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Les lois Travail de 2016 et 2017 ont été présentées par leurs promoteurs comme des simplifications et des adaptations nécessaires à la modernité. Au contraire, elles ont été considérées par les syndicats comme des retours au XIXe siècle. Il est étonnant que, lors de ces deux années, on ait si peu évoqué la première loi Travail, celle du 22 mars 1841 sur les enfants.
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Enfants mineurs américains, Pennsylvanie 1911.

 

A cette époque, le « code du travail » ne pouvait être plus simple, puisqu’il n’existait pratiquement aucun règlement. Et pourtant les dirigeants d’alors estimèrent que la modernité exigeait quelques complications. Notre pays n’était d’ailleurs pas le premier à se pencher sur la condition ouvrière, sur les maladies professionnelles, sur la misère, sur la santé des travailleurs, etc. En France, des médecins, des religieux, des économistes, des « philanthropes », et même des patrons, s’exprimaient depuis quelque temps sur ces questions. C’était en particulier le cas de Louis René Villermé (1782-1863), membre de l’Académie de médecine et de celle des sciences morales et politiques, célèbre par son Tableau de l’état physique et moral (1840).

« Voyons plutôt dans le fabricant un utile et honorable citoyen, pourvoyant aux besoins de la société, assurant du travail à la classe ouvrière, et se présentant au milieu d’elle, s’en faisant aimer comme un véritable père de famille. » Louis Joseph Gay-Lussac

Sous la monarchie de Juillet (1830-1848), il y avait deux chambres : celle des pairs et celle des députés. Les députés étaient élus par un suffrage censitaire assez sévère et il n’y avait donc que des notables, pas d’ouvriers, encore moins de communistes ou de socialistes, même si les idées « saint-simoniennes » agitaient certains milieux. Diverses discussions avaient déjà eu lieu aux chambres sur des sujets voisins. Les débats étaient d’ailleurs vifs et crus, les pairs et députés, entre notables, se permettaient de parler assez librement. C’est le 22 février 1840 que le coup d’envoi fut donné à la Chambre des pairs par le rapport de Charles Dupin en vue d’une loi limitant le travail des enfants. Toutes les prises de parole sont consignées dans le Moniteur, malheureusement non en ligne pour ces années-là. Les débats ont eu lieu chez les pairs jusqu’au 10 mars. À la Chambre des députés, un exposé des motifs fut donné par le ministre du Commerce le 11 avril, mais le débat n’eut lieu qu’à partir du 21 décembre et se termina le 29 par un scrutin favorable à la loi (185 pour, 50 contre). S’ensuivit un scrutin à la Chambre des pairs le 23 février 1841 (104 pour, 2 contre), puis un retour à la Chambre des députés du 3 au 11 mars (218 pour, 17 contre). La loi en treize articles fut promulguée par Louis-Philippe le 22 mars 1841.
L’ensemble du rapport de Charles Dupin à la Chambre des pairs le 22 février 1840 vaudrait la peine d’être réédité. Celui-ci, nullement socialiste, expliquait qu’il était de l’intérêt même des industriels et du gouvernement de légiférer pour mettre un frein aux « abus ». Il s’agissait de pouvoir disposer le lendemain, et au-delà, d’une force de travail en bon état, et d’avoir des conscrits pas trop abîmés pour pouvoir les envoyer à l’armée. En effet, tant que le travail était purement physique, l’exploitation des enfants avait ses limites naturelles. Quand on a eu « les secours des moteurs inanimés », « des moteurs mécaniques de l’eau, du feu et de la vapeur », on a pu faire travailler ces enfants plus longtemps et ils ont été « exploités jusqu’à la barbarie » à cause de la « concurrence excessive » et de la « soif immodérée du lucre ». On voit bien qu’il ne s’agissait pas uniquement de revendications ouvrières (dont les grèves restèrent interdites jusqu’en 1864, et les syndicats de même jusqu’en 1884).

« Une manufacture qui réunit quelquefois trois ou quatre cents personnes est un établissement tout à fait différentde l’intérieur d’une famille. » Charles Dupin

Si différent que soit le contexte, toutes sortes de questions récemment sur la sellette ont été abordées pendant les débats de 1840 :
– Faut-il une loi précise ou seulement quelques principes ?
– Faut-il une loi partout ou des règlements locaux et particuliers ?
– Quel âge minimum ? Quelle journée de travail maximum ? Quelles dérogations pour le travail du dimanche et des jours fériés ?
– Qui doit surveiller que la loi est appliquée ? Quelles pénalités dans le cas contraire ? Et en cas de récidive ?
– Doit-on sanctionner seulement les industriels ou aussi les parents ?
– Comment lier cette loi à l’instruction publique et aux bonnes mœurs ?
Plusieurs historiens et économistes ont étudié cet épisode ; nous renvoyons en particulier à l’article de Claire Lemercier (2011), accessible en ligne. Celle-ci montre aussi que cette loi (pourtant assez modeste) ne fut pas très bien appliquée. Plutôt que de proposer ici un survol des arguments des uns et des autres, nous avons préféré reproduire quelques extraits bruts d’une discussion vive entre deux savants : le chimiste et physicien Louis Joseph Gay-Lussac (opposé) et le mathématicien Charles Dupin (partisan de la loi), à la Chambre des pairs le 9 mars 1840. Les commentaires affaiblissent souvent ces prises de position plus spontanées.

M. Gay-Lussac
[...] On veut que la loi prenne la tutelle complète de l’enfance, et que le fabricant, en compensation des bénéfices énormes qui lui sont assurés, soit soumis à toutes sortes de sacrifices ; qu’il fasse moins travailler, qu’il paie davantage sans doute ; qu’il accepte les règlements à intervenir pour assurer la salubrité de son établissement, le vêtement, la nourriture, la santé des enfants ; qu’il soit passible d’amendes et qu’enfin son domicile soit ouvert à chaque instant au médecin de village, aux préfets, aux sous-préfets, maires, procureurs du roi, substituts, juges de paix, commissaires de police. Il ne manque que le garde champêtre.
Ainsi, au lieu de s’adresser à son humanité, à ses sentiments généreux pour le faire concourir au bien-être de l’enfance, la loi fera violemment peser sur lui une responsabilité effrayante, lui imposera des sacrifices sans nombre, et le troublera dans tout ce qu’il a de plus cher, dans son indépendance. [...]
D’abord, il n’est pas vrai que le fabricant trouve de si grands avantages dans le travail des enfants, et il l’est encore moins qu’il l’exploite avec une barbarie impitoyable. Les avantages sont réciproques ; et s’il existe quelques abus (où n’en trouve-t-on pas ?), je ne les crois pas suffisants pour motiver les nombreuses et sévères prescriptions de cette loi.
Voyons plutôt dans le fabricant un utile et honorable citoyen, pourvoyant aux besoins de la société, assurant du travail à la classe ouvrière, et se présentant au milieu d’elle, s’en faisant aimer comme un véritable père de famille.
Croyez-le bien, Messieurs, la position d’un fabricant occupant de nombreux ouvriers, n’est pas si douce, n’est pas si belle qu’on paraît le croire, [...] l’industrie n’est qu’une succession continuelle de succès et de revers. Les soucis l’assiègent jour et nuit ; sa fortune est tout entière engagée dans son établissement. Quelquefois elle grandit rapidement ; mais souvent elle s’écroule de même. À une année prospère en succède une désastreuse, et le fabricant, au lieu de jeter ses ouvriers sur la place publique, leur assure du travail ; alors aussi s’affaiblissent, s’évanouissent même les bénéfices qu’il avait faits. Le fabricant est donc dans l’état un véritable père de famille, naturellement et par état ami de l’ordre et de la paix. Honneur donc et protection à cet utile et si recommandable citoyen !
Quant à la fausse idée que quelques honorables pairs se sont faite des manufactures et de leur travail abrutissant, je craindrais d’abuser des moments de la chambre en l’abordant. Les manufactures prospèrent et répandent le bien-être et la richesse, et l’intelligence de la classe ouvrière les développe de plus en plus.
[...] Le fabricant ne peut être considéré comme exerçant une profession publi­que. On n’a à lui demander fort heureusement aucune garantie de capacité. Ses fautes, il en est puni dans ses propres intérêts qu’il blesse. Son établissement n’est qu’un asile de travail, c’est un sanctuaire qui doit être aussi sacré que la maison paternelle, et qui ne peut être violé que dans des circonstances extraordinaires, dans un intérêt social. Et à quel titre voudrait-on lui imposer d’aussi dures conditions, et que reçoit-il en échange ?
Il reçoit un travail qu’il a acheté à prix convenu avec le père de l’enfant, et qu’il doit employer dans un temps que la loi fixe désormais en bon père de famille. La garantie en est dans la notoriété publique et dans l’application de la peine par la loi. [...]

M. le baron Dupin
[...] On assimile toujours une manufacture au foyer paternel, c’est une erreur manifeste. Une manufacture qui réunit quelquefois trois ou quatre cents personnes est un établissement tout à fait différent de l’intérieur d’une famille ; c’est un établissement qui présente, par la multiplicité même des travailleurs, un caractère plus que privé, dans lequel l’autorité publique a droit d’intervenir d’une manière particulière pour s’assurer des conditions de bien-être, de salubrité, de bonnes mœurs et de santé des enfants du peuple qui s’y trouvent employés. [...]
On nous objecte que nous nous défions de l’industrie, et que nous lui faisons injure. À coup sûr, rien dans notre travail ne porte ce caractère qu’on veut lui donner, de mettre en suspicion l’industrie nationale tout entière.
Quoi ! quand on porte des lois pénales contre le meurtre, contre l’empoisonnement, contre le vol, est-ce donc une imputation contre la nation française tout entière ? Est-ce qu’on la considère pour cela comme une nation d’assassins, d’empoisonneurs, ou de voleurs ? Non, sans doute ; mais par là le législateur veut simplement dire qu’il peut exister, et même qu’il existe en France des hommes vicieux, des criminels, que la loi doit atteindre. Eh bien ! les mesures dont nous parlons sont prises contre les hommes qui pourraient être tentés d’abuser du travail et de la santé de l’enfance. Ce n’est pas plus un doute injurieux pour l’universalité des manufacturiers, que toute loi pénale n’est une incrimination contre le caractère général de la nation.
[...] Même sous l’ancienne monarchie, la souveraineté n’existait que sur le trône. Dans le temps de la féodalité la plus puissante, les grands vassaux n’exerçaient l’absolue souveraineté sur aucune classe de Français, et l’on voudrait établir en principe un droit politique industriel plus absolu que ne fut jamais dans notre pays le droit féodal. [...]

« Eh bien ! aujourd’hui la loi du pays, la loi protectrice du faible, la loi tutrice de l’enfance, doit pouvoir descendre jusque dans les forteresses de l’industrie, pour s’assurer qu’il ne s’y passe rien dont ait à gémir l’humanité. » Charles Dupin

Lorsqu’au Moyen-Âge le possesseur d’un grand fief faisait travailler et puis combattre ses hommes liges et ses serfs, il fallait qu’à tout prix il leur conservât la force pour être puissant par eux. S’il les attachait à la glèbe autour du château seigneurial, il ne venait pas au milieu de l’année, à la moindre crise agricole ou commerciale, leur dire : Je n’ai plus d’ouvrage à te fournir, et partant plus de pain à te payer. Va-t’en, et deviens ce que tu pourras. Il ne les accablait pas de tels travaux dès leur tendre adolescence, qu’ils devinssent incapables de porter les armes étant hommes ; il était forcément soigneux de les rendre robustes, et pourtant il ne pouvait pas en user, en abuser à sa guise ; et les envoyés du roi, missi dominici, pouvaient pénétrer jusqu’au fond de son château, s’il y foulait aux pieds la loi, pour le faire obéir à la suprême justice du pays que rendait le parlement.
Eh bien ! aujourd’hui la loi du pays, la loi protectrice du faible, la loi tutrice de l’enfance, doit pouvoir descendre jusque dans les forteresses de l’industrie, pour s’assurer qu’il ne s’y passe rien dont ait à gémir l’humanité.
Je n’ai pu, sans une étrange surprise, entendre qu’on nous accuse, nous, de tendances saint-simoniennes ! C’est se méprendre à la fois sur notre pensée et sur les tendances de cette secte ennemie de la propriété, qui prétendait tout mettre en commun [...].

Pierre Crépel est historien des sciences.

Cause commune n° 4 - mars/avril 2018