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Votre rubrique critiques ce mois-ci : 

Neuf leçons sur l’anthroponomie systémique, de Paul Boccara, Éditions Delga, 2017 .

Sept questions politiques du jour, de Bernard Bourgeois, Éditions Vrin, 2017.

Un court moment révolutionnaire. La création du Parti communiste en France de Julien Chuzeville, Éditions Libertalia, 2017.

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Neuf leçons sur l’anthroponomie systémique

Éditions Delga, 2017
Paul Boccara

par Constantin Lopez
Anthroponomie systémique. Derrière ce syntagme se cache une ambition démesurée : celle de créer une science sociale totale destinée à rendre compte de la « régénération humaine sociale », distincte de la génération humaine biologique, bien qu’intimement liée à elle. Il s’agit ici de s’intéresser au fonctionnement des domaines non économiques de la vie humaine sociale, envisagés sans évacuer leur interaction avec l’économie. L’anthroponomie est envisagée comme le système connectant les systèmes de la nature humaine (« système des anthropoïdes hominiens ») et la reproduction matérielle sociale (« l’économie »), avec l’idée de dégager des règles humaines de transformation des êtres humains (d’où le suffixe -nomie). 
Si l’approche innove radicalement, la problématique est ancienne. Marx, dans Le Capital (Livre 1) identifie déjà l’enjeu anthroponomique quand il affirme que les hommes, en agissant par leur travail productif sur la nature extérieure, modifient en retour leur propre nature. Cette idée fondatrice est ici développée en s’appuyant sur des travaux scientifiques postérieurs à Marx (cybernétique, histoire, anthropologie, sociologie, psychologie, psychanalyse, sciences de l’éducation, philosophie, économie).
S’il fait preuve d’érudition, l’ouvrage ne s’embourbe pas pour autant dans l’éclectisme et réaffirme son ancrage dans un marxisme vivant. L’approche systémique prolonge avantageusement la perspective matérialiste historique et dialectique. La systémique ne réduit pas les systèmes à une structure, c’est-à-dire à un ensemble d’éléments liés entre eux. En identifiant les opérations et les régulations à l’œuvre au sein de la structure, l’approche systémique permet, au-delà d’un structuralisme déhistoricisé, de penser à la fois la permanence et le mouvement des sociétés. De même, l’ouvrage pointe du doigt les limites d’un certain structuralisme (notamment althusserien), qualifié « d’économisme historique » amputant le matérialisme historique de ses dimensions non économiques.
Paul Boccara identifie quatre moments (ou sous-systèmes), successifs quoique imbriqués, de l’anthroponomie : parental, travail, politique, informationnel. Ces moments sont envisagés dans leur interdépendance réciproque et dans leur lien avec l’économie. Par analogie avec la théorie de la suraccumulation-dévalorisation du capital, l’auteur avance l’idée de ratios typés historiques de progression caractérisant des formes d’anthroponomie, avec la possibilité d’apparition de blo­cages et la nécessité de dépassements qualitatifs radicaux. 
L’ouvrage est très stimulant. Sur le plan académique, les hypothèses avancées pourraient faire chacune l’objet d’un développement propre, et de recherches empiriques poussées. Sur le plan politique, la mise en évidence de blocages anthroponomiques tout aussi sérieux que les blocages économiques dans la crise systémique du capitalisme permet de proposer des pistes de dépassement radical sur le plan éducatif, politique, syndical, culturel… L’ouvrage conclut sur les béances énormes et le besoin d’élaborations nouvelles, en forme d’appel.

 

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Sept questions politiques du jour

Editions Vrin, 2017
Bernard Bourgeois

par Jean-Michel Galano
L’idée générale qui sous-tend ce livre court et stimulant est celle d’une réhabilitation de la politique à l’échelon national. Rejetant les thèses à la mode d’un dépassement de l’État par le haut (supranationalité) ou par le bas (société civile, vie associative), Bernard Bourgeois désigne l’État-Nation comme le lieu privilégié de la décision politique, garant de la paix publique et de la vie collective infra-politique dont il rend possible l’exercice mais à laquelle il ne prend pas part. Au rebours de tout étatisme, l’État se doit d’organiser son propre retrait. 
Le corollaire de cette thèse est une nouvelle approche de la citoyenneté : « citoyen » n’est pas un adjectif, mais un substantif. L’homme n’est pas d’abord un individu accessoirement citoyen, (sinon en un sens chronologique, dans sa biographie d’individu), car si le citoyen est pour l’homme, l’homme n’est pleinement homme que par le citoyen. Tel est pour l’auteur l’enseignement indépassable de la Révolution française.
Cet enseignement avait déjà été médité par les penseurs idéalistes allemands, notamment par Kant, Fichte et surtout Hegel, dont Bernard Bourgeois est depuis des années commentateur avisé mais aussi un disciple. Son livre est exemplaire de l’exercice qui consiste à « penser avec… ». Considérant que l’histoire effective témoigne du triomphe de Hegel sur Max, il cherche à penser dans les catégories hégéliennes certaines caractéristiques, grandes et petites, de notre vie politique actuelle. Cela va de la mondialisation à la « fête des voisins », en passant par la laïcité, les rapports entre liberté et égalité, l’Europe, et bien entendu la nation, sentiment « natif » d’appartenance que l’exercice ou même le simple sentiment de la citoyenneté, dans l’élaboration duquel l’école se doit de jouer son rôle irremplaçable, transfigurent en « seconde nature », exposée certes à la sclérose nationaliste, mais socle et condition de tout dépassement internationaliste. Beaucoup d’autres réflexions sont pénétrantes, et une pensée critique en fera son profit, par exemple quand il dénonce l’illusion pour le « sociétal » d’être désormais la « vraie vie » de la politique : « Remplacer la règle par la régulation, la loi par la convention, le jugement par l’arbitrage, l’imposition par la négociation… » Ici se trouve cependant le point obscur de l’ouvrage : qui impose ? Imposer une négociation, une réécriture de la loi, cela n’a-t-il qu’un sens « sociétal » ? Et il est difficile de ne pas lier l’existence de ce point obscur à l’absence d’une réflexion sur la démocratie.

 

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Un court moment révolutionnaire. La création du Parti communiste en France

Éditions Libertalia, 2017
Julien Chuzeville

par David Noël
Après Annie Kriegel et Romain Ducoulombier, l’historien Julien Chuzeville s’est penché sur les origines du Parti communiste français. Le titre de l’ouvrage résume la thèse de l’auteur : la naissance du Parti communiste en France s’inscrit dans un « court moment » d’effervescence révolutionnaire qui touche l’Europe de 1918 à 1921 à la suite de la révolution d’Octobre 1917.
Julien Chuzeville raconte la lutte des pacifistes révolutionnaires de la Section française de l’internationale ouvrière (SFIO) et de la Confédération générale du travail (CGT) contre la guerre 1914-1918 et contre les « majoritaires de guerre » de leurs organisations respectives. La SFIO fait face à partir de 1915 à une montée des oppositions internes, celle de Jean Longuet et de ses amis et surtout celle des zimmerwaldiens du Comité pour la reprise des relations internationales (CRRI).  
Lieu de rencontre des socialistes internationalistes et des syndicalistes révolutionnaires, le CRRI est à l’origine du Comité pour la Troisième Internationale (C3I). Animé par Fernand Loriot et Boris Souvarine, le C3I dépasse les 40 % des mandats dès le congrès de Strasbourg de février 1920 qui décide le retrait de la SFIO de la Deuxième Internationale. 
La motion Cachin-Frossard qui l’emporte au congrès de Tours, est en réalité une motion Loriot-Souvarine, mais, paradoxalement, du fait de l’emprisonnement des principaux animateurs du C3I, ce sont les ex-reconstructeurs qui dominent la direction de la nouvelle SFIO. 
Au fond, pour Julien Chuzeville, les premières années de l’existence du jeune Parti communiste sont marquées par un double malentendu : un premier malentendu de la part de Frossard et des ex-longuettistes qui entendaient rénover la SFIO plus que de construire un nouveau parti révolutionnaire comme c’était l’intention des membres du C3I. 
Le second malentendu est celui des syndicalistes révolutionnaires comme Monatte et ses amis du groupe de La Vie ouvrière qui ont cru pouvoir construire un parti révolutionnaire travaillant aux côtés de la CGT dans une Internationale démocratique. Ils découvrent que l’Internationale communiste, dominée par les communistes russes, ne laisse pas de marge de manœuvre à ses sections nationales et exige une subordination de la Confédération générale du travail unitaire (CGTU) au Parti communiste. Qu’ils soient exclus ou démissionnaires, Loriot, Monatte, Rosmer et Souvarine, qui avaient été à l’origine du CRRI et du C3I finissent par quitter le Parti communiste « bolchevisé » par Staline et Zinoviev. Pour l’auteur, la bolchevisation a été une « substitution politique et organisationnelle » orchestrée par la direction de l’Internationale contre les propres fondateurs du PC. 
La sympathie de Julien Chuzeville pour les « vaincus » de la bolchevisation se ressent tout au long d’un ouvrage bien documenté, agréable à lire et orné de belles reproductions en pages centrales qu’on peut conseiller à tous ceux qui s’intéressent à l’histoire du PCF.

Cause commune n°8 • novembre/décembre 2018