de la guerre de manœuvre (et de l’attaque frontale) à la guerre de position, même dans le domaine politique. Cela me paraît la question de théorie politique la plus importante posée par l’après-guerre, et la plus difficile à résoudre de façon juste. Elle est liée aux questions soulevées par Bronstein [Léon Trotski] qui, d’une façon ou d’une autre, peut être considéré comme le théoricien politique de l’attaque frontale à une époque où celle-ci n’est qu’une cause de défaite. Dans la science politique, ce passage n’est lié qu’indirectement à celui qui s’est produit dans le domaine militaire, même si, certainement, un lien existe et s’il est essentiel. La guerre de position demande d’énormes sacrifices à des masses illimitées de population ; il faut donc une concentration inouïe de l’hégémonie et, par conséquent, une forme de gouvernement plus « interventionniste » qui prenne l’offensive plus ouvertement contre les opposants et organise d’une manière permanente l’« impossibilité » d’une désintégration inter­ne : contrôle de tous genres, politiques, administratifs, etc., renforcement des « positions » hégémoniques du groupe dominant, etc. Tout ceci indique que l’on est entré dans une phase culminante de la situation politico-historique, puisque, en politique, la « guerre de position » une fois gagnée est définitivement décisive. En politique, la guerre de mouvement dure tant qu’il s’agit de conquérir des positions non décisives et que toutes les ressources de l’hégémonie et de l’État ne sont donc pas mobilisées ; mais quand, pour une raison ou pour une autre, ces positions ont perdu leur valeur et que seules comptent les positions décisives, alors on passe à la guerre de siège, serrée, difficile, qui requiert des qualités exceptionnelles de patience et d’esprit inventif. En politique, le siège est réciproque, malgré toutes les apparences, et le seul fait que celui qui domine doive faire étalage de toutes ses ressources montre le jugement qu’il porte sur l’adversaire. Antonio Gramsci

Guerre de mouvement
et guerre de position

La politique et la guerre
Lorsque Gramsci emploie les concepts de « guerre de mouvement » et de « guerre de position » pour analyser les différentes stratégies que le mouvement communiste est susceptible d’adopter, il dresse une analogie entre le domaine politique et le domaine militaire. Cela ne signifie pas que Gramsci souhaite mettre en œuvre des méthodes militaires dans le champ politique ou qu’il considère que les conflits politiques devraient se résoudre par la voie militaire. L’usage du vocabulaire militaire est pour une part métaphorique, même si la guerre reste une conséquence possible de l’action politique. Cette comparaison n’est pas nouvelle dans le marxisme, et elle n’a d’ailleurs rien de surprenant puisque celui-ci place la question de la lutte des classes au centre de ses analyses. Friedrich Engels lui-même nourrissait une telle passion pour la stratégie militaire que tous ses proches le surnommaient « le général ». Le dirigeant social-démocrate allemand Karl Kautsky proposait déjà en 1910 de distinguer en politique « stratégie d’anéantissement » et « stratégie d’usure » par analogie avec la science de la guerre moderne.
Les expressions « guerre de mouvement » et « guerre de position » sont notamment utilisées pour décrire des phases distinctes de la Première Guerre mondiale. Entre août et octobre 1914, c’est la guerre de mouvement : assauts rapides, charges frontales, pertes nombreuses… Puis, à partir de novembre 1914, on passe à la guerre de position : les belligérants creusent des tranchées et s’y enterrent pour tenir une position pendant une durée souvent très longue (la bataille de Verdun dure plus de neuf mois).
Pour Gramsci, il est possible de retrouver l’équivalent politique de ces stratégies militaires. La stratégie de la guerre de mouvement peut être notamment comparée à la théorie de la « révolution permanente » développée par Léon Trotski. S’opposant à la doctrine du « socialisme dans un seul pays » mise en œuvre par Staline, Trotski défendait l’idée selon laquelle la révolution n’était pas décomposable en étapes (d’abord la démocratie, ensuite le socialisme…) et ne pouvait être menée qu’à l’échelle mondiale. Dans d’autres textes, Gramsci compare également la stratégie de la guerre de mouvement à la théorie de la grève de masse développée par Rosa Luxemburg. Dans une brochure de 1906, elle désignait sous le terme de « grève de masse » un entrelacement de grèves politiques et de grèves économiques dont la révolution russe de 1905 avait fourni un exemple frappant. « La grève de masse, c’est tout simplement la forme de la lutte révolutionnaire », affirmait-elle alors. Pour Gramsci, cette conception pêche par « économisme » en ce qu’elle fait découler de façon directe la révolution de la crise économique. Selon cette conception qu’il juge réductrice, « l’élément économique immédiat (crises, etc.) est considéré comme l’artillerie de campagne qui, dans la guerre, ouvre un passage dans la défense ennemie, passage suffisant pour rendre possible une irruption des troupes et remporter un succès définitif (stratégique) » (cahier 13, § 24).

D’une stratégie à l’autre
Gramsci cherche à montrer que le mouvement ouvrier doit désormais passer à la guerre de position car la guerre de mouvement est devenue une « cause de défaite ». Ce changement de stratégie est d’abord dicté par les circonstances et, comme le dit Gramsci dans le paragraphe 24 du cahier 13, « la vérité est qu’on ne peut pas choisir la forme de guerre qu’on veut, à moins d’avoir d’emblée une supériorité écrasante sur l’ennemi », ce qui n’est pas le cas. La guerre de position est la seule possible lorsque le rapport de force est nettement en faveur de l’adversaire. La guerre de mouvement était possible en Russie en octobre 1917 en raison de l’extrême fragilité de l’autocratie prise dans la tourmente de la guerre. Elle était possible en raison aussi du faible niveau de développement de la société civile qui caractérisait le régime tsariste : population très majoritairement rurale, niveau d’illettrisme extrêmement fort, puissance d’Etat autocratique mais isolée, etc. Dans le paragraphe 16 du cahier 7, Gramsci résume les choses en disant que la société civile russe se caractérisait par sa dimension « primitive et gélatineuse ». Rien à voir avec la « robuste structure » de la société civile de l’Europe occidentale, disposant d’appareils d’hégémonie solides (administration, école, presse…). Lénine lui-même en convenait volontiers.
La guerre de position suppose une lutte patiente, pied à pied, pour conquérir des positions hégémoniques face à la classe dominante. Il s’agit de transformer par étapes le rapport de force. Loin d’être un renoncement réformiste ou une solution de facilité, elle est une lutte « difficile », elle requiert un « esprit inventif » car elle exige de battre l’adversaire non seulement dans la rue, mais sur tous les terrains : idéologique, culturel, organisationnel, etc.

Florian Gulli et Jean Quétier

Comment combattre le fascisme ?

Le Komintern, l’Internationale communiste, accueille favorablement la crise économique de 1929. Manouilski, l’un de ses membres, déclare : « La crise peut être fatale pour la société capitaliste. […] Nous allons au-devant d’une vague de grèves gigantesques qui prendront le caractère de grèves générales de masse. La question de la lutte pour la dictature du prolétariat sera mise à l’ordre du jour (1). » La crise est donc interprétée par les partis communistes comme le signe de l’effondrement imminent du capitalisme. Et cet effondrement ne manquera pas d’emporter dans sa chute le régime fasciste, envisagé comme le chant du cygne d’une bourgeoisie aux abois. L’heure de la révolution prolétarienne, de l’attaque frontale, semble avoir sonné et l’on se prend à croire qu’on pourrait renverser le fascisme en comptant sur la seule force des communistes.
Gramsci, depuis Turi où il est emprisonné, juge cette stratégie – fascisme ou révolution prolétarienne – irréaliste. La guerre de mouvement, l’attaque frontale, n’est plus d’actualité. Il faut proposer des mots d’ordre larges pour mobiliser, au-delà de la classe ouvrière, les masses influencées par la propagande fasciste, notamment les paysans et les couches moyennes. Gramsci défend par exemple le mot d’ordre démocratique de « Constituante », point de ralliement possible pour tous ceux qui entendaient combattre le fascisme au pouvoir. Se réimplanter dans les masses, forger de nouvelles alliances de classe, telle est cette guerre de position, que Gramsci résume dans le cahier 8 : « La guerre de position en politique est le concept d’hégémonie. »

1) Cité dans Serge Wolikow, L’Internationale communiste (1919-1943). Le Komintern ou le rêve déchu du parti mondial de la révolution, Les éditions de l’Atelier, 2010, p. 169.

Cause commune n° 4 - mars/avril 2018