Par

Peut-on espérer impulser une direction politique si l’on est coupé du peuple et de sa vision du monde ? Le discours d’un parti doit-il se tenir à distance du sens commun au prétexte qu’il serait l’expression de la pensée dominante ? Ou doit-il à l’inverse partir du sens commun pour dégager peu à peu sa rationalité ? Lorsqu’il examine les conditions de formation d’un « bloc historique », Gramsci affirme qu’elle n’est possible que dans le cadre d’un rapport organique entre gouvernants et gouvernés, fondé sur la compréhension mutuelle.

AGramsci.jpg

Passage du savoir au comprendre, au sentir, et vice versa du sentir au comprendre, au savoir. L’élément populaire « sent », mais il ne comprend pas ou ne sait pas toujours. L’élément intellectuel « sait », mais il ne comprend pas, et surtout il ne « sent » pas toujours. Les deux extrêmes sont par conséquent la pédanterie et le philistinisme d’un côté, la passion aveugle et le sectarisme de l’autre. Non que le pédant ne puisse être passionné, au contraire ; la pédanterie passionnée est tout aussi ridicule et dangereuse que le sectarisme et la démagogie les plus effrénés. L’erreur de l’intellectuel consiste à croire qu’il puisse « savoir » sans comprendre, et spécialement sans sentir, et sans être passionné (non seulement du savoir en soi, mais de l’objet de ce savoir), autrement dit cette erreur consiste à croire que l’intellectuel puisse être tel (et non un pur pédant) s’il est séparé et détaché du peuple-nation, c’est-à-dire sans sentir les passions élémentaires du peuple, en les comprenant, et donc les expliquant et les justifiant dans la situation historique déterminée, et en les rattachant dialectiquement aux lois de l’histoire, à une conception supérieure du monde élaborée scientifiquement et d’une façon cohérente : le « savoir » ; on ne fait pas de politique-histoire sans cette passion, c’est-à-dire sans le lien sentimental entre les intellectuels et le peuple-nation. En l’absence d’un tel lien les rapports de l’intellectuel avec le peuple-nation sont, ou se réduisent à des rapports d’ordre purement bureaucratique, formel ; les intellectuels deviennent une caste ou un sacerdoce (le soi-disant centralisme organique). Si le rapport entre les intellectuels et le peuple-nation, entre les dirigeants et les dirigés, les gouvernants et les gouvernés, est fourni par une adhésion organique dans laquelle le sentiment-passion devient compréhension, et de là savoir (non pas mécaniquement, mais de façon vivante), alors et alors seulement il s’agit d’un rapport de représentation, et se produit l’échange des éléments individuels entre gouvernés et gouvernants, dirigés et dirigeants, c’est-à-dire se réalise la vie d’ensemble qui seule est la force sociale, se crée le « bloc historique ».

Antonio Gramsci, Cahiers de prison, cahier 11, § 67 (1932-1933), Gallimard, 1978, traduction de Paolo Fulchignoni, Gérard Granel, Nino Negri, p. 299 sq.


Les rapports que les intellectuels entretiennent avec le peuple sont au cœur de la réflexion de Gramsci, en raison de la définition large qu’il donne au concept d’intel­lectuel(1). Pour Gramsci, un intellectuel se définit moins par les qualités qui lui sont propres que par la fonction qu’il occupe dans la société. Il n’y a donc aucune raison de ne désigner sous le nom d’intellectuel que les seuls intellectuels « traditionnels » (artistes, gens de lettres, philosophes, etc.). Les intellectuels sont ceux qui ont la charge, dans leur domaine, d’organiser une hégémonie de classe. Jusqu’à présent, cette activité a essentiellement consisté à permettre à la classe dominante de maintenir les classes subalternes dans la passivité. Pourtant, la question ne s’y réduit pas : elle se pose aussi pour les intellectuels communistes, c’est-à-dire pour l’ensemble des membres du parti communiste. Gramsci affirme en effet : « Que tous les membres d’un parti politique doivent être considérés comme des intellectuels, voilà une affirmation qui peut prêter à des plaisanteries et à des caricatures : pourtant, à la réflexion, il n’y a rien de plus exact » (Cahier 12, § 3). La question du lien des intellectuels au peuple devient donc : quel rapport un parti (dont les membres sont des intellectuels) doit-il entretenir avec les masses lorsqu’il prétend leur proposer une direction politique ?
Pour comprendre cette relation, il faut d’abord envisager les deux termes. En disant que le peuple « sent », tandis que l’intellectuel « sait », Gramsci est au plus loin d’un quelconque mépris pour le peuple. Il pourra écrire par exemple : « Si l’on peut parler d’intellectuels, on ne peut pas parler de non-intellectuels, car les non-intellectuels n’existent pas » (Cahier 12, § 1). Même les ouvriers qui travaillent à la chaîne ne réalisent pas un travail qui serait purement physique, contrairement à ce que suggère l’image du « gorille apprivoisé » popularisée par Taylor : il existe toujours une part d’activité intellectuelle créatrice.
Ce texte insiste par ailleurs, non pas sur les défaillances du « sens commun », thème élitiste classique de la philosophie depuis Platon, mais sur ce que Gramsci appelle « l’erreur de l’intellectuel », qui consiste à croire qu’il est possible de savoir réellement sans sentir et comprendre « les passions élémentaires du peuple ». Le savoir, ici le savoir politiquement efficace du parti, ne passe pas par la mise à distance des sentiments et des émotions du commun. Il présuppose bien au contraire « le lien sentimental entre les intellectuels et le peuple-nation ». Le jugement de Gramsci est clair : « On ne fait pas de politique-histoire sans cette passion. » Nulle rupture, donc, entre le sentiment et le savoir. Le véritable intellectuel doit s’imprégner du sentir. Il n’a rien de commun avec le « pédant » qui humilie le sens commun. Parce qu’ils sont coupés des passions populaires, les savoirs du pédant, pour Gramsci, ne sont que de « petites lubies individuelles » sans prise sur l’histoire.
Mais l’exigence d’appropriation des passions populaires ne signifie pas abdication de l’intelligence devant le sentiment. Car le savoir ne peut pas se contenter de refléter passivement le sens commun. Celui-ci est en effet toujours pluriel, influencé par la pensée des classes dominantes, parfois traversé par des contradictions. Bref, le sens commun n’est pas spontanément vrai ou juste. Néanmoins, il existe pour Gramsci un « noyau sain du sens commun », qu’il appelle le « bon sens », méritant d’être « développé et rendu unitaire et cohérent » (Cahier 11, § 12). Le savoir ne peut pas plus se développer hors des « passions populaires » qu’il ne peut leur être simplement subordonné. Le savoir du parti, le savoir politique, dialogue avec le sens commun, il doit être pensé comme son élaboration rationnelle.

Crise organique et « bloc historique ».
Le lien entre parti et masse tel qu’il s’est institué à une époque donnée peut ne pas résister aux exigences d’une situation historique nouvelle. L’une des questions fondamentales pour un parti politique est donc sa « capacité [...] à réagir contre l’esprit de routine, contre les tendances à se momifier et à devenir anachronique » (Cahier 13, § 23).
Les « crises d’autorité » ou crises d’hégémonie, par exemple les deux années consécutives à la Première Guerre mondiale en Italie, sont des périodes au cours desquelles le lien organique unissant les partis traditionnels et le peuple se délite. « Les groupes sociaux se détachent de leurs partis traditionnels », ces derniers « ne sont plus reconnus par leur classe ou fraction de classe comme leur expression ». Le rapport entre parti et classe n’est plus un « rapport de représentation ». Sans ancrage de masse, le parti « se vide de son contenu social et demeure comme perché dans les nuages » (Cahier 13, § 23). Lorsque, du terrain des partis, la crise se propage à tout l’État, alors on peut parler de « crise organique ».
Bien sûr, ces moments de crise sont toujours en même temps une opportunité pour les forces révolutionnaires. Mais nul excès d’optimisme chez Gramsci cependant. La crise est dangereuse, « parce que la voie est libre pour des solutions de force, pour l’activité de puissances obscures représentées par les hommes providentiels ou charismatiques » (Cahier 13, § 23). Ainsi la crise d’hégémonie en Italie débouche au début des années 1920 sur le fascisme.
L’un des symptômes d’une crise organique est la bureaucratisation des rapports entre les partis et leur classe. Le parti, inadapté à la situation nouvelle, perd de vue le sens commun ; la politique se fait alors en dehors des passions populaires et souvent contre elles. La bureaucratisation des rapports entre les intellectuels-organisateurs et leur base peut prendre deux formes. Le groupe des intellectuels-organisateurs peut se transformer en une « caste », c’est-à-dire en un groupe fermé sur lui-même qui dicte ses ordres sans prendre en compte le sens commun. Il peut aussi se transformer en « sacerdoce », c’est-à-dire en une relation religieuse de fascination des masses pour des chefs censés détenir des vérités infaillibles. Dans les deux cas, le rapport entre parti et masse est un rapport à sens unique, un pur rapport de commandement, coupé du sentir du peuple. L’élément populaire demeure passif et sans poids. Il est à noter que pour Gramsci ces relations qui ont parfois été baptisées « centralisme organique », mais qui n’ont d’organique que le nom puisqu’elles sont en réalité bureaucratiques, s’opposent à l’interaction constante, à l’échange permanent entre le parti et les masses.
Un parti qui aspire au pouvoir, n’ayant aucun moyen de contraindre les masses, ne peut qu’espérer leur proposer une direction politique dans laquelle elles se reconnaîtront. Il lui faut, pour ce faire, se relier à nouveau au noyau rationnel du sens commun. L’objectif est de créer ce que Gramsci nomme un nouveau « bloc historique », c’est-à-dire un nouveau lien organique entre parti et peuple-nation, fondé sur leur compréhension mutuelle.

(1). Sur ce point, nous renvoyons à l'analyse du texte publié dans le n°5 de Cause commune.

Philosophie de la praxis et réforme intellectuelle et morale

Du point de vue des communistes, le lien organique entre les intellectuels et le peuple passe par une diffusion de ce que Gramsci nomme la « philosophie de la praxis », c’est-à-dire le marxisme. Cette diffusion a notamment pour fonction de contribuer à la « réforme intellectuelle et morale » indispensable à la formation d’une volonté collective nationale-populaire. Cette « réforme intellectuelle et morale » consiste à promouvoir une autre conception du monde que celle que véhiculent les préjugés populaires (Gramsci pense notamment à l’importance des superstitions dans l’Italie de son temps). Pour y parvenir, la « philosophie de la praxis » doit acquérir « l’indépendance et l’originalité d’une nouvelle culture en incubation » (Cahier 16, §9), ce qui suppose d’éviter un double écueil : se couper des masses ou tomber dans la simplification grossière.

Cause commune n°8 • novembre/décembre 2018