Par

L’Armée française et le communisme. Guerre-révolution, insurrection et enjeu soviétique, 1939-1945
de Georges Vidal

Une jeunesse bien préparée. Une enquête du commandant Pietrotti
de Stéphanie Loncle

La Post-vérité ou le dégoût du vrai
de Claudine Tiercelin

L’Enragé
de Sorj Chalandon

La Religion woke
de Jean-François Braunstein 

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L’Armée française et le communisme. Guerre-révolution, insurrection et enjeu soviétique, 1939-1945

Presses universitaires de Rennes, 2023
de Georges Vidal

par Nicolas Devers-Dreyfus
On sait combien les communistes français furent dans la difficulté en septembre 1939, votant les crédits de guerre, appelant à l’union de la nation française, avant qu’au reçu des instructions de l’Internationale ils abandonnent la posture antifasciste pour dénoncer une guerre interimpérialiste.
Seule une répression implacable permit sans doute au PCF de ne pas éclater et de serrer les rangs dans l’adversité. Il faut dire que le pacte germano-soviétique vint couronner des années d’abandons et de compromissions par la Grande-Bretagne et la France avec les nazis et les fascistes, que tout l’été 39 L’Humanité pressait de conclure une alliance de revers dont ni Chamberlain ni Daladier ne voulaient.
L’historien Georges Vidal s’attache avec compétence à décrire les relations entre l’armée et le communisme français. En 2015, il nous avait donné un ouvrage qui couvrait la période 1917-1939, L’Armée française et l’ennemi intérieur (PUR). Sa méthode consiste à décrypter avec rigueur les fonds d’archives récemment ouverts ou jusqu’ici peu exploités.
Il traite dans ce nouvel opus de la période qui a suivi, de 1939 à 1945. Six années qui se décomposent en des séquences très différentes. La « drôle de guerre », lorsque le gouvernement se préoccupe plus d’affronter un adversaire virtuel, l’URSS, en apportant, de concert avec les nazis, son soutien à la Finlande et préparant une action dans le Caucase vers les pétroles de Bakou, plus qu’à aider la Pologne martyre en montant une possible offensive. Le tout en conduisant en France même la chasse aux communistes plus qu’aux amis d’Hitler et de Mussolini. Puis la défaite et l’Occupation. Enfin la préparation de l’insurrection nationale et la Libération avec les deux difficiles amalgames, celui des soldats de la France libre avec ceux de l’armée d’Afrique – le portrait de Pétain ornait le mess de tel régiment que les Français libres nommaient le « royal nazi ». Puis l’insertion, non sans problèmes, à l’automne 1944 des formations FFI dans l’armée de De Lattre de Tassigny. On a appris depuis le traitement indigne qui fut parallèlement réservé aux vaillants soldats d’Afrique noire.
Georges Vidal, partisan de l’exploitation des archives plutôt que d’un récit historique à la Michelet qui eut par conséquent manifesté quelque empathie pour les héros patriotes, nous fait découvrir une mine d’informations. Il vise juste. Que ce soit sur l’évaluation par l’état-major d’un illusoire danger de coup d’État, en juin 1940 et à la Libération, ou quant aux implications militaires des relations du général de Gaulle avec les Américains et les Soviétiques.
Georges Vidal montre que, dans le même temps, les relations des communistes avec l’institution militaire changent, du fait de l’exigence de conduire les opérations armées dans la clandestinité, puis d’assumer des responsabilités parlementaires et ministérielles aussi inédites que contestées à la Libération. l

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Une jeunesse bien préparée. Une enquête du commandant Pietrotti

Le Temps des cerises, 2022
de Stéphanie Loncle

par Gérard Streiff
Avec un retard coupable (l’ouvrage est sorti en 2022), signalons l’excellent ouvrage de Stéphanie Loncle Une jeunesse bien préparée. Sur le mode de l’enquête policière (une enquête brève de quelques jours), l’autrice nous offre une plongée dans le monde des « prépas » à quelques jours des concours, dans un grand lycée parisien. Stéphanie Loncle, normalienne, a fréquenté ce type d’établissement, nous dit la quatrième de couverture. Le profane découvre le monde implacable des classes préparatoires où on presse les cerveaux, les corps, l’énergie comme de la chair à canon. Le cadre est solennel et glauque en même temps. Les personnages sont épatants, tel le commandant Pietrotti, rêveur mais sagace, étonnant flic plongeant « volontiers dans les eaux profondes de son moi » ou son frère Maurice, député communiste, un profil plutôt rare dans le roman contemporain. On aime aussi ce regard sur Paris. L’autrice se moque un peu d’elle-même pour son marxisme d’un « simplisme affligeant » ; n’empêche, on aime son regard sur Paris : « Cheminées, péniches, bâtiments de la RATP, de la police, même les universités et la Bibliothèque nationale de France respectaient l’idée que ce Paris-là travaille pour que l’autre là-bas, tout au bout de la perspective, puisse penser à ses placements financiers, au mécénat pour l’art contemporain, à la levée de fonds pour la paroisse. » l

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La Post-vérité ou le dégoût du vrai

éditions Intervalles, 2023
de Claudine Tiercelin

par Olivia Falquet
Claudine Tiercelin présente un concept qui semble à première vue sans rapport avec le combat politique : celui de « post-verité ». Il fait florès partout où il y a lieu de porter un jugement sur la réalité, soit à peu près partout. On le croise dans les expressions « tout est relatif » ou encore « chacun sa vérité ». Or on le présente ici comme « les circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour forger les débats politiques ou opinions publiques que les appels à l’émotion et à la croyance ».
Ce qui sonne à l’oreille comme un concept de pure épistémologie a des conséquences politiques. Pour préconiser des solutions politiques visant à améliorer la réalité des citoyens, ne faut-il pas en effet se prononcer sur ce qu’est cette réalité ? Ce qui se présente comme la marque d’une grande tolérance à l’égard de tout point de vue signe en fait une rupture avec l’autre. Si « chacun sa vérité », à quoi bon discuter ? L’autrice montre la dimension théorique séduisante de la post-vérité dont la genèse révèle que ce concept repose sur un principe fondamental de la démocratie, à savoir le droit de chaque citoyen de prendre la parole, de s’exprimer. C’est par ses conséquences pratiques qu’il se révèle néfaste : si tout jugement dépend de la subjectivité de celui qui l’énonce, ce ne sont pas seulement nos connaissances qui perdent toute valeur, c’est l’existence même de la réalité qui devient douteuse. La post-vérité fait disparaître la notion de « vérité objective dans un univers démocratique en le dissolvant de l’intérieur, ce qui est tout sauf démocratique ».
Dans ses implications concrètes, cet essai met au jour le fait que le post-véritisme consiste à « rompre toute relation entre langage et réalité » (puisque celle-là serait inaccessible à celui-ci), ce qui obère non seulement l’accès à toute vérité objective mais encore, l’accès aux moyens d’y parvenir. Après avoir montré que « l’enjeu n’est pas de choisir entre scientisme et scepticisme », l’essai rappelle qu’il est possible d’avoir une position nuancée à l’égard de la vérité sans jeter le bébé avec l’eau du bain comme semble le faire le post-véritisme. Entre autres, en faisant droit à un espace démocratique de raisons, « seul à même de garantir notre liberté de conscience ».
La recherche de la vérité et de la connaissance n’est alors pas un « déni de vie », un spectre autoritaire, mais « le meilleur allié de notre liberté, comme de notre exigence d’équité et de justice sociale ». Ce bref essai permet de rappeler que la lutte politique est aussi structurée par des positions épistémologiques. l

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L’Enragé

Grasset, 2023
de Sorj Chalandon

par Gérard Streiff
Une fiction qui part d’un fait d’actualité ancien. On est en 1934, la France compte nombre de colonies pénitentiaires pour enfants. Ce sont des sortes de bagnes mais l’administration joue sur les mots. Ainsi à Belle-Île-en-mer on compte deux colonies, une dite maritime, l’autre agricole, où l’on « forme » de futurs marins ou de futurs paysans. À la dure. Les « prisonniers » ont entre 12 et 21 ans. Des orphelins, des gamins abandonnés par leurs parents, des voleurs de miche de pain (cette "colo", devenue "Institution publique d’éducation surveillée" après la guerre, ne fermera qu’en 1977). Le 27 août 1934, par suite du comportement sadique d’un gardien qui frappe un enfant coupable d’avoir mangé son fromage avant sa soupe, les jeunes détenus explosent, se révoltent, s’enfuient. Mais la liberté, sur une île, on en a vite fait le tour. D’autant que les autorités organisent la chasse à l’enfant. Quiconque ramènera un des cinquante-six évadés touchera une pièce de 20 francs argent (soit le prix de trois kilos de pain). Alors tout le monde s’y met, gardiens, gendarmes, gardes-champêtres, pêcheurs, paysans, hommes et femmes, et même des touristes ! Cinquante-cinq gosses sont ainsi rapidement récupérés. Un seul manque à l’appel. C’est le mystère de ce gamin, surnommé « la Teigne », qui manque, l’enragé, qui stimule Sorj Chalandon, lequel va nous expliquer le fin mot de l’histoire. Nous rappeler le contexte violent de ces années 1930 et imaginer que dans un petit hôtel de l’île séjourne un poète indigné par cette barbarie ambiante, Jacques Prévert, qui transfigurera cette séquence en un texte magistral, « La chasse à l’enfant », chanté notamment par les Frères Jacques, et qui résonne encore dans les salles de classe (mais pas que) : « Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan ! » l

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La Religion woke

Grasset, 2022
de Jean-François Braunstein

par Jean-Michel Galano
L’auteur, éminent philosophe des sciences s’interroge ici sur le « wokisme », phénomène saisissant tant par sa radicalité que par l’essor qu’il a pris. Phénomène presque uniquement circonscrit aux pays occidentaux, né sur les campus universitaires nord-américains. Phénomène que l’auteur assimile à une religion : étrange religion à vrai dire, sans transcendance ni eschatologie, mais violemment mystique, irrationaliste et intolérante. De fait, la disqualification du contradicteur se traduit souvent chez ses adeptes par des actes de censure, d’annulation de débats ou de désinvitations : c’est la cancel culture, autre face de ce qu’il était convenu d’appeler autrefois le « politiquement correct ».
Jean-François Braunstein souligne bien qu’on n’est pas en présence d’une doctrine constituée, mais de ce que le chercheur étatsunien Rob Henderson appelle « une croyance de luxe » : les signes extérieurs de richesse tendant à devenir dans nos sociétés non plus des objets qu’on exhibe ou des modes de vie qu’on étale mais des idées radicales et paradoxales dont on se réclame. Faible et unilatéral dans son contenu, le wokisme est une idéologie au sens fort du terme, avec une dimension totalitaire qui traduit, à sa manière, une crise de confiance dans la rationalité, elle-même articulée à la crise de sens qui travaille des sociétés capitalistes en déclin.Trois aspects essentiels caractérisent selon l’auteur cette religion née dans les universités mais présente désormais dans de nombreux lieux de pouvoir intellectuel (édition, médias, cabinets ministériels, partis politiques, syndicats, GAFAM…).
Premier de ces aspects, et le plus important car il commande tout le reste, un refus forcené de la réalité. La « théorie du genre » est en ce sens exemplaire. L’auteur distingue explicitement les études de genre, très diverses et inégales en valeur, et ce qu’il appelle « théorie du genre », à savoir l’essentialisation du « genre » subjectivement choisi, le sexe biologique étant considéré comme accidentel et inessentiel. Les études de genre ont eu le mérite, au moins pour certaines d’entre elles, de montrer que le genre était – comme les âges de la vie, les catégories du jugement moral ou esthétique et bien d’autres choses – une construction sociale, sans nier pour autant l’existence et l’importance d’une base biologique. La théorie du genre quant à elle nie dogmatiquement l’existence de cette base. Les exemples en abondent (le soi-disant « homme enceint » du planning familial, etc.).
Deuxième aspect, la théorie critique de la race ou la guerre déclarée à l’universalisme : l’homme blanc aurait mené une guerre multiséculaire aux noirs et aux minorités, avec une férocité à la mesure de son infériorité intrinsèque. L’universalisme, avec sa variante rationaliste, serait l’une des armes dont il se serait servi pour nier les autres cultures au seul profit de la sienne.
Le troisième aspect n’est que la conséquence du deuxième ; la différence entre pensée mythique et pensée scientifique, chère à l’épistémologie traditionnelle, ne serait que la promotion abusive d’un « point de vue » parmi d’autres. La science serait une construction « blanche », raciste et impérialiste en son fond.
Vigoureusement critique, le livre de Jean-François Braunstein n’est cependant pas un pamphlet, tant il contient de références précises et d’éléments de clarification face à un phénomène qui témoigne plutôt de la sensibilité d’une époque que d’un progrès dans le débat d’idées. Il permettra au lecteur de mieux comprendre la tournure passionnelle et intolérante que prennent certains débats actuels.

Cause commune36 • novembre/décembre 2023